Normalement le fugitif, l’errant, l’étranger, si on le rencontre, on le tue. Le renversement, c’est le jour où, au contraire, on l’accueille comme un hôte et comme un envoyé de Dieu

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:04:48

Normalement le fugitif, l’errant, l’étranger, si on le rencontre, on le tue. Le renversement, c’est le jour où, au contraire, on l’accueille comme un hôte et comme un envoyé de Dieu.  Ce renversement, nous pouvons le constater en particulier à l’intérieur des deux grandes civilisations qui sont à l’origine de la nôtre : la civilisation grecque et la civilisation sémitique.

L’hospitalité est d’abord une grande réalité humaine. Les Grecs y voyaient un des traits marquants du peuple civilisé ; et on peut dire, en un sens, que sa conception de l’hospitalité est ce qui caractérisait le degré de civilisation d’un peuple ou d’une race. On comprendra quelle conquête l’hospitalité représente, si on se rappelle ce fait linguistique frappant, que, dans beaucoup de langues, c’est la même racine qui désigne l’hôte et l’ennemi, c’est-à-dire qu’à la base de ces deux catégories, il y a cette réalité indifférenciée encore qui est l’étranger. L’étranger, c’est-à-dire celui qui n’appartient pas au clan, à la race, à l’unité biologique ou sociologique, peut être considéré de deux manières : comme l’ennemi ou comme l’hôte. Et on peut dire que la civilisation a franchi un pas décisif, et peut-être son pas décisif, le jour où l’étranger, d’ennemi est devenu hôte, c’est-à-dire le jour où la communauté humaine a été créée. Jusque-là, il y a des espèces humaines comme des espèces animales en guerre les unes contre les autres dans la foret primitive ; mais le jour où dans l’étranger on reconnaît l’hôte et où l’étranger se trouve revêtu par là d’une dignité singulière au lieu d’être voué à l’exécration, ce jour-là on peut dire qu’il y a eu quelque chose de changé dans le monde.

Je n’ai pas encore cité mes racines, je m’acquitte de mon devoir. En latin, le mot qui signifie hôte est hospes et le mot qui signifie ennemi est hostis. Ce sont deux dérivés d’une même racine. D’ailleurs, en allemand, l’hôtellerie est le Gasthaus, ou gast représente le même radical. Ces constatations sont intéressantes car la linguistique porte en elle l’histoire de la civilisation. En Grec, le mot qui signifie étranger, xenos, est susceptible aussi bien de prendre un sens péjoratif comme quand on parle de xénophobie, que de prendre un sens tout à fait positif : le xénos, c’est l’hôte, et l’hospitalité se dit en grec philoxénia, l’amour de l’hôte. Il vaudrait la peine de faire des recherches dans d’autres domaines linguistiques pour voir si on y trouverait des phénomènes analogues.

La condition primitive de l’étranger nous est décrite au chapitre IV de la Genèse. C’est le cri tragique de Caïn au seuil de l’histoire humaine : « Je serai errant et fugitif sur la terre, et quiconque me rencontrera me tuera »[1]. Normalement, le fugitif, l’errant, l’étranger, si on le rencontre, on le tue. Et le renversement, c’est le jour où, au contraire, on l’accueille comme un hôte et comme un envoyé de Dieu. Ce renversement, nous pouvons le constater en particulier à l’intérieur des deux grandes civilisations qui sont à l’origine de la nôtre : la civilisation grecque et la civilisation sémitique.

 

Le porcher Eumée

Dans le monde grec d’abord, on sait le degré auquel la dignité de l’hospitalité a été poussée. Elle remonte très haut dans l’histoire. Nous pouvons nous rappeler, dans les poèmes homériques, les admirables pages consacrées à l’hospitalité, et en particulier l’épisode où Ulysse, revenant de ses pérégrinations, aborde dans l’ile d’Ithaque, se présente chez lui, sans être reconnu, comme un étranger, et est reçu comme un hôte par le porcher Eumée et par Pénélope. Ce passage nous fait déjà entrevoir le caractère mystérieux de l’hôte qui est plus qu’il ne paraît. Ce hôte est un inconnu, dont on découvrira un jour qui il est. Et ce jour-là alors combien on se réjouira de l’avoir reçu.

Par ailleurs, dans un texte central pour la civilisation grecque, dans les Lois de Platon, nous trouvons un paragraphe sur le statut de l’hôte dans la cité hellénique. Après avoir parlé des devoirs envers les concitoyens, Platon aborde ceux qui concernent les étrangers : « Envisageons cette fois nos devoirs envers l’hôte étranger. Il faut se dire que ce sont les plus saints des engagements ; tout manquement commis envers lui est, en comparaison de ce qui regarde les droits d’un concitoyen, un plus grave manquement envers une divinité vengeresse. L’étranger, en effet, étant isolé de ses camarades et de ses proches, est l’objet pour les hommes et pour les dieux d’un plus grand amour. Aussi que de précautions ne doit-on pas prendre, si peu même qu’on ait de prudence, pour faire jusqu’au bout sa route, sans commettre dans la vie aucune faute à l’égard des étrangers »[2]. Quand nous lisons des textes de cette qualité, nous réalisons ce que les Grecs appelaient l’amour de l’hôte, et que c’est le respect de l’homme, quel qu’il soit. Et nous comprenons ce qu’est la civilisation : essentiellement un ordre de choses, où l’homme est respecté et aimé, et où il est d’autant plus aimé qu’il est plus faible, plus isolé, plus malheureux. Et au contraire, tout ordre de chose où le faible, où l’étranger, est méprisé, rejeté, supprimé, n’est pas une vraie civilisation, quand même on y trouverait tous les raffinements de la technique la plus poussée. Il faut enfin mettre la civilisation où elle est, il faut cesser de la mettre dans le progrès matériel, il faut la mettre dans un certain niveau d’humanité. Or l’accueil de l’hôte constitue un des critères les plus traditionnels et les plus sûrs pour définir ce qu’est l’humanité.

Ceci, que nous trouvons dans le monde grec, se rencontre aussi dans le monde sémite, et plus particulièrement dans le monde arabe. C’est un fait connu, que l’hospitalité y représente une coutume ancestrale et parmi les plus saintes. Aujourd’hui encore, le Bédouin du désert pratique l’hospitalité comme le faisait ses lointains ancêtres du deuxième et du troisième millénaire avant J.C. […]

 

Le lavement des pieds

Et ici voici au contraire le récit de l’hospitalité. Comment ne pas relater, après avoir tourné les pages de l’Odyssée, un passage qui lui fait comme réplique dans l’Ecriture : l’hospitalité d’Abraham aux chênes de Mambré. « Yahweh lui apparut aux chênes de Mambré, comme il était assis à l’entrée de la tente pendant la chaleur du jour ; il leva les yeux, et regarda, et voici que trois hommes debout se tenaient devant lui. Dès qu’il les vit, il courut de l’entrée de la tente au-devant d’eux, et s’étant prosterné contre terre : Seigneur, si j’ai trouvé grâce à tes yeux, ne passe pas. Permettez qu’on apporte un peu d’eau pour vous laver les pieds, reposez-vous sous cet arbre, je vais prendre un morceau de pain, vous fortifierez votre cœur et continuerez votre chemin » (Gen., XVIII, 3). Nous voyons Abraham ensuite revenir dans la tente vers Sara, verser trois mesures de farine, courir au troupeau, prendre un veau, le donner aux serviteurs et se hâter de l’apprêter. Après cela, lui se tenait devant eux « debout sous l’arbre et ils mangeaient ».

Abraham se prosterne devant ses hôtes, il leur lave les pieds, et leur donne le pain et le lait. Nous retrouvons là les gestes éternels de l’hospitalité. Ainsi le lavement des pieds apparaît dans l’Eglise comme le premier service qu’on rend à un hôte. C’est le rite qui s’est conservé dans la liturgie du Jeudi-Saint. De même, dans le rituel ancien du Baptême, il semble bien que tout ce qui suivait le Baptême lui-même était un ensemble de rites d’hospitalité : à ce moment, on lavait les pieds du nouveau baptisé, on oignait sa tête d’huile, et on lui offrait le lait et le miel. L’onction, avec laquelle on repose le visage fatigué par le soleil, est, avec l’eau pour les pieds et la nourriture partagée, un des sacrements de l’hospitalité. De ces gestes élémentaires que nous trouvons déjà aux origines de cette civilisation, la liturgie fera les signes de cette forme souveraine de l’hospitalité qu’est la réception dans l’Eglise par l’hôte divin. Mais le christianisme, en les élevant à la dignité de l’ordre sacramentaire, ne consacre pas seulement les rites antiques, il prolonge et mène à sa perfection la vertu d’hospitalité. Si nous étudions le christianisme primitif, nous voyons que l’hospitalité y tient une place considérable et qu’elle apparaît comme une des vertus essentielles du chrétien. Ainsi, de même que tout à l’heure, nous disions que la carence de l’hospitalité dans le monde de notre temps montre qu’il n’est pas, malgré les apparences, un monde civilisé, ainsi la carence de l’hospitalité chez les chrétiens d’aujourd’hui montre le caractère superficiel de leur christianisme.  

Cette hospitalité dans le christianisme ancien n’est pas seulement privée. Elle est un des aspect de la vie officielle de l’Eglise, présidée par la hiérarchie. L’hospitalité est une des vertus que l’on demande à un évêque, c’est-à-dire au chef de la communauté. Saint Paul écrit déjà dans la 1er à Timothée : « Il faut que l’évêque soit irréprochable, marié une seule fois, sobre, circonspect, honnête hospitalier »[3]. Et au second siècle, un auteur populaire de Rome, Hermas, écrit dans une description symbolique de l’Eglise, à propos d’arbres abritant des brebis : « Ces sont les évêques et les hommes hospitaliers qui ont toujours mis une joyeuse et franche hospitalité à accueillir sous leur toit les serviteurs de Dieu »[4]. Donc, il faut dire qu’un des caractères de l’Eglise primitive était que le chrétien étranger qui arrivait dans une paroisse ou dans un évêché (les évêques étaient à peu près ce que sont nos curés, et même pas les curés des grandes paroisses de Paris, qui eussent été des archevêques) trouvait l’hospitalité organisée. Il n’avait qu’à se présenter à l’Evêché et on le recevait « joyeusement et franchement ». Il est important de noter le caractère institutionnel de l’hospitalité dans le christianisme ancien. Elle était donnée par la communauté chrétienne tout entière sous la présidence de son chef. Dans le monde moderne, on s’est déchargé de l’hospitalité sur les « hôtelleries » ou « hôtel-Dieu », qui finalement sont devenus des hôtels tout court, c’est-à-dire des endroits où l’on paye pour être accueilli, et qui ne sont plus finalement que des entreprises commerciales. Nous mesurons à la dégradation du mot « hôtel » (il ne faut pas oublier qu’hôtel vient d’hôte) la dégradation de l’hospitalité. […]

 

La règle de saint Benoît

Mais il y a un autre aspect. Hospitalité signifie, en effet, recevoir, mais aussi donner. L’hospitalité dans le christianisme suppose un échange et tend à la communion : elle est un effort pour ouvrir ce qui est clos, élargir ce qui est étroit, rétablir la communication entre les hommes de manière à ce que la vie du Christ puisse circuler par là. Nous ne ferions donc pas la plénitude de notre devoir si nous nous contentions de recevoir l’étranger qui va vers nous. Nous devons être aussi parfois l’étranger qui va vers les autres. En ce sens, il existe une relation entre l’hospitalité et la mission. Dans le christianisme primitif, le missionnaire dégagé de tout pour se vouer à l’évangélisation, vivait essentiellement de l’hospitalité de ceux qu’il visitait et auxquels il communiquait le message dont il était chargé : « En quelque maison que vous entriez, dites d’abord : Paix à cette maison. Demeurez dans cette maison, mangeant et buvant ce qu’il y aura chez eux. Et dites-leur : le Royaume de Dieu est proche de vous » (Luc, X, 5, 9).

Ces mots projettent une lumière décisive sur le mystère de l’hospitalité. Nous en pressentions déjà quelque chose dans la civilisation païenne. Nous avons vu que l’étranger qui arrive sur les rives d’Ithaque est bien autre chose que ce qu’il paraît. Nous avons vu que les hôtes que reçoit Abraham en réalité ne sont rien de moins que des anges.  Et l’Epître aux Hébreux dira, enseignant l’hospitalité aux premiers chrétiens : « N’oubliez pas l’hospitalité. Quelques-uns, en la pratiquant, ont à leur insu, logé des anges » (XIII, 2). C’est une allusion à Abraham. L’étranger, l’hôte peut toujours être un ange. Il y a toujours en lui un mystère. On ne sait jamais qui il est : ou plutôt, pour nous chrétiens, nous savons désormais qui il est : parce que Jésus-Christ l’a dit. L’hôte c’est Jésus-Christ. Jésus-Christ s’est expressément identifié à l’hôte. Dans le discours eschatologique, rappelant aux hommes ce sur quoi ils seront jugés, il prononce ces paroles : « J’étais étranger et vous m’avez accueilli », et les gens diront alors : « Mais quand étiez-vous étranger et vous avons-nous accueilli vous étranger ? » Et le Christ répond : « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces petits, c’est-à-dire à l’un de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait »[5]. […]

Et c’est là où nous touchons le mystérieux retournement de perspective. En réalité, dans l’hospitalité, celui qui est le plus comblé, ce n’est pas l’étranger qui vient, mais c’est celui qui le reçoit. Recevoir un hôte est une faveur, une grâce. À Bénarès, c’est un honneur pour une famille de recevoir l’un de ces mendiants volontaires, étudiants ou vieillards, qui ne vivent que de l’hospitalité. Et quand à midi, ils vont demander un peu de riz, on les accueille avec les plus grands égards. Ainsi en est-il a fortiori pour le chrétien. C’est ainsi que dans la règle de saint Benoît, qui a gardé fidèlement les traditions du christianisme primitif et qui est peut-être le texte par lequel nous communiquons le plus avec la tradition ancienne de l’hospitalité, il est prescrit expressément de recevoir l’hôte comme le Seigneur ; et ceux d’entre nous qui ont jamais frappé un jour à la porte d’une abbaye bénédictine, même sans avoir prévenu, ont éprouvé ce qu’est la vraie hospitalité dans une véritable hôtellerie.

Mais si Jésus est l’hôte que nous recevons aujourd’hui, il ne faut pas oublier qu’il est aussi celui qui nous recevra un jour. Aujourd’hui il vient comme un étranger dans le monde ; il vient chez les hommes et les hommes ne le reçoivent pas. Mais un jour c’est nous qui serons comme des étrangers dans un autre monde ; c’est nous qui nous avancerons au-delà du cap de la mort dans ces régions mystérieuses où il n’y aura auprès de nous ni camarades, ni amis, ni femme, ni frère, ni mère, pour nous assister, et où nous sentirons terriblement ce que c’est que d’être étranger. Comme notre cœur battra alors quand nous entendrons une voix familière nous dire : « Venez les bénis de mon Père, car j’étais étranger et vous m’avez accueilli ». Nous dirons : « Seigneur, quand étiez-vous étranger, et vous avons-nous recueilli ? » Il dira : « Ce que vous avez fait à chacun de ces petits, c’est à moi que vous l’avez fait ». Si nous voulons un jour que le vrai Hôte, l’hôte de la maison véritable, quand nous viendrons frapper à son seuil, nous accueille, il nous a dit lui-même ce qu’il fallait faire pour cela. Il nous a dit qu’il fallait en cette vie que nous sachions ouvrir notre porte à l’hôte qui vient vers nous. Par là nous voyons quelle est la dignité de l’hospitalité, si elle a été érigée par Jésus comme le critère même sur lequel nous serions jugés au dernier jour, et comme la clé du paradis perdu.

 

[Extrait de Jean Daniélou, Essai sur le mystère de l’histoire, Les éditions du Cerf, Paris 2011, pp. 66-73]
 

[1] Gen., IV, 15

[2] Leg., 729d-730a.

[3] I Tim., IV, 2

[4] Hermas, Le Pasteur, Sim. IX, 27, 2

[5] Mth., XXV, 36-40.

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Textes de Jean Daniélou, « Une grande réalité humaine », Oasis, année XIII, n. 24, décembre 2016, pp. 107-112.

 

Référence électronique:

Textes de Jean Daniélou, « Une grande réalité humaine », Oasis [En ligne], mis en ligne le 21 février 2017, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/une-grande-realite-humaine.

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