Quelque chose a changé /3. Nous sommes à un moment providentiel pour revenir aux dimensions essentielles de la foi chrétienne comme expérience vécue et en vérifier l'effective capacité de dialoguer avec les exigences de la condition humaine dans toutes ses dimensions personnelles et sociales. Le problème n'est pas celui d'être occidentaux ou non occidentaux

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:51:16

Les scénarios qui se sont présentés après le 11 septembre offrent une grande occasion pour les chrétiens de comprendre combien il est urgent de sortir des schémas idéologiques de lecture de la réalité. Tenter de comprendre le devoir du christianisme aujourd'hui le réduisant à un schéma est une opération condamnée à n'amener nulle part. Un regard sur le passé récent nous aide à en comprendre les raisons. Essayons par exemple de revenir en arrière de vingt-cinq, trente ans, et de rappeler le débat qui fut amorcé par certaines « théologies de la libération ». Elles se présentèrent comme une tentative de lecture unitaire du réel soumis à une idéologie, dans ce cas-là un sous-produit du marxisme. Une lecture qui, tout en puisant à des exigences réelles, les soumettait à un schéma préconçu. Ces théologies se sont à la fin inévitablement évanouies, elles ont épuisé toute argumentation : passée l'idéologie de base, elles n'ont pas su soutenir les défis de la réalité. Quelles tendances ces courants ont-ils remplacées aujourd'hui? En synthèse nous pouvons indiquer deux filons. D'une part des théologies pour ainsi dire « régionales » sont venues à la surface, focalisées sur certains aspects de la vie sociale considérés déterminants : c'est le cas de l'indigénisme, pour ceux qui ressentent davantage ce besoin, ou le féminisme ou l'écologisme. On part encore une fois de la perception d'un besoin réel, comme peuvent être les préoccupations pour le milieu naturel, ou pour la condition de la femme ou pour les minorités indigènes dans certains pays. Mais la proposition reste soumise à un schéma dominant et on tente de subordonner la force de l'annonce chrétienne à un de ces modules qui ne sont pas en mesure d'interagir jusqu'au bout avec le besoin existant. Le deuxième filon de la saison dans laquelle nous nous trouvons dans cette phase historique est celui du dialogue avec les religions du moment qu'on l'envisage du point de vue du pluralisme religieux. Si l'instrument conceptuel fut un certain marxisme pour certaines théologies de la libération, dans le cas des théologies pluralistes on rencontre la fin de la parabole de la post-modernité relativiste et certains accents des religions du monde. Le résultat fondamental de cette fusion est celui d'une lecture de la situation qui appelle en pratique les chrétiens à relativiser leur prétention de vérité de la foi. Si dans les années 70 et 80 on cherchait somme toute avec la théologie de la libération, un modèle unitaire de lecture et de transformation socio-économique du monde, on a tenté par la suite avec les « théologies régionales » de donner une réponse sectorielle aux maux et aux problèmes les plus urgents. Aujourd'hui la situation est celle d'une réelle mondialisation où les dimensions planétaires du phénomène des religions viennent à la surface : qu'on pense aux phénomènes de l'immigration parfois massive, aux facilités des communications grâce auxquelles on trouve une antenne parabolique même dans des villages perdus du Tiers Monde et à beaucoup d'autres aspects concernant le monde « mondialisé ». Une première approche superficielle à des réalités de ce genre amène à des conclusions qui ne satisfont pas, comme celle selon laquelle la diffusion mondiale des religions comporte l'auto-relativisation de la prétention de vérité du christianisme. Si à partir du XVIe siècle les découvertes géographiques furent l'occasion disent certains d'une relativisation géographique (on découvrait d'autres peuples, l'Europe n'était plus au centre du monde), aujourd'hui nous serions dans une phase où la présence des religions contraindrait, nous les chrétiens, à porter jusqu'au bout les conséquences de la post-modernité en ramenant à sa juste valeur la question de la vérité : nous sommes et nous ne pouvons être qu'une parmi les autres possibilités de signification et de bonheur qui concourent dans l'arène publique. Une certaine conception de tolérance et de dialogue comme fin à eux-mêmes seraient les instruments pour continuer ce vidage de la prétention de vérité qui a caractérisé depuis le début la présence chrétienne dans le monde. Occidentaux et non Occidentaux La tentation d'aujourd'hui est donc d'affronter le problème seulement en termes de coalition pour ou contre l'Occident dans son rapport avec d'autres cultures et religions, en remplaçant la vieille analyse marxiste ou illuministe par d'autres analyses plus adéquates. Le fait acquis est toutefois que ni les programmes idéologiques forts comme ceux d'il y a trente ans, ni les programmes faibles comme les plus récents, ne sont en mesure de soutenir le défi de la complexité de la vie humaine personnelle et sociale qui manifeste malgré tout l'exigence de vérité, d'éternité, de justice. Tant il est vrai qu'alors ces propositions échouèrent, et aujourd'hui face aux exigences que le 11 septembre a réveillées on se trouve dans une impasse qui prouve que nous ne sommes pas parvenus à une réponse satisfaisante. Le mouvement actuel devient ainsi providentiel pour revenir aux dimensions essentielles de la foi chrétienne comme expérience vécue. Affrontée dans ces termes, la situation nous contraint avant tout à la sincérité de notre expérience chrétienne (conversion) et à la vérification existentielle de sa capacité effective d'intervenir dans la discussion sur les exigences de la condition humaine, dans toutes ses dimensions personnelles et sociales. Le premier problème que nous avons n'est pas celui d'être occidentaux ou non occidentaux, et chrétiens. Le problème essentiel est celui d'être chrétiens tout court. Pour ceux qui sont parmi nous des chrétiens occidentaux cela implique aussi certainement un jugement sur le rapport que nous avons avec l'Occident moderne et postmoderne et son influence sur les autres cultures et religions, et dans ce jugement il faut intégrer à plein titre toutes les ressources des sciences naturelles et humanistes. La question décisive est la redécouverte en termes d'expérience de ce que l'annonce chrétienne apporte dans le monde et que je résumerais en deux facteurs qui se réfèrent l'un à l'autre. Le premier est une conception de l'homme comme image de Dieu qui apparaît à nos yeux dans son expérience élémentaire comme exigence infinie de vérité, de bien, liberté, justice, bonheur. Donc un homme en mesure de connaître et d'aimer la réalité, en mesure de se laisser frapper par elle et de l'embrasser et qui n'est pas condamné à la considérer comme une illusion, comme un jeu des apparences. C'est là la très grande responsabilité que nous avons si nous voulons servir notre civilisation et donc le rapport et le dialogue avec toute autre culture et religion. La récupération nette de cette perception de l'humain dont la dignité réside justement dans son exigence infinie, qui permet de la reconnaître comme rapport immédiat avec le Mystère de Dieu, est urgente. La deuxième dimension est justement la redécouverte du Christ comme événement présent dont on ne peut déduire la nouveauté d'aucun schéma préconçu de lecture du réel, qu'il soit philosophique, culturel ou autre. Il est reconnaissable seulement là où il se passe et l'homme en attente est en mesure de reconnaître la correspondance unique avec cet événement au moment où il le rencontre, extraordinaire et correspondant de façon pourtant impensable. Là où l'initiative du mystère de Dieu qui s'est fait homme, Jésus-Christ, rencontre la liberté de l'homme historique, c'est le lieu où l'humain renaît certainement comme expérience, le lieu où la culture renaît dans des termes qui permettent de sortir des barrières, des coalitions, parce que potentiellement complète dès l'origine. C'est de là que dérivent toutes les conséquences culturelles, éthiques, juridiques, politiques. En partant d'ici on peut gagner à nouveau la très grande richesse d'élaboration de ces conséquences qui existe dans une tradition. Dans mon cas personnel celle-ci est occidentale mais il y en a évidemment d'autres où le christianisme a été fécond et a donné plusieurs formes à la consistance personnelle et sociale qui naît de cette rencontre unique entre l'homme et les peuples et l'avènement de Jésus-Christ. L'intervention du Pape Benoît XVI au moment où il a fait le bilan du quarantième anniversaire de la clôture du Concile revient à l'esprit. Il propose de sortir d'une dialectique de contraposition idéologique où on peut indiquer l'illuminisme comme idéologie occidentale -, refusant les contradictions inutiles, évitant la négation des éléments positifs que la modernité a vraiment offerts. Il en résultera aussi clairement de cette façon que l'avènement chrétien est une provocation pour tout schéma humain (toute culture humaine) à s'ouvrir à une autre dimension. C'est là la vraie nature de la « contradiction » que l'Eglise place dans le monde par le fait même d'exister en tant que permanence de la prétention du Christ. Notre responsabilité est justement de témoigner cette nouveauté qui élargit les mesures humaines et permet de parler avec ceux qui sont de notre tradition ou d'une autre, car nous sommes plongés dans l'unique événement de l'histoire qui n'entrave rien de ce qui est humain, de ce qui est donné aux hommes par le Créateur et que Jésus Rédempteur a racheté des limites que le mal, le péché, la souffrance, la mort attestent tous les jours avec une tragique importance. Efficacité humaine Quelle est aujourd'hui la modalité de cette responsabilité? Le raisonnement fait jusqu'ici pourrait en effet être encore vague. La modalité stable selon laquelle il faut s'acquitter du devoir que la Providence nous donne peut être définie comme éducation, c'est-à-dire comme le fait de susciter un sujet humainement accompli en ce qu'il participe de l'avènement du Christ. Pour atteindre ce but la catégorie portante est celle du témoignage. Dans le témoignage vont de pair le fait que d'une part on ne peut pas prévoir l'événement, et donc on ne peut absolument pas l'imposer, et d'autre part celui-ci correspond radicalement à l'attente de l'homme. Quelle est la modalité selon laquelle nous sortons aujourd'hui des modèles idéologiques d'interprétation ? C'est le témoignage. Nous pouvons aller à l'encontre de l'exigence du monde moderne et postmoderne qui refuse les grands systèmes idéologiques, à partir de l'originalité de l'événement chrétien. Le christianisme a la prétention inconcevable d'identifier la vérité avec une personne dans l'histoire. La modalité la plus adéquate du témoignage sont les œuvres qui naissent de la foi, dans les différents domaines : éducatif, social, caritatif et de l'entreprise. Ces œuvres expriment la réponse initiale au besoin que nous avons tous d'un sens du travail, de la famille, des sentiments, de la socialité et sont en mesure d'aller aussi au-devant du besoin des autres et d'établir un lieu d'échange, de rencontre, d'aide réciproque qui sont différents de la contraposition de schémas idéologiques de lecture. Si le 11 septembre nous rappelle quelque chose de nouveau, il s'agit de la vérité de l'événement chrétien. Les illusions que l'on pouvait même avoir à une autre époque nous sont ôtées aujourd'hui, c'est-à-dire que nous serons plus efficaces en cherchant un modèle idéologique de lecture. Tandis que nous sommes les témoins de l'efficacité humaine des lieux où cette nouveauté est témoignée, soit à l'intérieur de la civilisation occidentale, soit dans la rencontre et le dialogue avec d'autres positions. En ce qui concerne enfin et spécifiquement le dialogue religieux et sa portée culturelle le critère d'éduquer pour faire grandir le sujet ecclésial se démontre encore décisif. L'Eglise catholique par sa nature, sans rajouts, est une réalisation historique du rappel réciproque de l'universel et du particulier concret. Le don de soi simultané est dans la nature même de l'expérience chrétienne vécue dans l'Eglise, en se réclamant réciproquement l'un de l'autre, et non pas en s'excluant, de l'appartenance à un peuple sui generis, un et unique dans le monde entier, et de sa réalisation qui est toujours et de toute façon particulière, replacée dans le contexte de l'histoire, c'est-à-dire selon une diversité de langue, culture, tradition, hérédité humaine si riche telle que nous le voyons dans toutes les expressions que la catholicité de l'Eglise a eues dans le temps et dans l'espace. Nous avons besoin que cette stupéfiante correspondance d'universel et de particulier, telle qu'elle est réalisée dans le corps vivant de l'Eglise, ne soit pas trahie et remplacée par un schéma particulariste (voir les nationalismes) ou universaliste (voir les divers philanthropismes), qui seraient comme des succédanés de cette unité. Il faut pour cela que l'Eglise soit l'Eglise et nous avons responsabilité de la vivre, de la soutenir et de la diffuser comme expérience de vie.