Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:40:38
Les phases constituantes et para-constituantes que les pays arabes traversent actuellement semblent proposer différents éléments de réflexion à la théorie du constitutionnalisme elle-même. Afin de traiter ces sujets de manière raisonnablement synthétique et utile, il me paraît avant tout indispensable de libérer ce domaine d’un double équivoque qu’il est possible d’encourir. Dans ce sens, il sera utile d’évoquer l’expérience d’Oasis et le profil méthodologique auquel Oasis introduit. Les alternatives théoriques avec lesquelles on juge les phénomènes de réforme et les révolutions se situent entre deux extrémités : d’un côté, on les compare avec un standard relativement précis de protection des droits fondamentaux et de mécanismes institutionnels, qu’on souhaite être en globale expansion. De l’autre, on effectue un simple catalogage des réformes et des mutations, pour identifier seulement les caractéristiques de continuité et de discontinuité, selon des préoccupations d’ordre formel et systématique. Le premier modèle implique des jugements de valeur, le second en est dépourvu. Le premier admet – avec des raisons argumentées plus ou moins explicitement – des modèles et des tendances étant au moins comparativement meilleurs que d’autres ; l’autre se limite à mettre en évidence les différences et les analogies. Le premier peut justifier le colonialisme culturel et juridique ; le second, le relativisme et le positivisme (juridique et, en perspective, à la fois politique et morale). La réflexion mûrie par Oasis semble suggérer une autre approche qui n’entend pas se limiter au positivisme, ni effectuer une opération marquée par une conception monopoliste et, en dernière analyse, occidentaliste du droit. On peut se rattacher à la célèbre réflexion sur le rôle de l’inévitable interprétation culturelle. En effet, ce qui s’est dit en faisant référence au domaine religieux peut raisonnablement s’appliquer aussi au phénomène juridique. En d’autres mots, s’attendre à ce que les peuples arabes reprennent la voie de l’Occident à propos des objectifs et des instruments, semble simplement dévaluer la dimension historique, populaire, traditionnelle, religieuse et en dernière analyse culturelle du droit, aussi bien occidental qu’arabe. L’idée de l’interprétation culturelle semble expliquer de manière plus adéquate la manière dont les modèles juridiques et constitutionnels, bien qu’ils jouissent d’une adhésion répandue, interagissent nécessairement plutôt que de s’appliquer uniformément aux différents contextes. Si on lit les différences en ces termes, elles ne représentent pas nécessairement des déviations arabes des bonnes pratiques occidentales, mais aussi des formes différentes de compréhension de ces mêmes modèles et principes. Vice-versa, une solution identique n’est pas simplement une réplique de ce qui est habituel ailleurs ; mais on peut dire qu’elle exprime une convergence de facteurs inédite. En somme, la manière dont un modèle est perçu ou refusé est le symptôme des modalités selon lesquelles la culture et le droit interagissent. Cette prémisse propose déjà deux éléments non sans importance. En premier lieu, la convergence entre les nouvelles constitutions arabes et les modèles consolidés ne certifie pas que la culture juridique arabe se soit accordée à des styles et arguments occidentaux ; elle montre plutôt que le champ de forces à l’œuvre dans ces pays a produit des résultats comparables aux occidentaux. Un constitutionnalisme occidentalisant est, en somme, éventuellement le produit mais pas l’origine des phénomènes que nous voyons. Un observateur occidental, qu’il soit favorable ou critique à cette évolution du constitutionnalisme arabe, devrait peut-être en tenir compte, lorsqu’il réfléchit à ces événements. En second lieu, l’actuelle phase constituante de nombreux pays peut fournir des éléments à l’Occident pour comprendre quelle part du constitutionnalisme contemporain reflète la sensibilité occidentale, et quelle part s’en détache, ou peut s’adapter à différents contextes sans perdre le signalement qui le rend reconnaissable. Pour arriver plus précisément à la compréhension des phénomènes qui se répètent de manière plus large dans le contexte arabe, certaines évidences nécessitent une comparaison. Parmi de nombreux éléments, le retour au principe de légalité, la réduction des cas où on peut suspendre les garanties constitutionnelles, le retour de figures éminentes dans la sphère politique et institutionnelle, émergent certainement comme les dénominateurs communs des différents moments constituants. Cependant, il convient de se concentrer sur un élément qui a certainement capté l’attention, à savoir le phénomène religieux. La question par rapport à laquelle semblent se concentrer les plus grands doutes sur la réussite des révolutions démocratiques arabes concerne la libération de la religion – à savoir l’autonomie de la politique du droit religieux – et la liberté de la religion – l’émancipation du phénomène religieux de la tutelle intéressée de l’État. On peut proposer une lecture du problème qui aille à la racine de ces deux problématiques, en utilisant précisément l’approche de l’interprétation culturelle. Il est utile de reprendre un élément de réflexion apparu dans la réflexion de Benoît XVI au Bundestag, lorsqu’il a mis en évidence combien dans l’histoire chrétienne le droit révélé n’a jamais été promu comme la source du droit étatique. Cette prise en considération mérite une réflexion particulière. Dans ce but, j’accentuerai un aperçu spécifique de l’affirmation papale. Je ne me réfère pas au rappel à la raison et à la nature comme instruments d’accès à la vérité, que les commentateurs ont justement mis en évidence, mais à un aspect qui est peut-être passé plus inaperçu dans la discussion : à savoir, exclure que le droit révélé ait un rôle dans le droit positif ne signifie pas simplement laisser la place au droit naturel, mais aussi au dialogue et à la dialectique sociale et politique. Normalement, au moment constituant la liberté religieuse se fond avec la limite entre le domaine religieux et politique. L’affirmation du Pape nous permet d’ajouter à cet aspect une donnée ultérieure. Benoît XVI semble en effet suggérer que la politique et le droit sont sujets à une réflexion inépuisée de la part de la société – que la survie d’une société s’en remet à la discussion incessante sur son présent et son futur que les forces politiques et sociales entretiennent quotidiennement. En d’autres termes, les textes constitutionnels vivent dans l’interprétation culturelle que la société propose, avant tout à travers ses pratiques et la réflexion sur les pratiques elles-mêmes. Donc, le véritable sujet du constitutionnalisme arabe sont les populations auxquelles sont confiés les textes. L’observation de Benoît XVI nous permet d’aborder le moment constituant dans une perspective plus large de celle, bien que fondamentale, avec laquelle de nombreux commentateurs tendent à la saisir. S’attendre à ce que la constitution garantisse le pluralisme una tantum, simplement en le mettant par écrit, semble excessif. Il apparaît plus raisonnable de s’attendre à ce qu’une constitution donne la place à la pratique sociale afin d’échanger des arguments, même avec les préoccupations normatives sur des bases rationnelles : qu’elle crée des lieux de débat et en assure les conditions. Cette option, que le christianisme – dit Benoît XVI – a embrassé, semble la véritable clé de voûte pour faire fonctionner les constitutions. En effet, l’histoire politique et constitutionnelle des pays occidentaux ne s’est pas terminée avec l’écriture des Constitutions ; elle a plutôt commencé avec elles. La subversion, le terrorisme, les tentatives de renverser les ordonnances constitutionnelles, la lutte des classes – pour ne citer que quelques exemples – ont été vaincus par les pratiques sociales et politiques des différents pays, et non pas par leurs Constitutions. De nombreux pays de l’Est européen ont des constitutions décentes et dans certains cas même bonnes – mais leurs prestations en matière de démocratie restent, dans plusieurs cas, insuffisantes dans la pratique. Pour conclure, il me semble que les événement occidentaux confirment que : a) le progrès social du pays découle de ses pratiques, bien avant de découler de ses textes ; b) cela situe au centre de la vie sociale non pas le texte mais le témoignage, personnel et collectif, que les individus et les groupes se proposent réciproquement; c) vice-versa, il n’y a aucune décision politique qui mette à l’abri une population de la responsabilité de donner une interprétation culturelle de la même décision. Ce ne sont là que quelques-unes des évidences que le nouveau constitutionnalisme arabe semble proposer à l’Occident. (Sur la photo en haut : Tunis, séance inaugurale de l'Assemblée Constituante. ©Tab59 - Flickr)