C’est uniquement en retraçant les événements de ces cent dernières années que l’on peut comprendre ce qui se passe aujourd’hui en Syrie. En effet, dans ce pays on n’assiste pas seulement à un affrontement entre le parti Baath et ses opposants, ni à un simple conflit régional, mais à un règlement de comptes qui pourrait bouleverser l’équilibre international.

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:40:50

Territoire partagé entre plusieurs vilayets durant l’époque ottomane (1516-1918), puis région divisée en quatre États sous le mandat français (1920-1946), la Syrie n’a pris sa forme actuelle qu’avec le Traité franco-syrien signé à Paris le 9 septembre 1936 selon lequel « l’État indépendant de Damas » et « le gouvernement d’Alep » déjà unifiés en 1923, le « territoire autonome des alaouites » et le « Djebel-Druze » sont fusionnés en une seule entité, celle de la République syrienne. Une partie des alaouites n’est pas favorable à cette fusion. Les archives comportent des documents qui montrent leur hésitation à l’égard de cette nouvelle entité syrienne. Dans deux lettres adressées en 1936 par les notables alaouites au président Libanais de l’époque, Emile Eddé, et au patriarche maronite Antoine ‘Arîda, ces notables proposent d’annexer la région alaouite à « l’État du Grand Liban » proclamé par le général Gouraud le 1er septembre 1920, État considéré par les maronites comme « aboutissement de leur lutte » et « réalisation de leur rêve historique ». Dans un mémoire (n° 3547) adressé par ces notables au Premier ministre français Léon Blum le 15 juin 1936, ils refusent la fusion de leur région avec un État syrien dominé par les sunnites. Le « peuple alaouite », selon ce mémoire, est différent du « peuple sunnite » tant par ses « convictions religieuses que par ses traditions et son histoire ». Le « peuple alaouite refuse d’être annexé à la Syrie musulmane », parce que la religion musulmane, « religion officielle de l’État », considère les alaouites comme des « mécréants » (kuffâr). Ce refus se traduit au début de 1939 par une révolte séparatiste dans la région alaouite contre le pouvoir centrale syrien établi à Damas. Cependant le soulèvement échoue. Parallèlement à ce courant séparatiste parmi les alaouites, il existe toujours un courant constitué d’intellectuels et de militants partageant les aspirations nationalistes arabes avec ceux issus des diverses confessions existant en Syrie et au Liban. L’une des premières figures de ce courant est Zakî al-Arsûzî. Après des études de philosophie en France, al-Arsûzî revient en Syrie et devient enseignant dans le sandjak d’Alexandrette en 1932. Farouche défenseur de l’arabité, il fonde en 1934 le parti du Réveil arabe (al-ba‘th al-‘arabî). En 1938 il rejoint Damas après avoir été expulsé d’Alexandrette par les autorités mandataires françaises. Il annonce à Damas la résurgence de la nation arabe et groupe autour de ses idées beaucoup de jeunes. Persécuté et interdit d’enseigner dans toutes les écoles par les Français, il abandonne la politique active se consacrant à l’étude des racines des mots arabes dans une œuvre philosophique magnifiant l’apport de l’arabité à l’histoire, Le Génie de la langue arabe (Al-ariyya al-‘arabiyya fî lisâniha). Pour une renaissance arabe Parallèlement à l’activité politique d’al-Arsûzî, deux jeunes intellectuels syriens s’engagent dans la vie politique à Damas prônant la renaissance arabe. Le premier, Michel ‘Aflaq, un grec-orthodoxe diplômé en histoire de la Sorbonne, et le second Salâh Bîtâr, un sunnite diplômé en mathématiques, réussissent à grouper plusieurs enseignants et étudiants autour d’eux. En 1942 ils nomment leur groupe le « mouvement Baath » (harakat al-ba‘th), ce qui provoque la réaction d’al-Arsûzî pour qui le nom de son mouvement a été confisqué. En dépit de tentatives visant le rapprochement entre ‘Aflaq et al-Arsûzî, les deux hommes restent sur des positions inconciliables. Ce fait n’a pas empêché un bon nombre de partisans d’al-Arsûzî, y compris Wahîb Ghânim et Hafez Assad, de rejoindre le mouvement Baath fondé par ‘Aflaq et Bîtâr, notamment après le retrait d’al-Arsûzî de la vie politique. Ce mouvement est baptisé au début de l’année 1945 avec un nouveau nom : le « parti Baath » (Hizb al-ba‘th) rassemblant les « arsuzistes », dont un bon nombre de jeunes alaouites, et les « aflaquiens ». Le lendemain du retrait des troupes françaises et anglaises de Syrie fin décembre 1946 et quelques jours avant la déclaration d’indépendance de la République syrienne, deux cent quarante sept jeunes venus de toutes les régions de Syrie, du Liban, d’Irak et de Transjordanie, assistent, le 4 avril 1947, aux actes du premier Congrès du parti Baath. Une constitution est adoptée par les congressistes qui élisent Michel ‘Aflaq président du parti et un Comité exécutif. Cette date est retenue comme la date officielle de la création du « parti Baath arabe » (Hizb al-ba‘th al-‘arabî). Durant les premières années de l’indépendance, la Syrie connaît une vitalité démocratique remarquable ainsi qu’une pluralité politique manifestée par la naissance de plusieurs partis. Outre le parti Baath, six partis occupent le devant de la scène politique. Le Parti National, formé en 1947, est le fils du Bloc national qui a été fondé en 1927 pour réclamer l’unité arabe et l’indépendance de la Syrie. Il groupe nombre de figures célèbres comme Shukrî al-Quwatlî, Fâris al-Khûrî et Jamîl Mardam ainsi que d’autres représentantes des familles qui détiennent la richesse du pays, surtout à Damas. Le deuxième, le Parti du Peuple, est issu d’une scission du Parti National. Il regroupe les personnalités qui représentent les intérêts économiques d’Alep et de la région nord du pays. Le troisième est le Parti Populaire Syrien fondé par Antûn Sa‘âdih, en 1932, dont le projet est la « Grande Syrie » regroupant la Syrie, le Liban, la Palestine, la Transjordanie, l’Iraq et Chypre. Les Frères Musulmans, mouvement fondé en Egypte en 1928 par Hassan al-Bannâ, a des sympathisants en Syrie, notamment à Hamas, Homs et Damas. Le communisme est représenté également sur la scène politique par le Parti Communiste Syrien avec la figure incontournable de Khâlid Bikdâsh à sa tête. Enfin, le Parti Socialiste Arabe est fondé par Akram Hûrânî en 1950. C’est avec ce parti que le parti Baath Arabe, lors de son deuxième Congrès, en juin 1954, décide de fusionner pour former le parti Baath Arabe Socialiste (Hizb al-ba‘th al-‘arabî al-ishtirâkî). Terre du milieu Située entre l’Égypte et l’Asie mineure d’une part, entre la Mésopotamie et la Méditerranée de l’autre, et étant la porte nordique de la presqu’île arabique, la Syrie est considérée comme la clé de l’Orient. De ce fait, ce pays est durant la seconde moitié des années quarante et tout au long des années cinquante un objet de dispute entre les deux pôles principaux de la scène politique arabe : l’Irak et l’Égypte. Pour chacun d’eux, diriger l’ensemble des États arabophones ne peut se réaliser qu’en gagnant la Syrie. De plus, celle-ci est l’axe où pivotent les principaux mouvements diplomatiques exercés par les puissances internationales. Beaucoup de batailles décisives se déroulent sur le champ de sa politique intérieure, lors de l’adoption du pacte de Bagdad et de la doctrine d’Eisenhower (que la Syrie refuse). Ces rivalités entre les forces régionales et internationales participent du glissement de la simple concurrence démocratique manifestée par les différentes phases électorales à des coups d’État brutaux menés par les généraux de l’armée syrienne. Les sept putschs menés par ces officiers entre mars 1949 et mars 1963, et l’union avec l’Égypte entre février 1958 et septembre 1961 montrent bien le rôle croissant de l’armée. Quant au parti Baath favorable au nassérisme sous le leadership d’Aflaq, il connut au début des années soixante la création du Comité militaire baathiste (CMB) dont trois des cinq membres sont des alaouites : Mohammad ‘Umrân, Salâh Jdîd et Hafez Assad. Ces derniers sont révoltés contre la politique menée par ‘Aflaq l’accusant d’accepter « l’égyptianisation » de la Syrie. Une fois consommé l’échec de la République Arabe Unie (RAU) en septembre 1961, ils préparent secrètement un double coup d’État contre le gouvernement syrien et contre le bureau politique du Baath présidé par ‘Aflaq. Les alaouites entrent en scène Les années soixante annoncent l’apparition des alaouites, notamment leurs généraux, sur le devant de la scène baathiste et syrienne à la fois. Dans son livre Al-Nusayriyyûn al-‘alawiyyûn (Les Nasiris alaouites) Abû Mûsà al-Harîrî relate que des notables alaouites ainsi que des généraux baathistes, parmi lesquels ‘Umrân, Jdîd et Assad, se réunirent à plusieurs reprises entre 1960 et 1968 dans le but de trouver les moyens de maîtriser le parti Baath et l’armée syrienne afin de dominer le pouvoir central à Damas. Al-Harîrî évoque aussi un autre plan visant à encourager les alaouites à émigrer de leur montagne (Djibâl al-nusayriyya) vers les grandes villes de Tartous, de Latakieh et de Homs dans la perspective d’établir un État alaouite avec Homs comme capital. Ces informations ne reposent pas sur des preuves établies, mais le CMB réussit son coup d’État le 8 mars 1963. Eliminant les nassériens et les communistes, le CMB, dominé par Salâh Jdîd et Hafez Assad, se trouve face au leader historique du Baath Michel ‘Aflaq. Trois ans plus tard, le CMB conduit en 21-25 février 1966 un second coup d’État contre ‘Aflaq. La Constitution est suspendue. Un nouveau régime est créé selon lequel toute séparation entre le Baath et le pouvoir est impossible : « Le pouvoir, c’est le Baath ». Les Aflakiens sont éliminés. ‘Aflak à son tour fuit au Liban avant de trouver refuge parmi les baathistes en Irak. Cependant, la lutte pour le pouvoir entre les deux nouveaux leaders, Jdîd et Assad, ne tarde pas à s’imposer. La discorde entre les deux apparaît au lendemain de la défaite de l’armée syrienne qui conduit pendant la guerre israélo-arabe de juin 1967 à la perte du plateau du Golan. A cette défaite s’ajoutent les débats idéologiques entre le groupe présidé par Jdîd aspirant à une doctrine marxiste radicale, et celui conduit par Assad dont le souci principal est de redresser l’armée syrienne sans multiplier les liens de dépendance à l’égard de l’URSS. Ce groupe désire une coopération économique et militaire avec les autres pays arabes sans faire valoir une approche marxiste ou progressiste à leur égard. C’est l’écrasement de la « résistance palestinienne » par le roi jordanien Hussein, en septembre 1970, et la tentative de Jdîd d’engager l’armée syrienne dans cette bataille aux côtés des Palestiniens, à laquelle s’oppose Assad, qui rend les rapports entre les deux leaders de la Syrie irréparables. Cette situation, aggravée par la mort de Nasser, pousse Assad à agir. D’abord il procède à l’arrestation des membres dévoués à Jdîd et prend le contrôle des troupes militaires les plus importantes. Le 19 octobre 1970, il ordonne à ses soldats d’encercler les bureaux de l’organisation civile du Baath, et le jour suivant il fait arrêter les dirigeants les plus importants y compris Jdîd. Dès lors, Assad concentre entre ses mains tous les pouvoirs du Baath et du gouvernement syrien. Il nomme un de ses partisans, Ahmad al-Khatîb, à la tête de l’État syrien. Prenant conscience de la sensibilité des sunnites syriens vis-à-vis de l’ascension d’un alaouite à la présidence (les alaouites sont considérés comme non musulmans), Assad sollicite son ami, l’imam shi‘ite libanais Mûsâ al-Sadr, pour promulguer une fatwa proclamant que les alaouites sont des musulmans shi‘ites. Désigné par cent soixante-treize membres de l’Assemblée du Peuple comme candidat à la présidence de la République, Assad devient président, le 12 mars 1971, à la suite d’un référendum populaire. Cette entreprise menée par Assad est baptisée « le mouvement rectificatif » (al-haraka al-tashîhiyya). En 1973, il procède à une modification de la Constitution syrienne visant à supprimer la clause qui consiste à préciser que l’Islam doit être la religion du président. Il est confronté à une opposition acharnée des ‘ulamâ’ sunnites syriens qui le menacent de mobiliser les foules musulmanes contre lui. En ce qui concerne la politique militaire, Assad conserve d’une main de fer tout ce qui est en rapport à l’armée. Du fait de cette politique, les hautes fonctions militaires ne peuvent être occupées que par des officiers alaouites en premier lieu, et en second lieu par les sunnites ou les chrétiens baathistes qui ont prouvé une forte allégeance à Assad. Les adversaires du parti Baath, notamment les membres des Frères Musulmans, n’ont pas l’autorisation de se présenter à l’école militaire. Ces mêmes règles sont appliquées pour recruter les membres des services secrets. Ce système s’est transmis du père au fils. Conscient de l’importance de l’armée, le président actuel Bashâr al-Assad a réussi à maintenir la même emprise sur elle. Aucune troupe ne se mobilise sans son approbation. Le défi auquel s’est confrontée cette armée depuis l’éclatement des événements en Syrie, en mars 2011, le prouve. C’est avec les Assad que la Syrie jusqu’alors objet de dispute entre les puissances régionales et internationales s’est transformée en une force régionale active exerçant son influence sur la scène moyen-orientale. Etablissant un fort pouvoir central à Damas et imposant son autorité par tous les moyens, y compris la violence, sur toutes les régions limitrophes, les Assad ont réussi à faire de la Syrie le nœud central d’une alliance, politique, militaire, et géostratégique depuis l’Iran jusqu’au Hezbollah au Liban en passant par l’Irak. Cette alliance est identifiée au shi‘isme par les leaders sunnites de la région comme le roi de la Jordanie ‘Abdallâh, l’ancien président égyptien Hosni Moubarak et le roi saoudien ‘Abdallâh. Ils l’ont nommé « croissant shi‘ite » (al-hilâl al-shî‘î). Telle également dénoncée par les États-Unis qui ont pu l’inscrire dans l’« axe du mal ». C’est dans ce contexte de rivalité géopolitique entre les États-Unis et ses alliés d’une part et l’Iran et ses alliés de l’autre, aggravée par une effervescence confessionnelle juive et musulmane sunnite et shi‘ite, qu’on peut mieux comprendre ce qui se passe actuellement en Syrie. Les positions de la Russie et de la Chine vis-à-vis des événements en Syrie rendent le paysage plus compliqué. Pour beaucoup d’observateurs, la crise syrienne n’est plus une affaire intérieure entre opposition syrienne d’une part et régime baathiste de l’autre, ni une confrontation régionale entre l’axe sunnite d’un côté et celui shi‘ite de l’autre, elle est devenue une question susceptible de modifier l’équilibre international qui a été établi au lendemain de la chute de l’URSS. Biographie Georges Corm, Le Proche-Orient éclaté, 1956-2010, Gallimard, Paris 2010. Henry Laurens, L’Orient arabe. Arabisme et islamisme de 1798 à 1945, Armand Colin, Paris 1993. Pierre-Jean Luizard, Laïcités autoritaires en terres d’Islam, Fayard, Paris 2008. Patrick Seale, Assad : Al-Sirâ‘ ‘alâ al-sharq al-awsat (Assad : Conflit sur le Moyen Orient), Sharikat al-matbû‘ât li-al-tawzî‘ wa al-nashr, Beyrouth 2002. Al-Dustûr (La constitution du parti Baath), Le bureau de l’information-parti Baath, Damas 1976.