Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:44:13

Le concept de tradition ne jouit pas, dans la culture contemporaine, d’une grande considération, en grande partie à cause du fait d’être le plus souvent compris comme un attachement au passé, souvent considéré comme indu, inutile et superflu, et parfois même encombrant. En effet, malgré que des penseurs contemporains de l’envergure de Henri Bergson, Edmund Husserl, Max Scheler, Martin Heidegger et Hans Georg Gadamer l’aient valorisée expressément comme une ressource authentique de la réflexion philosophique, la tradition dans le sens commun est souvent comprise comme une valeur supposée affichée par quelques sujets enclins à la nostalgie dont le regard tourné vers le passé empêcherait la société de progresser et de regarder avec liberté d’esprit et d’action vers le futur. Son malentendu a conditionné la même compréhension interne au Christianisme et, dans la sensibilité mûrie par beaucoup dans l’après-Concile, en aval de celle qui est souvent vue – à tort – comme une expérience de « rupture » avec le passé, empêche de regarder l’histoire de l’Église avec la sérénité pour y reconnaître un parcours linéaire et continu, dans la maturation de la conscience chrétienne et de la praxis ecclésiale. Au point de faire sentir dans l’obligation, chaque fois qu’on évoque le seul terme de tradition et de vouloir en proposer encore la positivité, de produire une série de précisions et de justifications pour en garantir une compréhension juste ou, plutôt, pour le libérer des incrustations préjudicielles des lieux communs. Du reste, il est compréhensible que dans une culture affectée de subjectivismes et de relativismes de différentes natures, un concept comme celui de tradition, qui comporte toujours l’idée d’un patrimoine de contenus pas pleinement disponibles à la malléabilité de la part de la conscience individuelle, puisse représenter quelque chose de gênant, si non d’embarrassant ou même tel de susciter une certaine irritabilité. Ainsi, pour voir au-delà de la barrière des préjugés et en faire un objet de réflexions qui mette en lumière la grandeur et la valeur qui lui sont propres, il faut quelqu’un animé intimement d’un amour particulier pour les classiques, comme de fait Josef Pieper (1904-1997) le fut tout au long de son parcours d’expérience spéculative et académique, fécondée sans cesse par la confrontation avec les textes de Platon, d’Aristote et de saint Thomas d’Aquin. L’essai du penseur allemand, Le concept de tradition, qui reproduit le texte d’une conférence prononcée en 1957 et publiée l’année suivante sous le titre Über den Begriff der Tradition, est une brève mais dense réflexion à propos d’une notion qui, au-delà de tous les malentendus, est considérée vitalement importante – et vitale au sens plus large de sa portée théorico-pratique existentielle – pour l’homme de tout temps et de toute culture, au point de représenter une thèse à laquelle on ne peut renoncer, qui n’est pas déductible d’autres complexes expérimentaux, mais plutôt qui est condition de tout le complexe expérimental humain. Indémontrable, sa réalité se pose en reflet de l’existence d’une source transhumaine de connaissance dont le contenu est transmis de génération en génération. Dans le préambule une importante page de Blaise Pascal est assumée comme illuminant le sens authentique de la tradition en rapport aussi aux découvertes possibles de la science expérimentale, dans le solide objectif de la vérité – « quelque force enfin qu’ait cette antiquité, la vérité doit toujours avoir l’avantage, quoique nouvellement découverte, puisqu’elle est toujours plus ancienne que toutes les opinions qu’on en a eues, [...] » – Pieper considère attentivement et décrit les différents éléments constitutifs de la tradition, que Kenneth Schmitz, dans sa grande et utile introduction, énumère au nombre de huit : 1) l’implication d’au moins deux sujets personnels, un qui transmet et un qui reçoit ; 2) le fait que le contenu transmis – traditum ou tradendum – représente, au-moins au fond, une quelque datité qui prétende avoir une valeur véritative ; 3) de se réaliser dans un rapport asymétrique, en s’exerçant dans un rapport hiérarchique où à celui qui parle correspond quelqu’un qui écoute ; 4) d’assumer une conception du temps telle pour laquelle ce qui est transmis est accueilli, dans un contact présent, comme ce qui provient des générations du passé pour être transmis à celles du futur ; 5) de comporter une perception symbolique de l’espace corrélatif à celle temporelle, avec un lieu « autre » où est le savoir transmis « vers » un lieu, en rapport auquel il est communiqué ; 6) le fait de ne pas pouvoir concevoir le contenu transmis comme propriété autant de qui le transmet que de qui le reçoit – ce qui implique ce facteur transhumain remarqué par Pieper comme qualifiant le cœur de la tradition même – et, en dépendance directe de cela, 7) l’indisponibilité du contenu transmis à d’éventuelles altérations, pour lesquelles c’est la préoccupation constante d’une tradition la conservation de son intégrité, considérée obligeante en lien avec la transcendance de sa source et, enfin, 8) le fait d’impliquer une participation de la part du récepteur et une autorité de la part de celui qui activement se fait le porteur du contenu transmis. Une fois les caractéristiques essentielles reconnues de ce qu’on peut appeler « tradition », le philosophe allemand identifie trois loci ou formes expérientielle dans lesquelles elle se présente. Elles sont en premier lieu la Révélation judéo-chrétienne, puis les mythes pré-chrétiens et extra chrétiens, et enfin la transmission des « certitudes inconscientes » alimentées par des faits existentiels fondamentaux, lesquels sont théorisés dans la psychologie des profondeurs de Carl Gustav Jung. Ensuite, il fait à peine allusion à la possibilité d’y ajouter l’expérience du langage, et concentre l’attention sur le Christianisme comme expression maximale de la notion de tradition, en y faisant converger, grâce à la notion de mémoire dont il trace la ligne de continuité de Platon à Augustin, le complexe mythique pré et extra chrétien dans ses données essentielles, jusqu’à récupérer le caractère de ce qui est concevable d’une « homogénéité de toute la tradition humaine ». Il en émerge la découverte de l’expérience de la prise de la vérité sur la réalité comme don, indépendante d’une acception patrimoniale du savoir combien indisponible à la déformation subjectiviste parce que, en réalité, surtout disponible dans l’universalité de son caractère de patrimoine partagé et dominant – c’est-à-dire ensuite transcendant – l’horizon de la singularité spatio-temporelle de l’expérience individuelle. De ce point de vue, comme l’observe Pieper lui-même, « le refus du fondement théologique de l’être, qui est le fait de la philosophie moderne, représente une perte de tradition au sens plénier du mot ». Naturellement, la réciproque vaut également, qui montre le danger inhérent à tout traitement superficiel et irrespectueux du patrimoine de ce qui représente authentiquement une « tradition », à condition qu’on ne retienne pas comme tradition certaines formes, caduques et éphémères, qu’elle assume dans ses modalités expressives, au cours des siècles, car au contraire, « une conscience authentique de la tradition nous rend libres et indépendants vis-à-vis du conservatisme de ceux qui s’en prétendent “les gardiens” ». L’expérience de la tradition renvoie, dans ce sens, à l’essentiel qui transcende les hommes et les siècles et pour cela même engendre l’unité, au plus grand point, renforçant le présent à ses sources. Pieper peut conclure ainsi sa réflexion en affirmant que « l’unité du genre humain a ses racines dernières dans la communauté de la tradition au sens strict, c’est-à-dire dans la participation commune à la tradition sacrée qui remonte à la parole de Dieu ». Alberto Peratoner