Nombreux sont les comportements sociaux qui se fondent sur le principe de la gratuité. Ce n’est qu’en repensant, à partir d’eux, le concept de propriété privée capitaliste qu’il peut y avoir un sens à s’engager dans un projet de reconstruction économique entre l’Europe, les rivages africains et le Moyen-Orient

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:04:52

Nombreux sont les comportements sociaux qui se fondent sur le principe de la gratuité. Ce n’est qu’en repensant, à partir d’eux, le concept de propriété privée capitaliste qu’il peut y avoir un sens à s’engager dans un projet de reconstruction économique entre l’Europe, les rivages africains et le Moyen-Orient. Sinon, nous risquons de reproduire les horreurs capitalistes et néocolonialistes qui ont plongé la planète tout entière dans une crise économique.

La praticabilité d’un « Plan Marshall » pour la Méditerranée ne saurait pas même relever de l’hypothèse si celui-ci – quel que soit son projet économique – ne trouve les conditions géostratégiques pour se déployer et parvenir à un équilibre régional de puissance. Le grand obstacle à cette hypothèse, qui vise à la reconstruction et au rééquilibre non seulement économique mais aussi démographique, des deux rives de la Méditerranée, est l’impossibilité de reconstruire un parcours économique de reprise en faisant appel uniquement au concept de propriété privée capitaliste.

Un nouveau Plan Marshall ne peut être que le terrain expérimental de la polygamie des formes de l’échange bien esquissées dans ce document séminal qu’est l’encyclique Caritas in Veritate. La discussion actuelle – justement parce que nous ne sommes pas encore sortis de la grande crise économique – devrait porter tant sur la diversification des formes de l’échange que sur les différentes formes d’allocation des droits de propriété. Ces deux fleuves souterrains de la réflexion sur le capitalisme viennent croiser la pensée de Karl Polanyi[1] et de ses élèves, selon lesquels il y aurait une contradiction entre le marché et sa base morale : quand, dans la « grande transformation », le marché s’affirme comme forme déployée de l’échange, l’« économie morale » disparaît. Il s’agit d’une position que beaucoup soutiennent encore aujourd’hui. Elle est en réalité contredite par l’histoire. Des études comme celles du grand historien anglais Edward P. Thompson, lequel, pour désigner une vision des rapports économiques inspirée non par le profit individuel, mais par la recherche du bien commun, inventa l’expression d’« économie morale », montrent que celle-ci a continué même avec l’avènement du capitalisme[2].

Certes, il y a aussi dans le monde des turpitudes, par exemple le marché des organes, mais là, nous sommes dans la sphère de l’économie criminelle. Les hommes sont capables aussi de poursuivre cette fin, mais je continue à croire qu’il s’agit d’une minorité. Et pourtant, je l’entends dire de tous côtés, la crise actuelle n’a-t-elle pas peut-être érodé les bases morales du marché ? (...)

 

Le manager stockoptionniste

Certes, ces bases ont été compromises par ce que j’ai appelé le manager stockoptionniste – super- payé sur la base de stock options et algorithmes inconnus – lequel, portant à l’extrême son comportement opportuniste, a ôté tout fondement éthique au marché[3]. Une grande partie de la crise dérive de cet excès d’appropriation et manipulation des indices du marché, favorisé justement par les stock options. C’est à cela, j’en suis convaincu, que le pape Ratzinger a fait allusion lorsque, dans son encyclique Caritas in Veritate il écrivait que l’on était en train de saper les bases morales du marché. Quand le conflit d’intérêts devient endémique, et que qui dirige une entreprise décide aussi de sa propre rétribution, une minorité organisée peut arriver à contrôler une majorité désorganisée. Combien un tel comportement extra-économique constitue l’une des raisons de la crise, l’ex gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mervyn King, l’a mis en lumière dans son ouvrage récent, The End of Alchemy. Money, Banking and the Future of Global Economy (Norton & Company, New York 2016), qui s’ouvre, ce n’est pas un hasard, sur une citation tirée de The Rock de Thomas Stearns Eliot dans laquelle le poète se demande où sont « la sagesse que nous avons perdue dans la connaissance » et « la connaissance que nous avons perdue dans l’information ». Ma vieille amie Elinor Ostrom a eu le prix Nobel à 84 ans pour sa théorie sur les common goods, les biens communs. C’est-à-dire sur ces biens que l’on définit « publics » non en raison de la forme de propriété de l’État, mais parce que cette forme, non ordonnée au profit individuel, est essentiellement coopérative, c’est-à-dire propriété de petits et grands groupes sociaux, et en consent l’usage pour tous ceux qui veulent y accéder, en suivant des règles qui en assurent la reproductibilité sans fin. J’ai polémiqué avec Stefano Rodotà, dont j’ai pourtant beaucoup aimé Il terribile diritto (« Le terrible droit »)[4], parce qu’il soutient que l’eau est un bien commun, alors que je pense qu’il s’agit d’un bien qui peut être privé, d’État ou autogéré par les populations qui en bénéficient historiquement. Le principe des common goods se fonde sur celui de la gouvernance et prévoit – et ceci me semble le point sur lequel il faut travailler – une allocation des droits de propriété différente de celle du principe capitaliste, parce que la propriété est collective, c’est-à-dire d’un petit groupe, et non de l’État. C’est un bien géré par les membres de la collectivité, dont le but est de le distribuer sur la base des exigences des familles de la communauté.

 

Une incitation à expérimenter

La matérialité des effets de la crise constitue une incitation à expérimenter. On parle souvent de sharing economy pour indiquer des formes de partage de services tels que les habitations, les moyens de transport, les espaces de travail qui impliquent de vastes groupes de personnes grâce à l’emploi de plates-formes digitales. « Partager » est un terme qui porte dans son sillage toute une nasse de termes analogues, comme « collaborer » ou « coopérer », de forte densité de sens, et qui à leur tour évoquent à l’esprit des expériences d’« économie sociale » qui visent à recomposer économie et société. Ces nouvelles formes de partage concernent uniquement l’usage, et jamais la propriété. Ce qui frappe, c’est l’absence de tout principe mutualiste et de toute hypothèse de dépassement de la propriété capitaliste.

Au contraire, dans la polygamie des formes de l’échange et de la propriété décrite dans la Caritas in Veritate (coopérative, non lucratif, capitaliste), on peut voir une réaction aux excès révélés par la crise économique, excès provoqués par le principe du shareholder value [la valeur pour l’actionnaire, sa rémunération, NdlR]. Dans la benefit corporation, par exemple, on accompagne la figure dominante du shareholder de celle du stakeholder [le sujet qui a un intérêt dans l’entreprise même s’il n’est pas actionnaire, NdlR], qui tempère et modère le premier en faisant passer la fonction d’utilité d’un principe de maximalisation à un principe de coexistence, d’utilité sociale. Il s’agit ainsi d’un capitalisme bien tempéré, et un capitalisme bien tempéré est certes mieux qu’un capitalisme bien déployé.

L’entreprise sociale, en revanche, favorise l’allocation des droits de propriété capitaliste grâce auxquels toutefois on peut réaliser tant la production que la jouissance de biens publics, comme cela est typique des théories néoclassiques de l’économie du bien-être, à partir de Pigou[5]. Les différentes formes de sharing economy ou économie de partage, enfin, se présentent comme des formes de partage de la sphère des biens de consommation, matériels ou immatériels, et ne mettent jamais en question les principes de la production. Donc elles se désintéressent de savoir quelle forme d’allocation des droits de propriété se trouve présente quand ceux-ci, justement, se consomment ou que l’on en fait usage. Il s’agit ici de formes qui n’ont rien à voir avec les principes de la propriété coopérative, ou du mutualisme, et elles ne provoquent donc pas cette « frayeur », cette « terreur » qui s’empara des classes capitalistes et de leurs intellectuels de service alors que, entre le XIXe et le XXe siècle, avec le soutien intellectuel de géants comme Alfred Marshall, Luigi Luzzati, Leone Wollemborg et Friedrich W. Raiffeise, Don Luigi Cerruti, Charles Gide, Ugo Rabbeno, Bruno Cossa, Giovanni Montemartini, on vit se dresser – David contre Goliath – le principe coopératif et mutualiste qui défiait l’hypostatisation totalitaire du principe capitaliste de la propriété. Les formes multiples de sharing economy ne défient pas en effet une telle hypostatisation totalitaire parce qu’elles préconisent une biodiversité des formes de consommation et non de production de biens et de services.

L’économie circulaire suscitée par la pensée maçonnique s’insère brutalement dans ce contexte. Le fait qu’il s’agisse d’une idée globale la rapproche du modèle coopératif : elle non plus ne tend pas à maximiser le profit, mais à la continuité de l’entreprise et, par conséquent, du travail. Marshall lui-même, homme doté d’une intelligence extraordinaire, et qui nourrissait une grande passion pour l’histoire, consacre à l’entreprise coopérative un chapitre de ses Principes d’économie, base de l’économie néoclassique. Ce qu’il souligne bien, c’est que celle-ci introduit justement le principe moral dans l’économie, la soutenabilité de qui y travaille et de sa famille, et qu’elle maximise la continuité de l’entreprise. Elle ne distribue pas de profits, si ce n’est aux facteurs de la reproduction.

Or, la question sur laquelle réfléchir est comment produire de la valeur dans des entreprises qui ne soient pas à allocation de droits de propriété capitaliste. Si nous ne commençons pas à construire des segments de sortie du modèle économico-capitaliste à travers, surtout, la forme d’entreprise coopérative, nous ne sortirons pas de cette crise car elle est sans précédent (à côté, celle de 1929 a été « une timide récréation »). Cette crise, par exemple, crée un chômage structurel. La première chose à faire est donc de créer de l’emploi à l’intérieur d’un processus de travail révolutionné par l’innovation technologique. Malheureusement, toutefois, la pensée coopérative est toujours plus faible parce qu’elle mime trop l’entreprise capitaliste. Mais elle pourrait rencontrer les common goods dont parle Ostrom, et en tirer une nouvelle lymphe.

 

Le principe de gratuité

Le point en commun, ce sont toujours les droits de propriété. Ostrom a été trop vite oubliée ou mystifiée, de manière à désamorcer la potentialité alternative et révolutionnaire que contient sa théorie, aussi bien en ce qui concerne l’allocation des droits de propriété qu’en ce qui concerne les principes d’une véritable et efficace corporate governance.

Comme je l’ai écrit à plusieurs reprises – et c’est là ma critique à Polanyi –, l’avènement du marché capitaliste ne détruit pas la subjectivité des personnes, et donc ne détruit pas le don. J’ai la conviction que le don coexiste dans le marché : ce n’est donc pas l’alternative, ou quelque chose d’interstitiel, mais bien plutôt une ressource formidable et puissante. Le don qui agit effectivement comme élément qui tempère le marché est le don sans réciprocité. S’il y a obligation de rendre, on est prisonnier de qui a donné. Comme me l’a enseigné l’un de mes maîtres, Maurice Godelier, grand anthropologue de la deuxième moitié du XXe siècle, le don n’a pas toujours besoin du contre-don. Il doit être invisible et il est plus répandu qu’on ne le pense. Et on ne peut le réduire au calcul cognitif pur et simple, parce qu’il est énergie psychico-affective.

Nombreux sont enfin les comportements sociaux qui se fondent sur le principe de la gratuité. L’économie du don s’incarne surtout dans le non lucratif : tu donnes une partie de ton temps et tu n’en as aucun retour. Ce donner te soutient, donne plénitude à ta vie. Le « donnez, et il vous sera donné » de Frédéric Ozanam, fondateur de la Société Saint-Vincent-de-Paul, ne nie pas le marché, il ne nie pas la justice, il adoucit et tempère la douleur de la croissance économique.

Ce n’est que sur ces bases théoriques et sur ce fondement de la foi que s’engager dans un Plan Marshall dans la Méditerranée peut avoir un sens, sinon, nous reproduirons les horreurs capitalistes et néocolonialistes qui nous ont plongés dans cette situation tragique.

 

Reconstruire un ordre géopolitique

À ces considérations, il faut ajouter une analyse géopolitique. Sans un nouveau nation and state building, tout raisonnement économique quel qu’il soit est impossible. Il faut tout d’abord créer une situation de puissance qui ramène la paix, et cela n’est possible qu’à travers la guerre. Le monde est désormais dominé par le conflit nord-africain, qui voit le retour du nassérisme revu à la lumière des changements intervenus sur la scène internationale du fait de la chute de l’Union soviétique, avec la réapparition des militaires comme force de stabilisation. Avec Gamal Abdel Nasser et, également, avec le baathisme, ceux-ci construisaient la nation : aujourd’hui, ils la défendent contre le cosmopolitisme qui a suivi la destruction du Califat ottoman, cosmopolitisme qui a donné vie aux Frères musulmans et met aujourd’hui en danger le rapport même avec l’Occident, entre ce qui reste de ce passé et les nouvelles formations hiérocratiques qui, depuis la chute du shah en Iran, cherchaient de diverses manières à assumer le pouvoir. Ces différents acteurs jouissent de l’appui de puissantes forces de l’État, comme l’Iran d’un côté, et l’Arabie Saoudite et le Qatar de l’autre. Tout ceci dérive de ce que l’on a appelé les Printemps arabes, qui se sont rapidement avérés être une révolte de classes moyennes aussi bien laïques qu’islamiques, armées les unes contre les autres, encouragées aussi par la moral suasion des États-Unis, décidés à rénover le bloc de commandement égyptien. L’incompréhension des changements intervenus dans le monde arabe, persan et turc de la part des États-Unis a été catastrophique, incapable de prévoir l’instabilité de l’enracinement institutionnel des Frères musulmans. Le mécanisme de désamorçage des dictatures militaires avec une réforme politique confiée à des forces comme les sunnites radicaux a eu le même effet qu’en Iraq et, précédemment, en Iran où c’était le chiisme le plus intransigeant qui était arrivé au pouvoir.

Actuellement le monde musulman voit s’éloigner de plus en plus le rôle hégémonique des États-Unis, avec des conséquences qui peuvent être dévastatrices si ce vide n’est pas rapidement comblé. Le thème énergétique est fondamental, mais pas suffisant pour comprendre la situation. Certes les shale oil and gas déterminent un affaiblissement croissant de l’OPEP, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole, mais le problème remonte plus haut. Il commence dès la moitié des années 1970, quand les réserves proven and unproven ont commencé à se concentrer non plus dans les mains des majors[6], mais dans celles des NOCS, c’est-à-dire des compagnies nationales en majorité non OPEP, qui aujourd’hui en possèdent 90 %. Ceci a généré une révolution technologique impressionnante, et une augmentation de la concurrence.

 

La rupture entre sunnites et chiites

Le fait que se soit timidement esquissée une alliance entre Arabie Saoudite, Israël et Russie pour mettre sous contrôle la situation syrienne en soutenant Bachar al-Assad et en soutenant dans le même temps les militaires égyptiens, qui ont sauvé non seulement leur pays, mais aussi l’Occident en évitant la création d’un énorme état islamique salafiste destiné à menacer aussi bien l’Europe que le centre de l’Afrique, est une donnée positive : mais son institutionnalisation doit surmonter une énorme difficulté. En premier lieu, culturelle : c’est-à-dire la fin de la culture de Westphalie et la honte des théories de l’intervention humanitaire et des droits de l’homme sans considération aucune pour les compatibilités et spécificités culturelles des nations, des peuples et des élites avec lesquels on entre en contact. Tout cela a fait sombrer l’Occident dans un anti-kissingerisme dont nous commençons à peine à entrevoir le prix énorme à payer. La rupture militaire entre sunnites et chiites n’est que le début d’une longue guerre inter-islamique qui ne pourra se résoudre qu’en mettant en communication entre elles les trois cultures fondamentales de la zone : la culture arabe, la turque et la persane. L’Occident doit jouer ce rôle.

Si ce n’est que tout va autrement : le marché se déploie, oui, mais entre mille failles et fissures, et la théorie oubliée de Steve Rokkan sur les clivages[7]dont le monde entier souffrait et souffre dans les processus de changement revient à la lumière avec une puissance inusitée. Il faut y ajouter aujourd’hui la présence du terrorisme sur une faille qui risque de diviser le monde justement dans la zone de crise à plus haute intensité désagrégeante, celle où se trouvent les réserves énergétiques d’hydrocarbures fossiles les plus denses de la planète. Une faille coupe en deux l’Afrique du nord pour arriver jusqu’au Golfe Persique, risquant de désagréger le Moyen-Orient et l’Asie centrale. À un bout se trouve l’Arabie Saoudite et son hégémonie sur le monde sunnite, à l’autre bout, l’Iran et son idéologie chiite, toutes deux en peau de léopard, qui divisent, déchiquètent, opposent tous les États du Golfe, du Moyen-Orient, du Liban à la Perse. Si la Syrie devait se désagréger, la faille pourrait s’ouvrir, entraînant avec elle la monarchie hachémite, ainsi que la monarchie alaouite marocaine (outre, naturellement, Israël).

La crise libyenne est une conséquence indirecte de ce processus général, auquel s’ajoute un aspect spécifique, l’absence de state and nation building de ce conglomérat tribal dominé de manière bonapartiste par Kadhafi après l’effondrement de la monarchie senoussite : un équilibre tribal qui ne s’est pas encore rétabli et que seules les puissances occidentales pourront reconstruire. Le pacte militaire anglo-français scellé en cette phase doit se comprendre dans cette perspective, devant un désengagement militaire relatif des États-Unis en Occident.

Ce pacte est en effet l’avant-première de l’évolution d’une stratégie non européenne, mais duopolistique, de lutte pour le contrôle du véritable objet de la dispute : l’Afrique subsaharienne, et en particulier la région des Grands Lacs, cœur énergétique, nutritionnel et industriel de l’avenir. Les cinquante prochaines années de l’histoire économique mondiale seront l’histoire de l’émergence de l’Afrique noire : qui exercera, avec les Africains, la domination sur ces terres, dominera le monde.

Et cela dans un contexte où le déclin nord-américain n’est pas, comme pensent d’aucuns, inéluctable, mais reste plus visible du fait de la crise économique et de l’incertitude stratégique. Les États-Unis doivent trouver un autre pilier stratégique qui se tienne à leur côté, parce que l’Europe ne peut plus l’être de façon unitaire. De là l’importance de la confrontation avec la Chine et de l’alliance avec les pays émergents.

 

États sans nation

Les grandes failles de l’histoire entre Méditerranée, Golfe Persique et Océan Indien ont toujours été décidées par la rencontre ou l’affrontement, d’une âpreté majeure, entre les trois grandes civilisations qui ont dominé pendant des siècles ces terres : arabe, persane, turque. Seul l’écroulement de l’empire ottoman a obscurci cette vérité, avec les traités qui, stipulés au cours de la première guerre mondiale, ont donné naissance à un ensemble d’États sans aucun rapport ni avec l’ethnicité ni avec l’histoire. Des États sans nation, voilà le problème arabe. Et, d’autre part, des nations avec des États forts et construits par des élites modernisatrices : voilà le secret de la tradition persane et de l’invention turque. Cet équilibre a pu tenir uniquement parce que, entre les deux guerres mondiales, on était trop occupé en Europe à construire les bases de la destruction de Versailles. Dans le second après-guerre, on procéda immédiatement à la construction des deux bastions contre le stalinisme : à l’est, l’Arabie Saoudite, construction américaine entre tribalisme et domination sacrale de la tradition religieuse ; à l’ouest, l’Égypte, qui, après la déchirure éclatante opérée par les États-Unis vis-à-vis du post-colonialisme résolu à conquérir le canal de Suez après sa nationalisation (guerre de 1956), sera le gardien fidèle de l’atlantisme nord-africain. Et le tout unifié en une pensée stratégique unique, en somme, et non divisé, comme on le pense généralement, par la guerre froide. Car c’est celle-ci qui donnait un sens au rôle de la Turquie comme flanc sud de l’OTAN et permettait d’établir un équilibre de puissance également en Syrie, ce que le vieux Hafez al-Assad fit de façon magnifique. En Iran, la chute du Shah et, avant même, celle de Muhammad Mossadegh du fait d’un coup d’état anglo-américain aussi débile que mal conçu, ouvrit la voie, des années plus tard, à un régime hiérocratique comme on n’en avait jamais vu dans le monde musulman tout entier. Dans ce contexte, le terrorisme djihadiste met en question le grand tournant amorcé autour des années 1990 sur l’horizon international. De même que la globalisation ouvrait les marchés de la finance à l’absence tragique de régulation, l’abandon de la perspective kissingerienne fortement westphalienne ouvrait la voie à une série d’aventures militaires dénuées de toute pensée stratégique, qui ont été le trou noir du désordre international durant ces vingt dernières années.

Ce qui se passe aujourd’hui en Afrique est en premier lieu le résultat du manque de stabilisation des relations entre Europe et Russie. L’idéal gaulliste d’une Europe de l’Atlantique à l’Oural était le seul contrepoids international à ce qui est à présent la solitude des États-Unis. L’Amérique doit-elle encore s’attarder à garantir les bases du pouvoir à son allié européen fatigué et inerme, incapable de construire une force militaire auto-suffisante qui puisse garantir la sécurité sur le flanc sud de l’OTAN et en Afrique du nord ? Jusqu’à quand les États-Unis, désormais libérés de la nécessité du rapport transatlantique que la domination du Golfe assure, continueront-ils à protéger l’Arabie Saoudite ? Voilà la plus dramatique des questions que la réflexion stratégique dresse aujourd’hui devant nous.

Et c’est justement cette question que nous devons résoudre avant de proposer quelque « Plan Marshall » que ce soit, initiative bénévole sans doute mais peut-être prématurée.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

 

[1] Economiste, sociologue et anthropologue, né à Vienne en 1886. Son œuvre principale, La grande transformation, est une critique de la société de marché et de l’autonomie de l’économie vis-à-vis de la société, NdlR.

[2] Edward P. Thompson, The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth century, «Past & Present» 50 (1971), n. 1, pp. 76-136. En plus de Thompson cela nous est rappelé par Albert O. Hirschman et Barrington Moore jr, pour lesquels le marché ne peut pas vivre sans une base morale. Voir Albert O. Hirschman, L’Économie comme science morale et politique, Seuil, Paris 1984 et Barrington Moore jr, Moral Aspects of Economic Growth and Other Essays, Cornell University Press, Ithaca & London 1998.

[3] Pratique encore courante. Récemment, le Fonds souverain norvégien (870 milliards de dollars) a ajouté à ses standards déjà rigoureux la décision de ne plus investir dans des entreprises dont les managers sont payés de façon disproportionnée.

[4] Stefano Rodotà, Il terribile diritto, Il Mulino, Bologna 2013.

[5] Arthur Cecil Pigou (1877-1959), économiste anglais. Élève d’Alfred Marshall, il lui a succédé à la chaire d’Économie politique du King’s College de Cambridge, et est considéré comme le pionnier de l’économie du bien-être, NdlR.

[6] Le shale oil et le shale gas sont le pétrole et le gaz produits de manière non conventionnelle. Les réserves proven sont celles dont l’extraction est estimée hautement probable (90 %). Les réserves unproven sont géologiquement équivalentes à celles proven, mais leur extraction ne peut être estimée avec le même degré de certitude pour des raisons techniques ou politiques. Les majors sont les grandes compagnies pétrolières, NdlR.

[7] Selon le politologue norvégien Stein Rokkan (1921-1979) la société occidentale moderne est traversée par quatre « fractures » (cleavages) : centre/périphérie, État/Église, ville/campagne, capital/travail. Ces fractures expliqueraient l’origine des partis politiques, NdlR.

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Giulio Sapelli, « Un plan Marshall pour la Méditerranée ? Une idée prématurée », Oasis, année XIII, n. 24, décembre 2016, pp. 46-54.

 

Référence électronique:

Giulio Sapelli, « Un plan Marshall pour la Méditerranée ? Une idée prématurée », Oasis [En ligne], mis en ligne le 21 février 2017, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/un-plan-marshall-pour-la-mediterranee-une-idee-prematuree.

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