Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:40:16

1. L’expérience de l’humanum Lorsqu’il y a presque 10 ans, nous avons décidé d’entreprendre l’aventure d’Oasis, nous avons parié sur le fait que la rencontre est possible. C’était et c’est possible de communiquer, parce que les sujets partagent beaucoup de questions de fond et une même expérience au niveau des affects, du travail, du repos. Comme l’affirma le bienheureux Jean-Paul II, «et pourtant il existe quelque chose qui peut être appelé expérience de l’homme». L’adversatif qui débute la phrase montre que sa position n’est guère naïve. En effet, s’il est vrai que cette expérience commune de l’humanum existe, il est vrai aussi qu’elle ne se donne jamais “à l’état pur”. Elle s’exprime toujours culturellement et il ne pourrait pas en être autrement, parce que, comme l’enseigne toujours Jean-Paul II dans son célèbre discours de 1980 : « L’homme ne peut pas se passer de culture. La culture est un mode spécifique de l’“exister” et de l’“être” de l’homme ». Si, donc, il existe des questions ultimes qui traversent les expressions culturelles en puisant aux racines profondes de l’expérience humaine, cela signifie que les différentes cultures sont potentiellement compréhensibles les unes par les autres. Elles peuvent se rencontrer. Les expériences des unes sont, pour ainsi dire, traduisibles dans les autres. Cependant, c’est un fait que le niveau de traduction varie beaucoup d’une époque à l’autre. Il y a des périodes durant lesquelles la communication entre civilisations et religions semblait presque impossible, en revanche il y en a d’autres où l’émergence de questions communes facilite l’échange. Pensons au jésuite Matteo Ricci lorsqu’il arriva en Chine ou au voyage que le grand homme de sciences musulman al-Bîrûnî réalisa en Inde au seuil de l’an Mille. Pour tous les deux, approcher le lointain Orient était presque comme être jeté sur une autre planète. Aujourd’hui, en revanche, en vertu du processus de “métissage de civilisations”, nous traversons un de ces moments où les cultures et les religions sont obligées, presque contre leur volonté, de communiquer entre elles. L’histoire étant le lieu de la liberté, le phénomène n’exclut pas la possibilité d’un nouvel éloignement dans le futur, comme il ne veut pas cacher qu’il existe des interprétations fondamentalistes et violentes qui, de fait, empêchent la communication. Malgré cela, nous considérons que les faits font émerger avec suffisamment de clarté plusieurs demandes communes, du moins pour ceux qui sont disposés à les écouter. 2. Les demandes communes Nous pouvons résumer de telles demandes dans leur forme minimale en ces termes : Quel homme veut être l’homme du troisième millénaire ? Une question qui n’est abstraite qu’en apparence, étant donné que la réponse a des retombées pratiques fondamentales : par exemple, la possibilité ou pas d’arrêter le déséquilibre écologique ; ou la question de la techno-science, le risque de réduire l’homme à sa propre expérience ; ou encore la forme que l’économie mondiale prendra pour répondre à la crise financière. En particulier, en ce qui concerne les rapports entres chrétiens et musulmans, il me semble qu’il y a quatre domaines où la demande commune sur l’humain s’exprime aujourd’hui avec une force particulière, dans une interrogation réciproque qui peut s’avérer très enrichissante. 2. 1. Vérité liberté Le premier niveau, le plus radical, est celui du lien vérité-liberté. Comment peut-on maintenir ensemble la tension pour la vérité et la reconnaissance de l’intangibilité de la liberté personnelle ? Peut-on être certain que quelque chose est objectivement vrai, pour soi et pour tout le monde, et en même temps accepter que les autres ne partagent pas notre conviction ou la partagent seulement en partie ? Ici évidemment, personne ne peut prétendre d’enseigner aux autres avec présomption, parce que l’équilibre entre les deux instances, toujours dramatique et précaire, exige à chaque fois d’être atteint à nouveau. L’Occident semble avoir abdiqué à la tension pour la vérité pro bono pacis, par amour d’une cohabitation qui se démontre cependant toujours plus précaire parce qu’elle est fondée sur de simples considérations utilitaristes. D’autre part, les difficultés et les négations que la liberté religieuse (qui est plus large que la liberté de culte habituelle) continue à rencontrer dans plusieurs endroits du monde musulman prouvent qu’une solution doit encore être trouvée, à ces latitudes aussi. Significativement, des chercheurs comme Olivier Roy considèrent que les tensions de la société musulmane se catalyseront brièvement autour de la liberté religieuse au fur et à mesure qu’elles abandonnent leur asset traditionnel. À ce propos, l’enseignement du Concile Vatican II offre la possibilité d’une fondation non relativiste de la liberté religieuse. Au niveau pratique, il faut cependant reconnaître de manière réaliste que cette conscience éprouve des difficultés à s’imposer : ou bien on penche vers le relativisme, même parmi les croyants, comme cela se produit fréquemment en Occident, ou on limite la liberté religieuse jusqu’à la supprimer, comme dans certains États qui s’autodéfinissent “islamiques”. Voilà donc un premier domaine de travail, qui peut facilement s’étendre jusqu’à englober la question de la violence, du terrorisme et de la guerre, mais aussi celle de la conception de la démocratie et de la liberté d’expression. 2.2. “Penser” la crise Une comparaison sérieuse sur la crise économique et financière apparaît aussi urgente, comme l’expression plus macroscopique du tourment général que les sociétés postmodernes traversent. À deux pas de la city, je n’ai certainement pas besoin d’insister sur ce point. Comme l’a rappelé Benoît XVI dans son encyclique Caritas in veritate, il n’est pas suffisant de procéder à une opération de cosmétique, une simple injection d’éthique pour humaniser un marché considéré comme fait naturel plutôt que culturel. Il est nécessaire, comme le rappelle le Pape, d’élargir la raison économique, en l’ouvrant à la logique du don, du gratuit. Sur ce point, la doctrine sociale de l’Église est la plus éloignée d’un discours piétiste ou moraliste. La centralité de la gratuité dans la structuration des sociétés humaines émerge par exemple des études de l’anthropologue Marcel Mauss, qui n’est certainement pas un penseur dévot. En réalité, la crise représente la réfutation de l’idée qu’on peut fonder une cohabitation authentiquement humaine sur la simple acceptation du réel empirique. Ces considérations anthropologiques ne veulent en aucune manière obscurcir la gravité politique extrême du moment, dominé par celle qu’en un autre lieu j’ai appelé la “guerre du spread”. On doit à Von Clausewitz la célèbre expression que la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Mais aujourd’hui, étant donné l’importante crise de la culture politique, la finance risque de devenir une guerre continuée sous une autre forme. Quelle peut être l’alternative ? À mon avis, une nouvelle idée d’Europe. Il ne s’agit pas naturellement d’opposer de manière rhétorique l’Europe des idéaux à celle de la finance, aussi parce que, dans cette opposition, le vainqueur est déjà connu. Il s’agit plutôt, à l’intérieur de mécanismes dont il faut tenir compte, de reformuler l’idée de fond – avec une nouvelle énergie créative – qui fit s’asseoir autour d’une même table des pays qui avaient combattu férocement presque au long d’un demi-siècle. L’hypothèse d’où repartir fut que les besoins, de cause du conflit, pouvaient devenir l’occasion de collaborer. C’était vrai il y a soixante ans, dans des conditions pires que les conditions actuelles, cela peut être vrai aujourd’hui aussi. 2.3. Pratique religieuse et sécularisation Mais la crise pourrait nous réserver d’autres surprises. Si la société technologique, faible en termes d’idéaux, a tendance à expulser le sens religieux, il n’est pas impossible que son impasse ouvre à un retour du transcendant. Vers où allons-nous à ce propos ? Les faits sont extrêmement contradictoires. Benoît XVI ne cesse de signaler l’affaiblissement préoccupant de la pratique religieuse en Europe, un phénomène dont aussi les communautés musulmanes du Continent ne semblent pas être exemptées, au dire de plusieurs études sociologiques. Et cependant, l’existence de cas qui ne rentrent pas dans ce diagnostic est un signe aussi évident, comme on peut l’observer clairement – il me semble – également au Royaume-Uni. En revanche, en ce qui concerne les pays à majorité musulmane, la pratique religieuse semble avoir atteint un des points les plus élevés de toute leur histoire, si bien que récemment le juriste Yadh Ben Achour a stigmatisé celle qu’il a définie une “indigestion de religion”. Le diagnostic de plusieurs analystes semble encore plus surprenant, dont celui de l’islamologue tunisien Abdel Majid Charfi, qui parlait, lors du Comité d’Oasis de cette année, d’une sécularisation et même d’une sécularisation «galopante», aussi derrière la façade d’une adhésion religieuse formelle. Je crois qu’une interrogation sérieuse sur ce point, entre chrétiens et musulmans, est d’un très grand intérêt. Sommes-nous capables d’émettre des hypothèses détaillées à propos de ce qu’on a surnommé le processus de sécularisation, qui présente en réalité des variations marquées selon les différentes nations et régions, ou bien assumons-nous nos catégories de lecture finaliste de la modernité, peut-être en nous situant en opposition à elle ? En tant qu’hommes de religion, sommes-nous antimodernes ou postmodernes ? 3.4. Les urgences éthiques Je cite en dernier le domaine qui viendrait peut-être spontanément en premier lieu, celui donc des questions éthiques. Une décision voulue, pour éviter de réduire toute la pratique de la rencontre entre chrétiens et musulmans à l’identification de plusieurs valeurs communes à protéger. Sans méconnaître la valeur d’une telle approche, il faut reconnaître que seule elle serait limitée, à cause de sa nature essentiellement défensive. Cependant, cela reste vrai, qu’à propos de nombreuses questions éthiques, chrétiens et musulmans et beaucoup d’autres hommes et femmes, croyants et non, peuvent et doivent collaborer, encore plus si les problèmes se présentent souvent dans des modalités presque identiques. La « controverse sur l’humanum » dont parla Jean-Paul II pourrait déboucher sur ce que Lewis définissait «l’abolition de l’humain» et il serait absurde, dans une société pluraliste, de renoncer à faire entendre même une seule voix toutes les fois que cela est possible. L’enjeu est trop élevé pour se permettre un tel luxe.