Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:43:47
L’expérience de travail avec les réfugiés provenant de différents pays africains, et principalement du Soudan, qui a mûri pendant mes dix ans passés au Caire m’a convaincu que ces personnes en chair et en os à travers la pénibilité de leur vie nous transmettent une leçon clé sur ce qu’engendre la rencontre entre cultures et traditions et sur ce qu’une situation d’exil et de douleur peut faire émerger d’authentique de la personne et des peuples.
Pour utiliser un langage familier à Oasis, je pourrais décrire la réalité douloureuse des réfugiés comme un phénomène de « métissage forcé ».
De manière analogue, certains chercheurs ont décrit la condition de réfugié comme « border zone of multiple contextual identities » : le réfugié acquiert une identité, une culture, des convictions dans les différents lieux où il doit vivre. Parfois, la personne est consciente de ces différentes acquisitions et mutations, d’autres fois elle l’est moins ou y oppose une résistance ouverte. Pour les réfugiés soudanais au Caire, les stratifications sont multiples, un héritage des différentes phases de son expérience : d’abord le déracinement, l’exposition à la diversité et ensuite le développement d’un imaginaire concernant le futur pays d’accueil. l suffit de penser à certains milieux d’influence : le monde rural du Sud-Soudan, les camps de déplacés autour de Khartoum (Soudan), la société arabo-musulmane du Caire, le pays d’accueil à savoir la destination finale qu’ils espèrent atteindre.
Les situations varient beaucoup suivant les personne et selon leur âge, et donc par exemple, une génération pourra se reconnaître dans une ou plusieurs de ces stratifications de manière plus radicale que d’autres.
Un exemple de la vie sociale
Parmi les nombreux phénomènes de mutation qui mériteraient d’être examinés, un de ceux qui me semblent les plus exemplaires concerne les modalités et les mécanismes de constitution de l’alliance matrimoniale.
Plus particulièrement, une étude menée sur un échantillon très large au sein de la communauté chrétienne dont j’étais responsable a mis en lumière les nombreuses transformations qui sont intervenues dans les processus de courtisage, de négociation et d’implication sociale par rapport aux pratiques traditionnelles. Nombre de ces changements ont été favorisés par le nouveau contexte social et culturel dans lequel les personnes se trouvaient ou par la perspective même de l’émigration vers l’Occident.
C’est-à-dire que se retrouvent des traces d’influence de l’expérience présente du réfugié et même de celle qu’il vivra dans le futur, en substance des différentes étapes de ses pérégrinations.
Il est juste de parler aussi de parcours futur parce que certains modèles traditionnels s’avèrent être flexibles et sont adaptés aux conditions de nature juridique et culturelle que l’accès au monde occidental semble imposer, à travers les politiques migratoires et l’influence d’un modèle culturel moteur .
Mais certains repères demeurent inchangés, ceux qui trouvent leur source au cœur de la tradition, dans sa couche innée, et qui révèlent que la compréhension du pacte matrimonial dans son sens profond reste essentiellement celle originaire : la dimension sociale et non individuelle de la décision, la solennisation de l’accord avec une mutation patrimoniale, la nécessité d’un acte commémoratif et la référence familiale aussi bien dans un sens horizontal (la famille) que vertical (la famille dans la diaspora).
Malgré toutes les difficultés du cas, il n’y a pas de décision en matière de mariage qui n’implique les différentes strates de la famille, du village le plus reculé du Sud-Soudan à la branche résidant à Khartoum, à la communauté en exil au Caire jusqu’aux cellules isolées aux quatre coins du monde. Même l’expression et la quantification de l’élément patrimonial impliqué dans l’alliance utilise un répertoire conceptuel et recourant à des images typiques du contexte rural d’origine.
Relecture de l’expérience religieuse
Une autre recherche a montré combien la vie éprouvante du réfugié pousse à chercher un but et une espérance, qui sont souvent récupérés à travers l’appartenance religieuse et la tradition mais dans une nouvelle perspective. En se comparant aux Israélites, les Soudanais interviewés soutiennent qu’il y a un dessein précis de Dieu derrière le moment qu’ils passent en Égypte : Dieu les éduque à l’obéissance, il ne les a pas abandonnés, il les conduira à la terre promise et il encourage les jeunes à revenir vers Lui.
“Le christianisme est l’instrument à travers lequel de nombreux réfugiés reconstruisent et élaborent à nouveau leur expérience au Caire. Dans leur displacement troublant et traumatisant, ils utilisent le texte et les histoires bibliques pour former une narration spirituelle unique, qui leur offre un objectif et des filtres à travers lesquels ils peuvent penser à leur futur ».
Le rôle progressif de la tradition
L’expérience au Caire a également montré que la transmission manquée de la tradition – ou sa communication faible et formelle – crée dans les jeunes générations un déséquilibre dans le rapport avec la réalité et donc un malaise qui engendre désadaptation et violence parmi les réfugiés.
D’autre part, la situation d’exil prolongée provoque la fracture des noyaux familiaux et la disparition de la trame de rapports nécessaires à la transmission de la tradition, qui donc s’enraie et prive les jeunes générations des instruments nécessaires pour construire leur futur.
Finalement, d’autres études ont mis en lumière le fait que l’identification avec une tradition ne signifie pas nécessairement fermeture envers les autres : dans la majorité des cas, les réfugiés sont bien disposés à rencontrer les valeurs de leur nouveau milieu et à en assumer une partie plus ou moins consistante. Le réfugié cherche une nouvelle maison, mais il n’oublie pas l’ancienne demeure abandonnée dans la douleur.
Les traditions ne sont pas imperméables l’une à l’autre : celui qui se sent établi dans la sienne accueille mieux l’autre et à son tour il demande à être accueilli. Il ne se contente pas d’avoir à faire uniquement avec la bureaucratie du pays qui l’accueille pour une partie de sa vie.