Le rapport entre les instances féministes, les politiques publiques et l’Islam représente un point de vue privilégié pour comprendre la complexe réalité du Royaume maghrébin

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 10:03:07

Le rapport entre les instances féministes, les politiques publiques et l’Islam représente un point de vue privilégié pour comprendre la complexe réalité du Royaume maghrébin. En effet, les mouvements pour les droits des femmes, qu’ils soient laïcs ou d’inspiration islamique, remettent en question les fondements sociaux et religieux du pays. La monarchie a accueilli certaines de leurs revendications, donnant notamment vie à de nouvelles formes d’autorité religieuse féminine, mais selon des logiques qui servent à renforcer sa propre stabilité.

 

Suite aux manifestations de 2011, animées par le soi-disant mouvement du 20 Février, le Maroc a approuvé une nouvelle Constitution, entièrement rédigée dans les hautes sphères, qui établit un principe pour lequel se sont longuement battues certaines organisations de la société civile, principalement féministes : l’égalité de genre. Quelques années plus tard, cependant, le Maroc est loin d’avoir appliqué ce principe à ses lois et à ses normes sociales, pourtant considéré par de nombreuses réalités progressistes comme fondamental pour achever la « transition démocratique » du pays[i].

 

Face à un tel ferment, le rapport entre les instances féministes, les politiques de genre et l’Islam, c’est-à-dire entre les revendications d’égalité substantielle entre les hommes et les femmes, les réformes visant à garantir une plus grande tutelle des droits de ces dernières et l’utilisation politique de la religion, semblent constituer un domaine d’observation significatif pour comprendre la complexe conjoncture actuelle, dans laquelle les revendications populaires pour le changement démocratique de l’État et pour la justice socio-économique se heurtent à la gestion autocratique du pouvoir de la part d’élites proches de la famille royale, qui se sert de l’Islam pour garantir le status quo.

 

L’activisme féminin : une tradition solide

 

Contrairement à ce que les visions orientalistes et les approches essentialistes voudraient affirmer, influencés par la représentation coloniale de la société musulmane où les femmes ne seraient qu’éternelles victimes du patriarcat, au Maroc – comme dans toute la région du Moyen-Orient et Afrique du Nord – les mouvements féministes ont joué un rôle social et politique significatif.

 

Lors de la vague de protestations de 2011, par exemple, le Maroc a vu une grande partie de sa population manifester pour le changement démocratique de l’État, la fin de la corruption dans l’administration publique, le respect des droits de l’homme et de la citoyenneté, en dénonçant l’humiliation (en dialecte marocain hogra, du verbe arabe haqara, humilier) subie par les franges les plus marginales de la population. Dans ce contexte, les femmes se sont montrées particulièrement participatives, animant des cortèges, organisant des sit-in ou des débats, résistant aux charges de la police et scandant des slogans emblématiques de la protestation, comme « karâma, hurriyya, ‘adâla ijtimâ‘iyya » (dignité, liberté, justice sociale), « al-shaʻb yurîd isqât al-hukûma » (le peuple veut la chute du gouvernement) et « ʻâsh al-shaʻb » (vive le peuple), antithèse du classique « ʻâsh al-malik » (vive le Roi). Une telle participation des femmes de diverses générations, idéologies, religions ou classe sociale, doit être observée dans la longue durée et donc dans la continuité de l’histoire du mouvement des femmes au Maroc, une réalité hétérogène caractérisée par des discours multiples, des stratégies et des pratiques politiques en constantes redéfinition.

 

De façon générale, les conventions internationales pour le respect des droits de l’homme, d’un côté, et l’Islam, de l’autre, représentent les deux principaux référentiels de valeurs dans lesquels se sont développés et continuent à évoluer les prises de positions des mouvements des femmes au Maroc. À partir de l’adhésion ou non à ces deux macro-discours, il est en effet possible de distinguer les féministes laïques, les activistes des mouvements de l’Islam politique ou islamistes et enfin les féministes islamiques.

 

Si dans la première moitié du XXe siècle, la mobilisation féminine s’est d’abord exprimée au sein des luttes pour l’indépendance et dans les batailles pour les droits (par exemple le droit à l’instruction primaire), s’articulant principalement dans des associations caritatives et d’entraide, après l’indépendance, obtenue de la France en 1956, des sections féminines sont apparues dans les partis ou dans les mouvements syndicaux ou estudiantins, surtout à gauche. Les activistes de ces formations ont ensuite créé les principales associations du féminisme « combatif » tel que Zakya Daoud l’a défini[ii], comme l’Association Démocratique des Femmes Marocaines (ADFM) et l’Union d’Action Féminine (UAF).

 

L’affirmation de la liberté individuelle au sein d’un État de droit, qui respecte et conçoive les droits des femmes comme des droits humains universels, est ainsi revendiquée par des militantes, intellectuelles ou universitaires du mouvement des féministes laïques, qui demandent également à ce que l’Islam n’intervienne que dans la sphère privée du culte religieux, et non – comme c’est le cas au Maroc – dans le domaine public, juridique et social. D’un point de vue théorique, en général, l’idéal féministe va de pair avec le sécularisme en tant que cadre idéologique de la libération de l’individu d’un pouvoir autoritaire qui, au Maroc, est à la fois patriarcale et théologique[iii].

 

Au Maroc, le lien étroit entre Islam et pouvoir politique représente, en effet, l’obstacle principal à l’affirmation des idéaux d’égalité, et ce, pas seulement sur la question du genre, étant donné que le Roi est à la fois le chef du pouvoir temporel et le guide religieux suprême (Commandeur des croyants, en arabe Amîr al-mu’minîn) et que le Code du Statut personnel, approuvé en 1956 puis réformé en 1993 et 2004, verrouille l’organisation familiale patriarcale inspirée des principes islamiques selon les interprétations de l’école juridique malikite. Ce code définit notamment les normes concernant le mariage, le divorce, la filiation ou le droit de succession. Ce dernier a été récemment remis en question par les associations les plus progressistes, dont les féministes, qui demandent son adaptation au principe d’égalité reconnu en 2011 par la Constitution.

 

D’un point de vue pratique, les féministes laïques font pression depuis plusieurs décennies sur les institutions et favorisent la prise de conscience de la société à travers des projets, des pétitions, des campagnes de sensibilisation, des débats et des journées d’études traitant des différents aspects de la discrimination des femmes : la violence de genre, les mariages forcés ou de mineures, l’obligation de la virginité avant le mariage, l’inégalité dans le droit successoral, le manque de tutelle dans le domaine de la santé génésique, la précarité au travail et l’analphabétisme qui touche majoritairement les femmes. Le féminisme laïque s’est montré particulièrement fort dans les années 1980 lorsque, au niveau international, le discours sur les droits des femmes a été relancé au cours de la Décennie des Nations Unies pour la femme (1975-1985), tandis qu’au niveau national, le discours sur la démocratisation, sur les droits humains et sur la citoyenneté commençait à gagner du terrain parmi les franges de la population les plus frappées par les plans d’ajustement structuraux (1983-1994) et par la répression des « années de plomb »[iv].

 

De plus, dans la brèche du « féminisme d’État », ouverte dans les années 1990, l’incorporation dans les institutions de certaines féministes qui étaient précédemment considérées comme des opposantes au régime, avant d’être valorisées en tant qu’ « expertes de l’approche de genre », a permis une timide diffusion du discours sur l’égalité des genres au sein des structures de l’État, et cela également grâce à l’intervention des institutions financières et de la coopération internationale comme la Banque Mondiale, l’Union Européenne, les Nations Unies (en particulier le PNUD et UN Women) dans la définition de certaines politiques[v]. Parmi les nombreuses féministes laïques marocaines, Khadija Riadi s’est distinguée en tant que figure importante de l’Association marocaine des droits de l’homme, syndicaliste engagée pour les droits des femmes et la démocratie, promotrice de nombreuses campagnes de défense des droits et des libertés individuelles.

 

Égalité ou complémentarité ?

 

Si les féministes laïques défendent l’idée d’égalité (musâwâ) de genre, les défenseurs du principe de complémentarité (takâmul) reconnaissent, en revanche, une distinction de genre dans le domaine du travail social, selon laquelle les hommes sont généralement associés à la responsabilité familiale et collective basée sur le travail productif, tandis qu’aux femmes est attribué la pudeur des mœurs, la patience et un rôle majeur dans la reproduction et le soin. Généralement, le discours sur la complémentarité des genres est véhiculé par des associations ou des partis islamistes, ainsi que par des personnalités religieuses, des confréries ou des associations islamiques, qui considèrent l’Islam comme dimension privilégiée de leur identité de citoyens et principe inspirateur de l’ordre collectif idéal. Cependant, ces dernières années, des femmes venant de la mouvance islamiste ont gagné en visibilité publique, comme Bassima Hakkawi, ministre au sein des derniers gouvernements du Parti de la Justice et du Développement (Hizb al-‘adâla wa-l-tanmiya). Parmi les personnalités importantes, se trouve aussi la leader et fille du fondateur de l’association semi-clandestine Justice et Bienfaisance (Al-‘adl wa al-ihsân), Nadia Yassin, impliquée depuis des années pour la libération des femmes à travers des cours d’alphabétisation islamique, et favorable à un système politique plus proche d’une République.

 

La vive opposition entre le féminisme laïque et l’activisme féminin islamiste n’a toutefois pas empêché l’échange de pratiques et de langages, bien que principalement sur le mode de la confrontation[vi], débouchant parfois sur une convergence entre les idéaux égalitaires et la foi islamique, qui semblerait s’incarner de façon constructive dans le féminisme islamique d’Asma Lamrabet[vii]. « Troisième voie » entre le féminisme laïque et le discours islamiste, le féminisme islamique n’est pas un oxymore et se réfère à la perspective des théologiennes musulmanes critiques, universitaires et intellectuelles qui prônent la compatibilité entre les droits des femmes tels que reconnus par les conventions internationales et l’Islam.

 

Impliquées dans la relecture égalitaire des textes sacrés de l’Islam, et dans la réappropriation des processus d’interprétation des sources sacrées du droit, ces femmes sont convaincues qu’une participation féminine à l’élaboration et à la transmission de l’Islam, associée à une interprétation pluridisciplinaire fondée en premier lieu sur une contextualisation circonstanciée du message de la Révélation et de la tradition prophétique, peut représenter un premier pas vers une vision islamique réformiste plus sensible au principe de l’égalité des genres.

 

La sociologue Fatima Mernissi est l’une des pionnières, au Maroc, d’une telle approche, faisant partie des premières à avoir remis en question l’interprétation patriarcale de certains hadîths (récits sur les paroles, les actes et les silences du Prophète Muhammad). Dans son sillage, Asma Lamrabet a plus récemment poursuivi la bataille de la critique islamique de genre à l’intérieur et à l’extérieur des institutions islamiques officielles : elle a d’ailleurs été nommée Directrice du Centre d’études sur les questions féminines de la Ligue des oulémas de Rabat, jusqu’à ce que ses opinions soient considérées trop progressistes, surtout en ce qui concerne le droit successoral. Malgré une démission controversée, en 2018, de cet organisme officiel de l’Islam, la chercheuse demeure la voix majeure dans le débat sur le genre et l’Islam au niveau national, et, grâce à sa participation active au réseaux transnationaux, comme le mouvement Musâwâ et la School in Islamic Critical Thought de Grenade, elle se trouve parmi les personnalités de référence du soi-disant gender jihad à l’échelle mondiale.

 

Les droits civils, politiques et religieux des femmes

 

Face à un panorama social aussi dynamique, l’État a adopté des politiques de genre qui semblent inspirées par une logique de composition d’intérêts opposés, visant à concilier l’exigence de conservation du status quo et les requêtes de démocratie et d’égalité provenant d’un tissu social politiquement très actif, avec une majorité de jeunes toujours plus consciente de ses propres droits, notamment grâce à l’augmentation du niveau d’instruction, au soutien des organisations internationales et à l’utilisation des nouvelles technologies. Cette politique de compromis s’est traduite par un processus de ré-signification moderne des normes qui garantissent la stabilité du pouvoir politique, donnant vie à une médiation attentive, d’un côté, à la sauvegarde de l’homogénéité du discours islamique officiel légitimant le pouvoir, et, de l’autre, à l’impératif moderne, avec toutes ses implications en termes de protection des droits de l’homme et des droits des femmes. Parmi les réformes le plus récentes, l’intégration des femmes au corps des prédicateurs et experts de la charia est un exemple significatif de cette tendance.

 

L’ouverture du régime aux politiques de genre s’est opérée en 1993, avec une première réforme du Code du statut personnel, mise en place par le Roi Hassan II suite à une pétition organisée par les principales associations du féminisme laïc et signée par un million de personnes. Bien que la réforme n’ait pas modifié de façon substantielle le caractère discriminatoire du Code, elle eu le mérite de désacraliser le droit de la famille, en faisant une distinction importante pour la réforme du droit islamique, souvent considéré comme immuable à cause de sa matrice « divine ». En effet, selon la théologienne Aisha Al-Ajjami, de l’Université Cadi Ayyad à Marrakech, « avec cette réforme, on a mis fin à la confusion entre charia (loi d’inspiration coranique) et fiqh (droit islamique), qui peut, en tant que produit d’une jurisprudence humaine, être modifié »[viii].

 

Avec la montée au trône de Muhammad VI (1999), en 2002, les femmes ont obtenu le droit d’accéder à 10 % des sièges au Parlement et au sein des conseils locaux. En 2004, le Parlement a approuvé à l’unanimité la seconde réforme du Code de la famille, conçue par une commission nommée par le roi. Parmi les mesures du nouveau Code, on note l’abolition de l’obéissance de la femme au mari, répartissant la responsabilité familiale entre les deux époux ; le rehaussement de l’âge minimal pour contracter le mariage à 18 ans, sans pour autant abolir tout à fait le mariage des mineurs ; et la reconnaissance du droit de divorcer pour les femmes. Bien que le Maroc compte parmi les pays les plus avancés de la région en termes de participation des femmes dans les domaines sociaux, politiques ou économiques, il faut souligner que de telles réformes peinent à être correctement appliquées et ne semblent pas encore avoir résolu les persistantes discriminations de genre enracinées dans la culture d’une bonne partie de la population, encore marquée par l’analphabétisme et la marginalisation économique.

 

Toujours en 2004, le ministère des Awqâf (littéralement, les biens de mainmorte) et des Affaires islamiques ont approuvé une importante réforme qui reconnaît la profession de prédicatrice (murshida, plur. murshidât) dans l’espace public de la mosquée ainsi que dans d’autres structures d’éducation ou d’assistance. Une telle réforme a également encouragé la présence de théologiennes et d’expertes en loi islamique (‘âlimât, sing. ‘âlima) dans les institutions religieuses du pays, les centres de formation et d’élaboration du savoir islamique d’État comme dans les conseils des oulémas.

 

D’un point de vue symbolique, il s’agit d’une discontinuité innovante par rapport à l’exclusion ou à la marginalisation traditionnelle des femmes au sein des lieux d’élaboration ou de transmission de l’Islam officiel. En tant que guide suprême de la nation et de la communauté des croyants, le roi du Maroc est aussi au sommet du Conseil supérieur des oulémans, l’organisme composé par les savants les plus importants du pays, qui a le devoir de veiller au respect de l’Islam malikite, sur les lois et sur les comportements sociaux. À cela s’ajoute un dense réseau de Conseils d’oulémas locaux, l’école nationale de formation des oulémas de Rabat, (la Dâr al-hadîth al-hasaniyya), et les centres d’étude liés à la Ligue des oulémas de Rabat : un système de légitimation de l’Islam d’État, supervisé par le ministère des Affaires islamiques, qui s’occupe de la gestion de ce qu’on appelle le « champ religieux marocain »[ix].

 

L’accès des femmes à ce système complexe a, sans aucun doute, constitué une innovation à plusieurs égards, dans le cadre d’une politique plus vaste de professionnalisation des guides religieux du pays. Hommes et femmes peuvent accéder à un concours pour imams et prédicateurs, pour lequel les hommes doivent connaître par cœur l’intégralité du Coran, tandis que les femmes, qui ne peuvent pas accéder à l’imamat, doivent en connaître seulement la moitié. Une fois le concours passé, et après une année de formation en sciences islamiques et sociaux, les murshidât peuvent accéder à la fonction de prédicatrices dans les mosquées, les écoles, les hôpitaux ou les autres lieux d’assistance. Il ne s’agit pas seulement d’un travail d’éducation à l’Islam, qui comprend l’explication du droit de la famille et de certaines sourates du Coran, mais aussi d’une guidance socio-religieuse, jouant un rôle similaire à celui d’une assistante sociale, point de référence pour résoudre des problèmes quotidiens, au sein de la famille, entre époux ou voisins, de la façon la plus « islamiquement » correcte.

 

Ce qui différencie les ‘âlimât des murshidât, c’est que les premières possèdent le savoir (en arabe ‘ilm, d’où ‘âlimât) et l’autorité religieuse officielle pour élaborer une interprétation des sources de l’Islam, tandis que les murshidât ont la seule tâche de faire l’irshâd, c’est-à-dire la prédication du message islamique d’État. Il faut souligner qu’au Maroc, ni les âlimât ni les prédicatrices ne peuvent devenir imam, qualification qui est réservée aux hommes. Selon l’école juridique malikite, une femme peut tout au plus diriger la prière en privé, seulement si la congrégation est exclusivement féminine et si elle se positionne sur la même ligne que ses consœurs.

 

Bien que faisant partie d’une structure bureaucratique hiérarchisée dans laquelle leur marge d’action ne peut pas dévier du discours dominant, lui-même inspiré du concept de la complémentarité des genres et non de celui d’égalité, les prédicatrices et les théologiennes officielles sont les dépositaires d’une autorité religieuse significative et d’une indéniable valeur symbolique. Cette autorité est liée au respect social pour la fonction qu’elles exercent et à l’image de « bonnes citoyennes musulmanes » qu’elles incarnent. Leur autorité se fonde également sur ce que la chercheuse Saba Mahmood a appelé la « pédagogie de la persuasion »[x], une faculté considérée comme typiquement féminine et qui s’avère importante pour pénétrer une partie du tissu social, difficile à atteindre pour les imams et les oulémas masculins : une ressource fondamentale pour un régime qui fonde sa propre stabilité également sur l’homogénéité religieuse interne.

 

Parmi les implications de la réforme, on trouve la volonté ouvertement déclarée de restructurer le système religieux à travers la standardisation d’un discours islamique national uniforme, caractérisé par la tolérance, la modération et la modernité. Il faut cependant considérer deux aspects loin d’être secondaires, le premier lié à la politique intérieure du pays et le deuxième à sa politique étrangère. En ce qui concerne la politique intérieure, la professionnalisation des prédicateurs et des prédicatrices s’inscrit dans une nouvelle politique de proximité de l’Islam marocain, visant à contrôler et contenir les discours autres que celui officiel sur le territoire national, surtout suite aux attaques terroristes de Casablanca en 2003. Sur le plan de la politique étrangère, la monarchie se présente comme leader d’une nouvelle « diplomatie religieuse » qui permettrait au Maroc de devenir le partenaire privilégié de nombreux pays africains qui voient en Rabat le guide idéal vers une modernisation panafricaine. C’est à cette politique qu’il faut relier l’important système de bourses d’études pour étudiants africains qui viennent au Maroc pour devenir ouléma ou imam.

 

Au service de l’idéal démocratique

 

Au Maroc, l’expression « le personnel est politique » peut aussi se traduire par « le théologique est politique », du moment que l’Islam imprègne la société sur différents plans, qui vont au-delà des questions liées à la foi, aux rites ou aux comportements des fidèles, englobant la vision du monde des citoyens, aussi bien en public qu’en privé[xi]. Dans ce contexte, la reconnaissance de l’égalité de genre met en discussion les confines réels et imaginaires posés par le patriarcat. Toutefois, tandis que les structures islamiques d’État utilisent la religion comme discours de vérité pour renforcer l’ordre patriarcal et national, le mouvement du féminisme laïque et le discours du féminisme islamique contribuent à l’élaboration d’un idéal démocratique fondé sur les droits et les libertés individuelles, dénonçant l’impossibilité de pratiquer la démocratie dans les lieux de la politique sans que l’égalité ne soit appliquée de façon concrète au-delà des déclarations de principe.

 

La multiplicité et la diversité des propositions politiques émanant des activistes du féminisme laïque, du féminisme islamique ou de l’activisme féminin islamiste soulignent l’extraordinaire dynamisme des discours et des pratiques mises en place selon des objectifs d’émancipation qui sont liés à des valeurs, des idéologies et des croyances diverses. Cette confrontation, caractérisée par des divergences et des influences réciproques, se traduit par la tension entre les principes d’égalité ou de complémentarité de genre, autour desquels se construit le présent et le futur des droits des femmes. Récemment, l’effervescence sociale et culturelle qui a suivi les manifestations de 2011 a provoqué des changements juridiques importants, tels que l’abolition des mariages forcés, suite au suicide de la jeune Amina Filali, mariée de force à son violeur[xii]. L’idéal égalitaire féministe a contribué à un processus de transformation politique dans lequel s’impliquent particulièrement les nouvelles générations, déterminées à mettre fin aux hiérarchies de pouvoir, de genre et de génération, et souhaitant adapter le système normatif à un projet de société qui reconnaisse les libertés individuelles. Le présent n’augure rien de bon, mais c’est sur le long terme que se réalisent les changements historiques.

 

Cet article représente un résumé de l’ouvrage Femminismi e Islam in Marocco: attiviste laiche, teologhe, predicatrici, Edizioni Scientifiche Italiane, Napoli 2017.

 

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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité des auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

[i] Pour une étude plus détaillée, voir Sara Borrillo, Women’s Movements and the Recognition of Gender Equality in the Constitution-Making Process in Morocco and Tunisia (2011-2014), in Helen Irving, Ruth Rubio-Marín (dir.), Women as Constitution Makers: Case Studies from the New Democratic Era, Cambridge University Press, New York 2019, pp. 31-80; Ead., Le mouvement du 20 Février et la réforme constitutionnelle au Maroc: un compromis démocratique suffisant? Une lecture de genre, in Fatima Sadiqi (dir.), Femmes et nouveaux media dans la région méditerranéenne, Fondation Hanns Seidel, Rabat 2012, pp. 303-324. Pour approfondir la question de la « transition démocratique », voir Pierre Vermeren, Le Maroc en transition, La Découverte, Paris 2002.
[ii] Zakya Daoud, Féminisme et politique au Maghreb. Soixante ans de lutte (1930-1992), Eddif, Casablanca 1993.
[iii] Muhammad Mouaqit, L’idéal égalitaire féminin à l’œuvre au Maroc. Féminisme, islam(isme), sécularisme, L’Harmattan, Paris 2008.
[iv] Elisabetta Bartuli (dir.), Sole Nero. Anni di piombo in Marocco, Mesogea, Messina 2004.
[v] Houria Alami Mchichi, Le féminisme d’État au Maroc. Jeux et enjeux politiques, L’Harmattan, Paris 2010.
[vi] Zakya Salime, Between Feminism and Islam. Human rights and sharia law in Morocco, University of Minnesota Press, Minneapolis-London 2011.
[vii] Pour un approfondissement du travail d’Asma Lamrabet, voir Sara Borrillo, Islamic Feminism in Morocco: the Discourse and the Experience of Asma Lamrabet, in Moha Ennaji, Fatima Sadiqi, Karen Vintges (dir.), Moroccan Feminisms. New Perspectives, Africa World Press and Red Sea Press, Trenton 2016, pp. 111-127.
[viii] Interview de septembre 2008.
[ix] Muhammad Darif, Monarchie marocaine et acteurs religieux, Afrique Orient, Casablanca 2010.
[x] Saba Mahmood, Politics of Piety. The Islamic Revival and the Feminist Subject, Princeton University Press, Princeton 2005.
[xi] Ziba Mir-Hosseini, « Feminist Voices in Islam: Promise and Potential », 12 novembre 2012, in https://bit.ly/2qsUlJy
[xii] Sara Borrillo, Egalité de genre au Maroc après 2011 ? Les droits sexuels et reproductifs au centre des récentes luttes de reconnaissance, in Anna Maria Di Tolla, Ersilia Francesca (dir.), Emerging Actors in Post- Revolutionary North Africa. Gender Mobility and Social Activism, 1, « Studi Magrebini », vol. XIV (2016), pp. 393-418.

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Sara Borrillo, « Entre égalité de genre et Islam : les féminismes au Maroc », Oasis, année XV, n. 30, décembre 2019, pp. 69-78.

 

Référence électronique:

Sara Borrillo, « Entre égalité de genre et Islam : les féminismes au Maroc », Oasis [En ligne], mis en ligne le 14 janvier 2020, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/feminisme-maroc-islam-egalite

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