Intervention de Mgr. Maroun Lahham au conseil provincial des sœurs salésiennes, Amman, le 15 octobre 2013

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:35:19

Ces derniers temps on parle beaucoup des chrétiens arabes et des églises dans le monde arabe. Selon moi, pour commencer il est urgent de dire que celui qui désire connaître les chrétiens arabes et les Églises dans le monde arabe doit les interroger directement. Les bibliothèques regorgent de livres, d’études et d’analyses réalisées en dehors du monde arabe : bien qu’ils contiennent des éléments corrects, il y manque le souffle et le sens arabe. Si tu veux connaître un homme, la meilleure manière de le faire est de le laisser parler de lui. C’est pourquoi lors de cette rencontre nous parlerons de nos églises en disant d’elles qu’elles sont : - des églises autochtones ; - des églises du Calvaire ; - des églises de la résurrection. Des églises autochtones. Beaucoup de personnes s’étonnent quand elles apprennent qu’il existe des arabes chrétiens et que ceux-ci sont fondamentalement arabes et non pas des musulmans qui ont abandonné leur religion. Je ne veux pas m’étendre sur ce point, mais le fait est que nos pays ont connu le Christianisme dès sa naissance. Le premier siècle n’était pas encore terminé que déjà nos terres, dans leur grande majorité, étaient devenues chrétiennes. Et même, ce sont nos pays qui ont porté la Bonne Nouvelle aux extrémités de la terre, et ce jusqu’en Inde. Le fait d’être citoyens originaires signifie beaucoup pour nous, chrétiens arabes. Cela signifie que nous sommes autochtones et que nous existions avant l’Islam. Cela nous donne de la confiance, une force morale et éthique, surtout si l’on considère que certains mouvements islamistes qui sont apparus récemment veulent nier ce fait et avec une simplicité vraiment grossière ils pensent que l’Orient est musulman et l’Occident chrétien. Cependant le témoignage de l’histoire et surtout des monuments chrétiens antiques est impossible à nier. Nous devons aussi dire – et le faire à haute voix – que nos Églises ont conservé leur foi au cours de longs siècles durant lesquels elles n’ont pas toujours eu la vie facile : elles ont continué à entourer les lieux saints de leur existence et de leurs prières, et de plus elles ont accepté la nouvelle réalité qui était arrivée de la Péninsule arabe, bien malgré elles, en contribuant à la construction de la civilisation arabe islamique dès le début et jusqu’à aujourd’hui, en particulier à l’époque de la Renaissance arabe (la Nahda) du dix-neuvième siècle. Les éléments qui ont permis de conserver la foi chrétienne au long des siècles sont au nombre de deux : la liturgie et l’éducation domestique. La liturgie parce que les hymnes religieux qui la composent plus particulièrement sont imprégnés des dogmes et sont devenus une partie de la vie quotidienne du peuple chrétien, en particulier à l’époque où il était analphabète. Et la maison, parce qu’elle a été et continue à être la première école de la foi. Les églises du Calvaire. Quand je dis Calvaire je pense à la longue histoire tourmentée et douloureuse que nos églises ont connue. Les églises d’Orient ont continué à prospérer jusqu’à la conquête islamique (VII siècle) et après elle pendant encore deux siècles environ. À Umm Rasas près de Madaba, on trouve les restes d’églises qui remontent à la fin du neuvième siècle. Depuis cette époque nos Églises ont connu une nouvelle situation : elles sont devenues une minorité. Des quinze siècles que nos Églises ont vécus avec l’Islam certains ont été positifs et d’autres difficiles, surtout la fin de l’époque abbasside, fatimide (969-1171), mamelouke (1250-1517) et pour terminer ottomane (1517-1918). Au long de ces époques, le pourcentage de chrétiens arabes a progressivement diminué. Il est vrai que l’Islam n’a que rarement obligé les chrétiens à changer de religion sous la menace de l’épée, mais la question de la jizya (l’impôt exigé des non-musulmans) et des autres tributs, les restrictions et la discrimination effective, qui s’ajoutent à la pauvreté matérielle, ont fait en sorte que le nombre de chrétiens s’est réduit fortement (ils représentaient 80 % dans les premiers siècles de l’Islam, 50 % au temps des Croisades, 20 % au XIXe siècle, et 5 % aujourd’hui). Malgré cela l’Église n’a pas disparu. Il est vrai que de nombreuses personnes ont quitté le pays et continuent à le faire, mais les chrétiens qui ont persévéré dans leur foi ont conféré à cette réalité un sens spirituel ; ils l’ont surnommée « l’Église du Calvaire », l’Église de la douleur, de l’incompréhension et de la Croix – la pierre du scandale dont parla le vieux Siméon et le disciple n’est pas au-dessus du maître comme l’a dit le Seigneur. Mais l’idée que les Églises chrétiennes dans les pays arabes sont « l’Église du Calvaire », si cela peut être beau du point de vue spirituel et dogmatique, cela n’en reste pas moins difficile à vivre dans la vie concrète, jour après jour. Les chrétiens sont une minorité dans tous les pays arabes et leur pourcentage oscille entre 10 % en Égypte et 1,2 % en Palestine pour arriver à presque zéro dans les pays du Maghreb. Vivre en tant que minorité pendant des siècles a créé une psychologie « minoritaire » qui n’est pas agréable. La minorité a peur, la minorité recherche une protection, la minorité flatte les autorités au pouvoir pour qu’elles leur donnent des garanties pour leur vie, la minorité grossit le plus petit problème et l’exagère, la minorité a peur de s’engager politiquement, la minorité préfère profiter de la douleur d’autrui et a peur de descendre dans l’espace public ou de s’engager dans l’action politique. Et quand certains chrétiens s’impliquent dans l’action politique, ils le font à partir d’une appartenance de parti, et non ecclésiale. (Permettez-moi ici de dire une chose qui s’écarte de notre sujet). La raison de cette situation réside dans le fait que l’Église arabe n’a jamais donné d’indications aux fidèles dans ce domaine. Et il faut dire que le premier chef spirituel à avoir parlé des principes chrétiens dans l’engagement politique est le Patriarche Michel Sabbah, Patriarche de Jérusalem des Latins de 1988 à 2008. En effet, la situation politique, sociale et humanitaire de Terre Sainte intéressait autant le citoyen musulman que le chrétien, au moins en ce qui concerne la dignité de l’homme et ses droits fondamentaux, sans considérer les répercussions sociales et matérielles de la situation. Pour cette raison, le Patriarche Sabbah a compris qu’il était de son devoir de clarifier ce que la foi chrétienne avait à dire dans cette circonstance historique précise. Il l’a fait à travers ses lettres pastorales, ses discours et conférences en Terre Sainte et à l’étranger. L’enseignement de l’Église en Terre Sainte, les principes qu’un tel enseignement comprend et leurs implications pratiques au niveau des droits et des devoirs, du droit à la résistance et du refus de la violence, du fait de s’en tenir aux droits fondamentaux en dénonçant l’injustice et en appelant les choses par leur nom malgré toutes les pressions, tout cela l’Église de Terre Sainte le doit au Patriarche Sabbah (fin de la digression). Mais l’Église du Calvaire n’est pas seulement une question de mentalité (majorité/minorité). Récemment des cas se sont produits où des églises de certains pays arabes ont été l’objet de persécutions déclarées : le Liban du Sud en 1860, les assyriens en Irak dans les années Trente du siècle dernier, les coptes dans la seconde moitié du XXe siècle et encore actuellement. En ce qui concerne ce qui se produit maintenant en Syrie, il ne fait aucun doute que [en ligne de principe] cela touche le syrien chrétien autant que le syrien musulman, mais en même temps les mouvements islamistes extrémistes prennent ouvertement les chrétiens pour cible. Une des conséquences les plus dangereuses du fait d’être une Église du Calvaire, souffrante et réduite en nombre, est l’exode des chrétiens arabes. Émigrer en soi est un phénomène qui est propre à toutes les époques et à tous les pays. Les chrétiens des pays arabes l’ont connu à partir du XIX siècle. Dans le passé, les causes les plus importantes étaient la condition économique à l’époque de la domination turque, en particulier au Liban, en Syrie et en Palestine. Il est clair aujourd’hui que ces pays arabes qui vivent une situation politique difficile voient une émigration plus soutenue. Par exemple, le pourcentage des chrétiens palestiniens sur les terres palestiniennes est de 1,2 % tandis que le pourcentage de chrétiens palestiniens dans les pays d’émigration atteint 10 %. L’aspect le plus dangereux du phénomène de l’émigration est que les pays arabes perdent leurs éléments chrétiens les meilleurs, les personnes jeunes et instruites, ce qui augmente la responsabilité de ceux qui restent dans leur patrie pour pourvoir à la subsistance des personnes âgées, des enfants et des jeunes. Les différentes Églises essayent d’enrayer l’exode de plusieurs moyens : matériels, en construisant des maisons pour les jeunes familles et en essayant de leur trouver un travail fixe (pour ne faire qu’un exemple, plus de 30 % des chrétiens palestiniens travaillent dans des institutions ecclésiales) et des écoles de haut niveau (les écoles et les universités se comptent par dizaines à Bethléem, Amman, Ibillin, Beyrouth et Bagdad). En même temps, elles essayent de souligner combien la présence chrétienne dans les pays arabes est une mission spirituelle qui vient de Dieu et que tous sont appelés à vivre, malgré les difficultés. Certains en sont convaincus, mais la pensée du futur de leurs enfants reste la plus forte. En somme, les Églises peuvent faire beaucoup de choses et de nombreuses activités pour renforcer la présence chrétienne, mais elles ne peuvent pas prendre la place des jeunes compétents. La solution idéale pour arrêter l’exode reste le rétablissement de la sécurité, de la paix et de la justice parce qu’il est erroné de penser que ceux qui émigrent trouvent un travail et un futur meilleur. Église du Calvaire oui, Église de la douleur oui, mais cette croix de douleur l’Église la porte avec le Seigneur crucifié et avec la force qui provient de lui. Les Églises dans les pays arabes savent, disent et répètent que c’est Dieu qui a voulu que nous soyons dans les pays arabes pour vivre notre religion et lui rendre témoignage dans le lieu et au moment où il nous a fait naître. Si il nous a voulu chrétiens arabes, c’est pour que nous vivons notre foi dans la tente arabe et parmi nos frères compatriotes musulmans et juifs. Autrement il nous aurait créés chrétiens dans un autre pays de ce vaste monde. Pour cette raison, les églises dans les pays arabes vivent leur croix mélangée à la gloire de la résurrection. Et j’en viens ainsi au troisième et dernier point de mon intervention. Église de la résurrection. Le premier fondement de cette expression est la foi. Notre foi chrétienne nous dit en effet que la croix n’est pas la parole finale de l’œuvre de rédemption. La parole finale est la résurrection, qui est le fondement de notre foi. Saint Paul dit : « Et si Christ n'est pas ressuscité, notre prédication est donc vaine, et votre foi aussi est vaine. Mais le Christ est ressuscité » (cfr. 1Cor 15,14-19). Pour cela nous répétons ce qu’a dit le Pape François le Vendredi Saint de cette année : « La mort n’est pas un mur contre lequel nous fonçons, la mort est une porte à travers laquelle nous passons vers une vie de gloire ». Et nous disons : « être Église du Calvaire ce n’est pas un destin inéluctable à vivre la tête baissée, être Église du Calvaire c’est notre voie pour arriver à l’Église de la gloire, pour partager la gloire avec le Christ après avoir partagé avec lui sa passion sur le Calvaire ». Notre Église est celle de la résurrection également parce qu’elle continue la mission du Seigneur dans les pays où sa voix ne cesse de retentir, sur les montages et dans les plaines. Elle continue la mission évangélisatrice du Seigneur par la parole explicite et surtout par le témoignage de vie. En effet le témoignage de vie, comme le dit le pape Benoît XVI dans son encyclique Deus Caritas Est, est plus importante que l’annonce explicite que certaines circonstances rendent difficiles. Elle continue la mission du Christ avec ses innombrables institutions éducatives, humanitaires, sanitaires et sociales – il suffit de regarder l’annuaire du Patriarcat latin de Jérusalem. Et les autres Églises ne sont pas en reste. Elle est l’Église de la résurrection dans ses paroisses actives dans tous les pays arabes et dans la jeunesse engagée. Il est impossible de compter les mouvements apostoliques des Églises du monde arabe. Je vous donnerai une esquisse rapide de l’Église en Jordanie : 40 prêtres, plus de 150 religieuses, 60 écoles catholiques, 5 hôpitaux chrétiens, de nombreux dispensaires, des mouvements de jeunesse qui regroupent plus de 3000 jeunes autant de scouts, un secrétariat général pour la jeunesse et un autre pour les scout(e)s, un secrétariat général des conseils paroissiaux (avec plus de 150 membres), un secrétariat général pour le mouvement des jeunes familles (plus de 200 familles se réunissent chaque mardi), un secrétariat général pour les servants d’autel (plus de 400), l’association des mères chrétiennes (des centaines), puis la Caritas qui compte 150 employés et où collaborent plus de 1200 volontaires. Nos Églises sont vivantes et la vie est un signe de la résurrection. Nous sommes une Église de la résurrection pour le rôle prophétique que nous exerçons dans les différents conflits que vit le monde arabe ces derniers temps. La voix de l’Église en Palestine et au Liban, en Égypte, en Syrie et en Irak essaye d’être la voix de la vérité. Une voix qui invite à refuser la violence, les guerres, le terrorisme, le meurtre et la vengeance. Une voix qui invite à établir la justice, la justice telle qu’elle est enseignée par l’Église à partir de la lettre du Pape Jean XXIII Pacem in terris et qui affirme qu’il n’y a pas de paix sans justice, ni de paix sans charité ni de paix sans pardon ni réconciliation. Si les pays arabes continuent de vivre une situation confuse – espérons que c’est un travail d’accouchement vers des sociétés meilleures – la raison est que le premier fondement, la justice, est encore absent. La mission de l’Église dans tous ces conflits, après l’appel à la justice et à la paix, est l’action pour la réconciliation et le pardon entre les parties qui se combattent. Il s’agit d’une action que seules les églises chrétiennes peuvent réaliser, parce que le pardon est fondamentalement une catégorie chrétienne. En effet, dans la mentalité islamique et hébraïque, nous trouvons rarement l’invitation au pardon gratuit, donné et reçu. La mentalité juive est celle d’œil pour œil et dent pour dent et dans la mentalité musulmane nous trouvons le proverbe de ce bédouin qui se venge quarante ans après un événement et commente « J’ai agi rapidement ». Et pour terminer, nos Églises dans le monde arabe sont des Églises de la résurrection pour leurs vocations sacerdotales et à la vie consacrée. Si Dieu nous a fait passer à travers de nombreuses épreuves et crises, il nous a épargné la crise des vocations. Nos séminaires ont un bon nombre d’étudiants et on peut dire la même chose des noviciats religieux. Un nombre significatif de jeunes femmes arabes a commencé à entrer dans les ordres, pas seulement locaux. C’est une grâce de Dieu pour laquelle nous le remercions. Conclusion Je vous remercie d’être venues en Jordanie pour cette réunion. Je vous remercie parce que vous vous intéressez à la situation des Églises dans les pays arabes. Espérons que vous les porterez dans vos prières et dans vos pensées. Permettez-moi pour conclure d’exprimer une observation qui me fait souffrir et qui fait souffrir les évêques du monde entier. Les évêques qui travaillent avec les communautés religieuses en général et féminines en particulier ont une impression générale dominante : vous agissez avec charité, dévouement et fidélité partout où vous vous trouvez. Mais lorsqu’on touche à l’intérêt de la congrégation, celui-ci vient souvent avant l’intérêt de l’Église locale. Nous ne voulons pas entrer dans une discussion sur ce point parce que ce serait long et peut-être inutile. J’espère que vous pourrez prouver aux évêques que cette impression est erronée ou que c’est du passé et que le présent sera, si Dieu le veut, un printemps arabe verdoyant pour nos pays, nos églises et votre congrégation, et pour toutes les congrégations dans les pays arabes et dans le monde entier. Merci Amman, 15 octobre 2013 + Mgr. Maroun Lahham