L’ ancien envoyé de l’Onu à Tripoli, Tarek Mitri, nous explique pourquoi il n’y aura pas de stabilité sans la construction d’une armée et de forces de police locales

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:02:13

Les Nations Unies ont annoncé un reset, après la nomination du nouvel envoyé pour la Libye, Ghassan Salamé. Un nouveau plan de stabilisation du pays a été présenté afin de revoir l’accord signé en 2015 au Maroc entre les factions rivales et débuter le processus qui conduira aux élections. Dans le pays, divisé géographiquement, militairement et politiquement, le chaos a renforcé les réseaux de trafic de milliers de migrants vers l’Europe et l’instabilité a permis l’enracinement de groupes extrémistes comme l’État islamique. Un autre envoyé des Nations Unies en Libye, Tarek Mitri, membre du comité scientifique d’Oasis, réfléchit au défi de la Libye et aux difficultés rencontrées durant son mandat de 2012 à 2014.

D’après lui, Hafez al-Sarraj, le premier ministre soutenu par l’Onu, manque de moyens adéquats et il éprouve des difficultés à reprendre le devant de la scène que lui a volé son rival de l’Est, le général Khalifa Haftar, qui d’acteur infréquentable s’est transformé en interlocuteur : invité à Rome il y a quelques semaines et auparavant à Paris. « La communauté internationale reconnaît maintenant l’existence d’un nouveau rapport de force entre l’Est et l’Ouest, entre Haftar et Sarraj : mais un rapport qui n’est pas symétrique ». 

 

L’Italie a invité à Rome Haftar, rival politique du premier ministre Sarraj soutenu par l’Onu. Auparavant il avait été invité à Paris. L’histoire de la division entre l’Est et l’Ouest est-elle en train de changer ?

« C’est la reconnaissance par la communauté internationale d’un nouveau rapport de force. Haftar jouissait déjà du soutien de l’Égypte, de la Russie et des Émirats arabes. Il se positionne comme une menace militaire pour Tripoli : c’est un acteur incontournable. Et la communauté internationale en prend acte. Attention cependant, il est nécessaire de le reconnaître comme un acteur important mais la Libye ne peut pas être gouvernée par un général. Haftar peut faire partie de la solution, mais il n’est pas la solution. Le problème vient du fait qu’il y a deux hommes politiques : un qui veut tout et ne peut pas l’avoir, Haftar, et l’autre qui est prêt à un compromis mais n’a rien à offrir, Sarraj. Il n’y a pas de symétrie ». 

 

La communauté internationale a-t-elle misé sur le mauvais homme politique en faisant confiance à Sarraj ?

« Non. Nous avons bien misé, mais nous ne lui avons pas donné les moyens d’agir. La faiblesse de Sarraj vient du fait qu’il n’a pas de force militaire. Il a eu besoin de la protection des milices, et il l’a reçue, mais les milices ne sont pas liées à lui. Haftar a ce qu’il appelle une armée mais en réalité c’est une grande milice ».

 

Quel rôle jouent les milices dans cette instabilité et comment endiguer leur action ?

« Les milices peuvent détourner un accord politique si cet accord ne plaît pas à l’une ou l’autre. Si la nouvelle feuille de route des Nations Unies conduira à la formation d’un nouveau Conseil présidentiel, sans armée régulière ou sans forces de police, l’organisme pourrait encore une fois avoir recours à la protection instable des milices ».

 

L’Italie a signé des accords avec des maires pour endiguer le trafic d’êtres humains et les flux migratoires. Travailler au niveau local signifie que l’on admet la faiblesse du niveau national ?

« Le problème c’est que jusqu’à présent personne n’est parvenu à faire le lien entre ce qui peut se faire avec des réalités locales et les maires et le processus politique national. Sur le long terme, le travail avec les administrations locales est important mais sur le court terme il doit déboucher sur le niveau national ».

 

Les départs de migrants de Libye ont diminué. L’Italie est au centre de controverses. Les organisations pour les droits de l’homme soulignent que ceux qui ne parviennent pas à partir pour l’Europe sont victimes d’abus et de tortures dans les centres de détention libyens. Comment peut-on gérer la question migratoire dans un pays tellement instable ?

« Le problème c’est le traitement des migrants dans les centres libyens parce que le contrôle du territoire fait défaut et le racisme est présent en Libye. Depuis toujours, les travailleurs africains sont exploités en Libye. Il y a un problème interne qui ne sera résolu que lorsqu’il y aura un État de droit, lorsque la communauté internationale fera pression sur le pays en faveur d’une politique à l’égard des migrants qui respecte les droits de l’homme. C’est le problème majeur en soi des flux migratoires : laisser ces personnes dans des conditions inhumaines est un risque plus grand par rapport à celui de partir vers Lampedusa, même si l’Italie a le droit de bloquer les flux migratoires ».

 

Quelles ont été les difficultés rencontrées en Libye en tant qu’envoyé des Nations Unies ?

« Les difficultés étaient différentes, à commencer par les Nations Unies elles-mêmes. Le mandat était de pacifier la Libye et de construire l’État libyen. Nous étions une équipe d’experts, nous aidions les Libyens à organiser les élections, nous les avons conseillés, mais en premier lieu nous n’avions pas assez de moyens pour stabiliser la Libye et construire un État ».

 

Qu’entendez-vous par manque de moyens ?

« Dans un pays qui a été le théâtre d’une opération de l’Otan, sans armée et sans forces de police, habituellement une force de stabilisation internationale intervient - qui n’était pas présente - et une mission beaucoup plus vaste se met en place avec des conseilleurs politiques et militaires, pour la formation de l’armée et de la police ».

« Le deuxième problème que j’ai rencontré : les membres du Conseil de Sécurité auraient dû soutenir les Nations Unies mais chacun avait son idée pour la Libye. Nous avons éprouvé des difficultés à nous coordonner avec l’activité des États ».

« Le troisième problème venait de la Libye elle-même : c’est un État où les identités intranationales sont très fortes. Et après la chute de Mouammar Kadhafi, toutes ces identités qu’elles soient tribales ou locales ont repris de la vigueur. Chaque tribu, chaque famille, chaque ville avait sa milice : elles avaient construit une force centrifuge. Nous travaillions pour construire un État central et elles travaillaient de facto pour récupérer leur autorité locale ». 

« Le quatrième aspect problématique : après 40 ans de dictature de Kadhafi, il manquait en Libye une élite politique capable de diriger le pays. Nous avons travaillé avec de nombreuses personnes, hommes politiques et militaires ayant de bonnes intentions mais des capacités insuffisantes pour gérer un État tellement compliqué. Un exemple : les membres de la Constituante n’avaient pas assez d’expérience juridique, d’autres étaient facilement influençables dans un pays où prévalent les milices ».

 

Dans le passé vous avez dit que les élections de 2012, les premières après la chute de Kadhafi, ont été une erreur. En êtes-vous encore convaincu aujourd’hui et si oui, pourquoi?

« Ce fut une erreur : la société n’était pas préparée, il n’y avait pas d’institutions ni de partis politiques. Les élections ont exacerbé les divisions. Les vainqueurs n’ont pas voulu partager le pouvoir et les perdants se sont sentis exclus et ont trouvé une voie alternative dans les armes. On aurait dû travailler davantage sur la reconstruction nationale, donner du temps pour fonder des partis et des institutions. Les institutions juridiques étaient absentes. Il manquait une police qui permette que les élections aient lieu dans des conditions de sécurité ».

 

Vous avez affirmé il y a peu de temps que les membres de l’Onu agissaient sans coordination sur la Libye. Votre successeur, Ghassan Salamé, a affirmé que « trop de cuisiniers abîment la cuisine ». Quelle ampleur ont les divisions de la communauté internationale et comment les divisions intérieures libyennes pèsent-elles sur le manque de stabilité?

« Toutes les deux sont importantes. Dans une société fragmentée comme la société libyenne où il manque un État fort, les divisions intérieures ont rendu notre travail très difficile. L’incohérence et le manque de coordination des politiques internationales étaient déjà forts durant mon mandat. Lorsque j’étais à Tripoli, il y avait neuf envoyés spéciaux en plus des ambassadeurs des différents pays. Je passais mon temps à dire aux Libyens ‘vous savez, ce que dit l’envoyé anglais ou européen n’a rien à voir avec nous...’. Les Libyens étaient un peu perdus. Aujourd’hui encore, au niveau international, les intérêts sont contradictoires. Les Italiens ont des intérêts économiques en Libye, ils sont touchés par les flux de migrants et ils connaissent mieux que les autres la Libye. En Libye, les États-Unis sont intéressés à la répression du terrorisme islamiste, ils ont un intérêt limité. Parfois les Anglais sont actifs et parfois non.  Les Français, après l’intervention de 2013 au Mali, s’intéressent à la sécurité de la région du Niger, du Tchad, du Mali. Les Russes étaient complètement désintéressés : pour eux la Libye est la preuve que les États-Unis et l’Europe se sont trompés sur toute la ligne, un exemple pour empêcher toute vélléité d’intervention internationale en Syrie. Durant mon mandat, les plus actifs étaient les Égyptiens qui le sont devenus encore davantage après de coup d’État de AbdelFattah al-Sisi. Le facteur dominant de son gouvernement est la lutte contre les islamistes à l’extérieur et à l’intérieur de l’Égypte ». 

 

Combien comptent les divisions tribales dans le chaos libyen?

« Cette histoire des tribus est un peu exagérée. Dans la plupart des cas, l’ensemble des tribus est parsemé sur le territoire. Kadhafi a urbanisé les tribus. Chaque tribu avait son sanctuaire géographique, comme par exemple les Warfalla à Beni Walid. Aujourd’hui, les Warfalla sont partout comme d’autres : ils sont à Bengasi, à Tripoli, à Sabratha... Ils ont perdu la cohésion sociale qui était la leur à une époque. Les chefs de tribu traditionnels et les codes de fonctionnement ont disparu, les leaders tribaux ont la même autorité que dans le passé. Des membres de la même tribu ont souvent pris des positions différentes à propos de plusieurs cas politiques, avec Kadhafi ou contre lui, avec les islamistes ou contre les islamistes. L’appartenance tribale s’est affaiblie, mais une culture et une certaine mentalité tribales demeurent, même si la base du tribalisme a changé. À l’Est, en Cyrénaïque, où il y a eu moins de mélanges de populations, les appartenances tribales demeurent plus prononcées par rapport à la Tripolitaine. Il y a aussi en Libye des identités plus récentes, liées aux villes. Misurata est un exemple : sa population est d’origine turque – des fonctionnaires et commerçants de l’Empire ottoman. Les rencontres entre les structures locales sont parfois appelées ‘conférences des villes et des tribus’, en reconnaissant ainsi la validité de l’identité citadine. Ramener les conflits en Libye à de simples affrontements tribaux est très réducteur ».

 

Le futur est-il dans une Libye unifiée, divisée ou fédérée ?

« Les Libyens ne veulent pas diviser la Libye. Et ils ne veulent pas d’une fédération : ce serait pour eux un retour en arrière. Les fédéralistes se sont présentés aux élections et ils n’ont pas reçu beaucoup de voix. Beaucoup en Libye, surtout à l’Est, voudraient une réforme de l’État dans le sens d’une décentralisation qui garantisse plus d’autonomie au niveau local. Le problème en Libye est la redistribution des revenus du pétrole. À l’Est, le ressentiment est présent, toujours. Ils disent : ‘Le pétrole vient de chez nous, mais la compagnie qui le gère est à Tripoli’ ».

 

Et pourtant, il semble que les deux seules institutions capables de fonctionner au niveau national à l’Est comme à l’Ouest soient la Banque Centrale et la Noc, la Compagnie nationale du pétrole. La production de brut a atteint un milliard de barils quotidiens pour la première fois depuis quatre ans en juillet. Pourquoi leur modèle n’est-il pas applicable à la politique ?

« C’est vrai, ils fonctionnent parce qu’il y a un accord tacite entre les parties libyennes afin que la Noc travaille pour augmenter la production. Les dirigeants ont prouvé leur talent pour négocier avec les parties, mais ils y sont parvenus parce qu’ils se sont éloignés du processus politique, tout en maintenant la neutralité et en ayant comme seul objectif celui d’augmenter la production de brut. Même s’ils n’ont pas abordé le problème de la redistribution des revenus ».

 

Texte traduit de l’italien