Entretien avec Abdullahi Ahmed an-Na’im, soudanais, professeur aux États-Unis,  disciple du grand penseur réformateur Mohammad Taha, exécuté à Khartoum en 1985. « L’universalité doit se construire à travers l’idée  du consensus progressif. On peut éviter l’emploi de la force brutale ».
 

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:43:01

Abdullahi Ahmed an-Na’im est Charles Howard Candler professor of law et directeur du Center for International and Comparative Law auprès de la Emory Law School d’Atlanta. Né au Soudan en 1946, il est l’un des penseurs les plus significatifs et les plus discutés de l’Islam contemporain. En 2009, il a reçu le doctorat de recherche honoris causa à l’Université catholique de Louvain. Ancien disciple du réformateur Mahmud Muhammad Taha, pendu à Khartoum en 1985 par le régime de Nimeiry, il s’intéresse en particulier à l’Islam et aux droits de l’homme. Oasis, qui a déjà publié l’un de ses articles dans le n°5, l’a rencontré à Venise. Professeur, dans un texte de 1994 que nous avons récemment republié dans Oasis, Joseph Ratzinger affirma, lorsqu’il était Cardinal : « Il n’existe pas de foi nue ou de pure religion. En termes concrets, lorsque la foi dit à l’homme qui il est et comment il doit commencer à être homme, la foi crée une culture. La foi est elle-même culture ». Comment voyez-vous cette relation ? Je suis d’accord avec l’idée de fond : le principe selon lequel la mission se limite à transmettre un message religieux est trompeur parce que la foi possède le pouvoir de transformer la culture. Précisément parce que la foi n’est pas une pure idée mais s’incarne dans une culture, parce qu’elle s’implique dans la propagation de la foi et dans la transformation de la culture. Voilà pourquoi je regarde avec intérêt le processus d’auto-définition communautaire qui se produit actuellement en Afrique. Pour donner un exemple concret, les missionnaires ne transmettent-ils que le Christianisme ou bien aussi les valeurs de la culture à laquelle ils appartiennent ? Un missionnaire africain en Europe n’est pas égal à un missionnaire européen en Afrique, même s’ils partagent la même foi. Le bagage culturel est très différent. Toutefois, bien qu’acceptant ces prémisses, je remarque que dans la circularité foi-culture, il faut prendre aussi en considération l’aspect des rapports de pouvoir. Il existe une asymétrie dans la distribution du pouvoir, certaines sociétés sont très pauvres et la mission finit par refléter cette situation. Voilà pourquoi, pour revenir à l’exemple de tout à l’heure, les missionnaires chrétiens en Afrique ont été, dans le passé, perçus comme les postes avancés de la colonisation européenne. Et ce qui se passe dans certaines parties du monde est le fruit du ressentiment qui naît de cette situation. Une chose est de prendre aussi en considération, dans la dynamique foi-culture, les rapports de pouvoir ; mais une autre est de conclure que du fait de cette disparité de forces, le contact entre cultures ne devrait pas avoir lieu. Je ne dis pas cela. Je crois en l’universalité, mais l’universalité ne va pas de soi et il ne suffit pas de la proclamer avec des mots, il faut la construire à travers l’idée de consensus progressif. Pour l’atteindre, il faut tenir compte des rapports de pouvoir. C’est valable pour toute sorte d’universalisme, pas seulement pour les croyances. Prenons le cas des États-Unis et de leur projet de démocratiser l’Irak ou l’Afghanistan : n’ont-ils pas obtenu le contraire de ce qu’ils espéraient ? L’universalité des droits de l’homme, dont vous vous occupez depuis des années, se joue-elle aussi sur le plan des rapports de pouvoir ? C’est certain, la raison pour laquelle je me suis consacré à fond au thème des droits de l’homme et de la démocratisation est précisément pour reconsidérer l’impact du pouvoir. Le pouvoir est quelque chose d’ambigu, pas seulement de matériel. Le point important n’est pas que tous puissent atteindre le même niveau de pouvoir, mais qu’on puisse le transformer en un type de pouvoir différent, parce que s’il existe une pression diplomatique ou de l’opinion publique et économique, on peut éviter l’emploi de la force brutale. Lorsque l’on est doté d’autorité et de prestige, on peut accomplir une action incisive. Mon effort a pour but de soutenir les valeurs humaines à travers le soft power. Prenons le cas des États-Unis après le 11 septembre, regardons la guerre en Afghanistan. Pour le président George Bush, l’idée de déclarer la guerre était attractive et simple, mais à la fin, cette décision a créé plus de problèmes qu’elle n’en a résolus. Mon but est de susciter la conscience de la nécessité de recourir à des formes alternatives de pouvoir comme les institutions internationales. Ne pas laisser les États résoudre les questions entre eux, mais impliquer toute l’humanité… il me semble que ce sont deux choses très différentes. Pour parler et pratiquer le dialogue interreligieux, la tolérance, le respect, il faut des institutions et des systèmes normatifs. Tant qu’il s’agit de la tentative d’individus, elle n’a aucune chance de réussir mais si l’on travaille ensemble, on ne pensera plus en termes de ce que l’autre veut m’extorquer ou m’imposer, mais en termes de communauté humaine. Et pourtant, pour créer des institution internationales, il est nécessaire de se référer à des valeurs communes. On entend souvent dire que les droits de l’homme sont un biais imaginé par les occidentaux pour s’immiscer dans les affaires des autres États. D’après ce que vous dites, je crois comprendre que vous n’êtes pas d’accord avec cette objection. On ne peut pas nier que les droits de l’homme peuvent devenir un simple prétexte et se faire instrumentaliser dans un sens impérialiste. Mais ce n’est pas une raison suffisante pour s’y opposer. Même en supposant que les États-Unis ou l’Italie utilisent les droits de l’homme pour des avantages en politique étrangère, il faut se demander pourquoi ils le font. Ils le font parce que l’idéal des droits de l’homme a une valeur, est une idée forte, assez forte pour cacher d’autres motivations moins nobles. Alors la vraie question est celle-ci : comment lutter contre la tendance à l’emploi impérialiste des droits de l’homme ? L’impulsion impérialiste n’est pas seulement européenne ou occidentale, elle est universelle, elle existe chez tous les peuples, même dans nos familles. Comment rassurer celui qui se sent menacé par l’hégémonie d’autrui ? Lorsque je parle de droits de l’homme et de légalité internationale, je fais référence à la nécessité d’empêcher que le pouvoir de l’un écrase les autres. D’habitude, le discours sur les droits de l’homme est articulé en des termes résolument laïques parce que l’on considère que, s’il était formulé en des termes religieux, il ne parviendrait pas à atteindre le même niveau d’universalité. Êtes-vous d’accord ? Le fait que vous soyez musulman ajoute-t-il quelque chose au discours laïque sur les droits de l’homme ? Quoi précisément ? L’idée d’un fondement uniquement séculier des droits de l’homme est vouée à l’échec. Les musulmans sont croyants, alors leur demander de travailler et de se sacrifier pour protéger les droits de l’homme sur la base d’une justification purement séculière n’est pas réaliste. En réalité, le fondement des droits de l’homme n’est pas unique. On peut me demander et je peux demander à d’autres d’adhérer à ces valeurs, mais nous avons des raisons différentes d’y adhérer. Le droit des croyants de soutenir les droits de l’homme et d’y adhérer est tout aussi important que celui des partisans laïques des droits de l’homme. L’idée même des droits de l’homme implique le droit de chacun de choisir les raisons pour lesquelles il y adhère. Si vous m’empêchez d’adhérer aux droits de l’homme en vertu des justifications que je vous donne, vous me privez de l’un de mes droits. Vous pouvez m’inciter à être à la hauteur de mon engagement en faveur des droits de l’homme, mais vous ne pouvez pas mettre en discussion les raisons de mon engagement. L’article premier de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, comme on le sait, n’énonce aucun fondement des droits de l’homme, mais cela ne signifie pas que Dieu n’ait rien à voir avec les droits de l’homme, ni que les droits de l’homme viennent de Dieu. Cela signifie simplement que la question reste ouverte. Maritain disait que la valeur des droits de l’homme n’est pas diminuée par le fait que tout le monde ne leur reconnaît pas le même fondement. Dans le temps, notre accord sur les droits de l’homme influencera aussi notre accord sur les raisons du consensus. Partageons notre implication pour les droits de l’homme, chacun pour une raison particulière et, au fil des années, cette implication créera une compréhension commune autour des droits de l’homme et autour de ce qui est digne d’être appelé humain, qui influencera les raisons respectives de l’adhésion. Au début, notre engagement ne sera ni complet ni absolu, il se développera avec le temps. Mais savoir que la plupart, de bonne foi, cherchent à approfondir les raisons de leur adhésion aux droits de l’homme est encourageant. Savoir que les autres aussi entretiennent leur intérêt pour la paix pousse les parties en cause à baisser la garde. En résumé, l’engagement commun aide à trouver les raisons communes. Et plus les raisons se -rapprochent, et plus l’engagement s’intensifie. Au début, les points de contact peuvent être limités, mais dans la mesure où nous nous impliquons dans ce processus, le consensus s’élargit et s’approfondit. Et plus il s’approfondit, plus les personnes deviennent confiantes. Je crois que c’est une vision réaliste des choses. Parfois, je pense que nous sommes en train de construire une culture des droits de l’homme… bien sûr, on pourra continuer à ne pas être d’accord. Ce n’est pas de l’ingénuité, je me considère comme un optimiste pragmatique, je me refuse à être pessimiste. Si j’abandonnais le terrain aux fondamentalistes, je m’avouerais vaincu par désertion, en leur permettant de s’emparer de l’Islam. Mais si je lutte, je gagne même si je perds, parce que je lutte pour mes valeurs. À propos de fondamentalisme, vous avez dû quitter votre pays… Je pense qu’il est plus honorable de quitter son propre pays que de mourir en vain, parce que l’exil permet de poursuivre la lutte. L’important, c’est d’être une force positive qui honore sa tradition. Je refuse de me rendre au fondamentalisme. Pour moi, le fondamentalisme est un état mental. Il est curieux de voir que, dans notre expérience, ceux qui étaient autrefois marxistes ont tendance à devenir fondamentalistes. Une arrogance de fond les rapproche. Et de toute façon, il n’y a pas que des fondamentalismes religieux. Il peut y avoir un fondamentalisme laïque, comme ce fut le cas du fascisme ou du nazisme. Je résiste au fondamentalisme parce que c’est une négation de mon humanité. En fait, quel est le sens ultime des droits de l’homme ? C’est ma liberté. Je refuse de céder ma liberté. Vous pouvez me tuer, mais pas éliminer mon expérience morale. Mon investissement sur les droits de l’homme et sur la légalité internationale, mon pari sur la création de solidarité entre personnes, partent de la conviction que toute créature possède en elle des forces qui poursuivent l’hégémonie et des forces qui poursuivent le partage du pouvoir et des ressources. En privilégiant une culture de la solidarité, nous transcendons les frontières culturelles et géographiques pour donner vie à un espace de partage. J’ai besoin des droits de l’homme pour protéger mon propre espace. C’est moi le premier à en avoir besoin. Comment cette conviction est-elle née en vous ? Mon maître, Mahmud Taha, a vraiment été une personne inspirée, ce que les chrétiens appellent un saint. Il a pardonné aux personnes qui l’ont tué, alors que moi je n’en suis pas capable. Même s’ils ne m’ont pas éliminé physiquement, en tuant mon maître, ils ont tué quelque chose de très précieux en moi. Le voir pardonner à ses assassins m’a bouleversé. Vingt ans après, je comprends davantage que le jour où j’ai quitté le Soudan, mais je lutte encore pour parvenir à pardonner à ceux qui ont tué mon maître. Lorsque j’ai quitté mon pays, j’étais très en colère. Maintenant, j’ai un passeport américain et il m’est possible de revenir parfois au Soudan pour quelques jours. Alors, je vois que les Frères Musulmans ont fait pour la mission de mon maître plus que ce que nous aurions pu faire nous, ses disciples. Lorsque, dans les années 70 et 80, nous parlions du fondamentalisme, les gens ne comprenaient pas. Mais maintenant, après avoir vécu sous le fondamentalisme, les personnes saisissent tout de suite le fond de notre raisonnement. Dieu agit de manière mystérieuse, et il est surprenant de voir que, en permettant aux fondamentalistes d’accéder au pouvoir, Dieu a rendu évident aux personnes les dangers du fondamentalisme, mieux de ce que nous aurions pu faire nous-mêmes avec nos discours. Pour les chrétiens, la mort de Jésus a dû être un traumatisme. Mais y voir un bien pour tous, le salut comme le dit la Bible, change la manière dont nous pouvons regarder l’injustice résidant dans la mort de Jésus. Pouvez-vous dire qu’une bonne partie de l’éducation que vous avez reçue est passée par le sang de votre maître Taha ? Comment l’avez-vous connu ? Était-ce une personnalité célèbre et populaire au Soudan ? Célèbre oui, populaire non. J’ai déménagé à Khartoum en 1965 pour aller à l’université. À cette époque, Taha était connu comme un orateur très charismatique, mais ses opinions étaient controversées et beaucoup l’accusaient d’être un hérétique et nous recommandaient de ne pas l’écouter. Je me souviens qu’un jour, j’étais allé rejoindre mes parents dans une petite ville de province au Nord de Khartoum et, au cinéma local, il n’y avait rien d’intéressant. L’un de mes amis m’invita à assister à un discours de Taha et, vu qu’il n’y avait rien de mieux à faire, je décidai d’y aller. Je l’écoutai parler et depuis ce soir-là, je n’ai plus pu le quitter ni renier son message. Je sentais que non seulement il me parlait à moi, mais qu’il parlait de moi. Dans ses discours, on percevait la plénitude de son cœur et c’était cette plénitude qui le rendait fort. Taha insistait en disant que l’on devait pratiquer ce qu’on prêchait ou bien arrêter de prêcher. Il croyait dans l’unité de pensée, parole et action. Il aimait répéter, en citant Jésus, « ma parole ne me reviendra pas en vain ». Ma traduction à partir de l’arabe n’est pas très bonne, mais je suis sûr que vous reconnaissez ces paroles : comme Jésus parlait avec la plénitude de son cœur, ses paroles atteignent les cœurs de ceux qui l’écoutent… Comme vous le racontez, c’est un vrai témoignage. Comme je vous le disais, je vois une dimension biblique dans sa vie. Ce qui s’est passé ne peut pas être considéré comme un fait accidentel, mais comme le fruit d’un dessein qui a permis à beaucoup de bénéficier de sa vie et de son œuvre. C’est au moins ce que je me sens de dire, pour moi et pour mon expérience. Dans le cas de Jésus aussi, beaucoup ne l’ont pas reconnu sur le moment et l’ont renié et ont compris seulement plus tard. Pour moi, il y a un parallèle entre la vie de Jésus et celle de Taha. Sur le moment, sa mort m’a semblé un crime sans aucun sens, puis j’ai compris la valeur qu’elle avait. J’ai eu vraiment de la chance d’avoir eu la possibilité de reconnaître et d’apprécier la vie de quelqu’un qui m’a montré ce que signifie être vraiment musulman. Réellement, je n’ai jamais connu un meilleur musulman que Taha. La valeur des saints et des prophètes est de montrer que la perfection humaine est possible, que ce n’est pas un idéal romantique, mais qu’on peut l’atteindre. Je pense que c’est cela le message le plus puissant qu’ils nous révèlent, par la volonté de Dieu. Taha était une personne accomplie, comme d’autres grands, Gandhi ou bien le Dalaï Lama. Les saints et les prophètes ont tous, en effet, quelque chose en commun. Le monde a besoin d’ancres spirituelles. La tradition musulmane soufie parle de la présence de « pôles » (aqtâb), sans lesquels le monde ne pourrait pas avancer. Toujours la tradition soufie affirme que les plus grands saints sont souvent aussi les plus cachés. Mais si vous avez de la chance au point d’en rencontrer un et de le reconnaître, c’est vraiment la bénédiction de Dieu pour vous.