S’il a alarmé l’Occident, qui ne parvient pas à le contrôler ni à en saisir toute la portée, le califat proclamé par l’État Islamique n’a guère trouvé de soutien parmi les penseurs musulmans, bien au contraire. Ils ont réagi soit par le silence, soit par des critiques précises qui mettent en évidence les convulsions qui agitent la umma, du fait notamment de l’absence d’un visage unique de l’Islam.

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:53:36

Bien que l’institution du califat occupe une place importante dans l’imaginaire collectif des musulmans, sa proclamation par l’organisation de l’État Islamique ne semble pas avoir soulevé grand enthousiasme parmi les penseurs islamiques. Mais qu’est-ce donc que le califat, et pourquoi l’initiative de l’ISIS a-t-elle soulevé tant d’oppositions ? «L’imamat est institué pour suppléer à la prophétie dans la sauvegarde de la religion et dans le gouvernement des affaires terrestres »: telle est la formule classique par laquelle le juriste Al-Mâwardî (+1058) définit la nature et les buts de la plus haute autorité de l’Islam sunnite: imâm ou calife, selon que l’on insiste sur son rôle de guide (imâm) ou sur sa fonction de vicaire (khalîfa) par rapport à Muhammad. En réalité, quand Mâwardî écrit son traité sur les statuts du gouvernement dans l’Islam, le califat abbaside de Baghdad a déjà commencé sa parabole descendante, et le profil et les prérogatives que le juriste attribue au calife dessinent une figure idéale plus qu’une réalité historique. Et pourtant, bien que le califat ait été rarement à la hauteur de l’image prégnante qui en est fournie (au point que seuls les premiers quatre – dont le titre à l’époque était celui de amîr al-mu’minîn et non de calife –, définis a posteriori les « bien guidés », apparaissent pleinement conformes aux exigences légales islamiques requises), juristes et théologiens sont à peu près d’accord pour penser que la communauté islamique, la umma, ne peut se passer de ce guide suprême, garant dans le même temps de son unité et de la correction de son fonctionnement socio-politico-religieux. Ainsi, lorsqu’en 1924, le fondateur de la République turque laïque et nationaliste Mustafa Kemal Atatürk, abolit l’institution du califat, détenue depuis 1517 par la dynastie ottomane, le monde musulman tout entier se découvre orphelin d’un chef dont, à vrai dire, il avait vraisemblablement déjà oublié qu’il l’avait. Depuis, hommes politiques, penseurs, juristes et théologiens s’interrogent sur le chemin à entreprendre, en un débat d’où émergent en substance trois positions. Selon le shaykh ‘Alî ‘Abd al-Râziq, dont les thèses firent grand bruit en Égypte dans les années 1920, le califat est une institution superflue du moment qu’il ne trouverait aucune justification légale dans les textes fondateurs. Le juriste ‘Abd al-Razzâq Sanhûrî estime que le califat ne peut être proposé de nouveau sous ses formes historiques dans le monde contemporain, mais qu’il devrait assumer la forme d’une « société des nations orientales ». Le penseur réformiste Rashîd Ridâ pense en revanche que le califat doit être restauré selon le modèle de la communauté islamique des origine et voit dans la ville irakienne de Mossul son siège le plus indiqué. L’apparition publique, justement à Mossul, du soi-disant calife Ibrahim (Abû Bakr al-Baghdâdî, leader de l’ISIS) est-elle une coïncidence, ou un cas de prophétie autoréalisatrice ? Il est difficile de le dire. Il est certain en revanche qu’elle n’a pas convaincu beaucoup de leaders islamiques importants dans le monde. Dans une note publiée sur son site, l’Union Mondiale des ‘Ulamâ’ (savants) Musulmans, dont l’initiateur et président est le shaykh Yûsif al-Qaradâwî, penseur influent lié aux Frères Musulmans, déclare que la proclamation du califat est juridiquement nulle sur la base de trois arguments : 1) la proclamation de n’importe quel groupe ne suffit pas pour instituer le califat, parce que le calife doit recevoir l’investiture de l’umma à travers les représentants de celle-ci ; 2) dans l’Islam, la gestion de l’État doit se faire à travers le principe de la shûrâ (consultation) et non surgir d’action unilatérales ; 3) le califat n’est pas légitime si, au lieu d’unifier la umma, il constitue un élément ultérieur de division entre les groupes qui font partie de celle-ci. De façon générale, l’Union des ‘Ulamâ’ ne conteste pas le principe de la restauration du califat (« nous rêvons tous du califat islamique et nous espérons au plus profond de nos cœurs qu’il soit institué au plus tôt », dit la note), mais elle affirme que les « grands projets » ont besoin de longues réflexions et d’une préparation adéquate. Le vice-président de l’Union des ‘ulamâ’, le savant marocain Ahmed Raysûnî, a ajouté quelques précisions dans un texte publié par la suite sous sa signature. Après avoir rapporté les arguments déjà développés dans le communiqué de l’Union, Raysûnî a précisé qu’il ne faut pas transformer la question du califat en un débat purement nominal, vu que la légitimité d’un système politique dérive de sa capacité de réaliser les « objectifs de la sharî’a » et non de la manière dont ils se définit lui-même. L’emploi de l’épée, a-t-il ajouté, est justifié quand il faut se défendre des agressions ou repousser les occupants, mais il ne doit pas servir à des fins hégémoniques ni pour des prévarications. Le chef du mouvement islamiste tunisien al-Nahda, Rashîd al-Ghannûshî, membre lui aussi de l’Union des ‘Ulamâ’, se trouve sur la même longueur d’ondes. Sur le thème spécifique du califat, il s’est limité à partager et à reprendre la position de Raysûnî, mais dans un entretien accordé au quotidien panarabe al-Quds al-‘arabî, puis dans son sermon du vendredi prononcé le 4 juillet dernier, il est parti des événements en Iraq pour développer des considérations politiques plus générales sur le monde arabe et en particulier la Tunisie. Pour Ghannûshî, si, dans les démocraties avancées, la méthode majoritaire peut fonctionner, dans les systèmes politiques qui vivent une phase de transition, il risque de favoriser des sectarismes et coteries partisanes : il faut par conséquent le replacer par ce qu’il appelle une méthode « consensuelle ». Voilà pourquoi, dans la situation précaire dans laquelle se trouve l’Iraq, la proclamation unilatérale du Califat est une initiative « inconsidérée ». Qaradâwî, Raysûnî et Ghannûshî, avec certes des accents différents, partagent l’idée d’une construction progressive de la cité islamique. Leur condamnation de l’initiative de l’État Islamique est donc compréhensible. Mais parmi les critiques d’Abû Bakr al-Baghdâdî et de son organisation se trouvent aussi des idéologues nettement salafistes et jihadistes, et en particulier ceux de la « vieille garde » liée à al-Qa’ida. Parmi eux, une figure importante, l’idéologue jordano-palestinien Abû Muhammad al-Maqdisî. Peu connu des musulmans étrangers aux cercles salafistes et à peu près inconnu en Occident, al-Maqdisî est en réalité l’un des penseurs jihadistes les plus influents du monde (il a créé le site www.tawed.ws, la plus grande librairie en ligne de littérature islamique radicale, et a été l’inspirateur notamment de l’ex leader de al-Qa’ida en Iraq Abû Mus’ab al-Zarqâwî). Déjà en novembre dernier Maqdisî avait contesté les ambitions de Abû Bakr al-Baghdâdî et, dans la dispute à l’époque toute syrienne entre ISIS et Jabhat al-Nusra, avait pris position en faveur de cette dernière. Dans une réflexion publiée le 12 juillet dernier sur son site, l’idéologue jordanien attaque de nouveau en termes sévères l’État Islamique, l’accusant de créer des divisions non seulement entre les musulmans, mais dans les rangs mêmes des militants jihadistes. « Le califat – écrit Maqdisî – doit être un refuge et une garantie pour tous les musulmans, non une menace ou une intimidation ». Par-delà toute considération sur les fractures et les rivalités internes du front jihadiste –, un point reste frappant : ceux qui, hier encore, pouvaient être considérés comme de dangereux propagateurs de haine et de violence apparaissent aujourd’hui comme des exemples de modération. Et ceci en dit long sur la nature et les méthodes de l’État Islamique. Au milieu des voix qui se sont levées pour commenter la proclamation du califat par l’État Islamique, on remarque le silence d’al-Azhar. La prestigieuse mosquée-université du Caire s’est pour l’instant limitée à publier un communiqué sur la situation irakienne le 23 juin dernier, donc antérieur à la proclamation, invitant les Irakiens à laisser de côté « les intérêts partisans, sectaires ou ethniques, et à rechercher immédiatement une formule consensuelle nouvelle par laquelle sauver l’Iraq et son peuple de toute forme d’extrémisme et des forces étrangères aux aguets ». Quelques professeurs de l’Université égyptienne se sont toutefois exprimés, à titre personnel, sollicités par le quotidien libanais al-Safîr. Ahmad Karîma, professeur de sharî’a, a affirmé par exemple que le califat, dans l’histoire de l’Islam, n’a jamais eu une dimension politique, mais uniquement la mission de la prédication et, rappelant les idées de Sanhûrî, a ajouté que « lorsque les arabes et les musulmans auront un marché économique comme celui de l’Union européenne, une monnaie unique comme l’Euro, une entité politique et militaire, et lorsqu’on aura levé les obstacles à l’obtention des visas, alors, on pourra parler d’un califat ». En somme, plus qu’un symbole de l’unité de la umma, le califat apparaît aujourd’hui comme l’emblème de sa division et de ses convulsions, comme du reste cela s’est déjà passé au cours de l’histoire islamique. Dans son ouvrage La tragédie de l’Islam moderne, l’historien tunisien Hamadi Redissi écrit que « l’Islam a désormais de multiples visages parce qu’il n’en a plus un qui lui soit propre. […] Tous parlent au nom de l'islam, mais ce n'est assurément pas le même ; chacun le réinvente au présent ». La question califale semble décidément lui donner raison.