Le Qatar a résisté à l’isolement pratiqué par ses voisins, contrairement aux prévisions générales, entrainant une réorganisation de la politique régionale

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:55:06

Lorsque, en juin 2017, l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis, le Bahreïn et l’Égypte ont rompu toute relation avec le Qatar, beaucoup d’attendaient à une capitulation rapide du petit émirat. Le rapport des forces était en effet nettement favorable au quartet. Or, un an a passé et le Qatar est parvenu à éviter la défaite. Mais il n’en reste pas moins qu’il y a eu pour Doha beaucoup de changements, aussi bien sur le plan interne que sur le plan régional et international.

 

La redéfinition des relations régionales et internationales

Du point de vue international, la crise a amené le pays à intensifier ses relations avec la Turquie et à adoucir son attitude vis-à-vis de l’Iran. Dès les premiers jours qui suivirent la rupture avec le quartet, le Qatar s’adressa aux deux pays pour créer un pont aérien afin d’importer des produits alimentaires, et commença à traverser l’espace aérien et les eaux territoriales de l’Iran afin que ses exportations d’énergie ne soient pas entravées. Le président turc Recep Tayyip Erdoğan a apporté son soutien inconditionnel au Qatar, demandant et obtenant de son Parlement le droit de déployer les troupes turques sur le sol qatari, empêchant ainsi de fait tout risque d’escalade militaire de la crise. Décision qui a souligné le lien politique très fort entre Ankara et Doha, qui s’était concrétisé institutionnellement par des accords bilatéraux de coopération en matière de sécurité et de défense entre 2014 et 2016.

 

Le Qatar a ainsi aujourd’hui une dette de gratitude envers la Turquie, destinée très probablement à resserrer davantage les liens entre les deux pays. Par ailleurs, la politique qatarie de dialogue avec l'Iran, puissance régionale et rivale géopolitique de l’Arabie Saoudite, apparait parfaitement pragmatique : grâce au soutien vital de Téhéran, Doha a pu maintenir ses engagements envers ses partenaires énergétiques, et continuer à encaisser les recettes de ses exportations, mais cet élément n’a pas entrainé un approfondissement des rapports politiques.  Par exemple l’annonce récente que le Qatar n’assumera aucune participation active à toute action militaire contre l’Iran n’implique pas le bouleversement qu'on a pu imaginer, du moment que les bases militaires qui se trouvent sur son territoire pourraient être, elles, impliquées. 

 

Le Qatar par ailleurs a promu une politique de rapprochement avec les deux autres petits Etats du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), le Koweït et l’Oman. Tout en restant officiellement neutres, ces deux pays soutiennent le droit de Doha à une pleine souveraineté et indépendance vis-à-vis de l’Arabie Saoudite, un droit dont ils veulent continuer à bénéficier eux-mêmes. Au Koweït et en Oman, les décideurs ont été préoccupés par la crise, craignant de devoir subir à l’avenir les mêmes pressions pour les contraindre à suivre la politique de l’Arabie Saoudite et des Emirats. Le Koweït a été de loin l’acteur le plus engagé à la recherche d’une solution diplomatique de la crise, tandis que l’Oman est intervenu en mettant à la disposition du Qatar ses ports et ses aéroports pour contourner les mesures prises par le quartet.

 

Sur le plan international, le Qatar a fait recours à son soft power pour trouver le soutien nécessaire afin de se protéger d’un isolement économique et politique qui aurait pu entrainer sa capitulation. La stabilité était garantie, traditionnellement, par les rapports avec les Etats-Unis. Mais dans le contexte de la dernière crise, il est très vite apparu que, avec l’administration Trump, les Etats-Unis étaient devenus non fiables, et s’étaient transformés en quelque chose de différent du rôle de garants de la stabilité du Golfe qu’ils avaient assumé dans le passé. Lorsque la crise a éclaté, le lendemain même, le président américain Donald Trump a tweeté des messages qui laissaient entendre que la Maison Blanche appuyait les adversaires du Qatar, position qui allait à l’encontre du Département d’Etat et du Pentagone, favorables, eux, à une désescalade. Un an après, c’est Trump lui-même qui semble avoir changé d’avis. Il invite ouvertement à trouver une solution à la crise, sans toutefois suggérer une médiation active des Etats-Unis. Dans l’ensemble, en dépit de ce changement, il apparait clairement que l’on ne peut compter ferme sur les Etats-Unis.  

 

Par conséquent, le Qatar a regardé au-delà de Washington, en investissant dans des relations plus étroites avec les pays européens les plus influents et avec les puissances économiques asiatiques. Compte tenu de l’importance du Qatar en tant que partenaire économique, financier et énergétique pour les pays européens et asiatiques, ceux-ci ont contribué à la résilience économique et politique de Doha dans la plus grave crise que l'émirat ait connue. Le fait que les Etats européens et asiatiques n'aient montré aucune volonté de reconsidérer ou de réduire leurs liens avec Doha est en soi très significatif, puisque ces acteurs entretiennent également des relations très étroites avec les opposants au Qatar. Ce dernier a été capable de sauvegarder et d’entretenir ses relations avec efficacité, en maintenant ses engagements énergétiques - malgré l'augmentation des coûts due aux nouvelles routes empruntées pour ses exportations - et en échappant ainsi à l'isolement politique et économique.

Ce qui reste de la crise, ce pourrait être donc une redéfinition, un recalibrage du réseau d’alliances du Qatar, non seulement dans la région, mais aussi au niveau international, spécialement si les Etats-Unis devaient continuer à poursuivre l’objectif à long terme d’une réduction de leur engagement au Proche Orient et en Afrique du Nord.

 

Le problème de la stabilité interne

Durant les premiers mois de la crise, les adversaires du Qatar ont soutenu, au sein même de la famille régnante al Thani, des personnalités qui puissent aspirer au trône du jeune émir Tamim bin Hamad Al Thani, dont le père avait été le grand initiateur du protagonisme régional du Qatar, cause principale de la crise. L’Arabie Saoudite et les Emirats, en particulier, n’ont pas exclu que la crise puisse déchainer l’opposition interne au jeune gouvernant, et ouvrir la voie à quelque figure plus accommodante et plus alignée sur la politique de Riyadh et Abou Dhabi. Toutefois, en dépit d’une campagne médiatique massive et des relations publiques déployées à cette fin, la population du Qatar est restée largement loyale à l’émir Tamim. La résistance à l’ultimatum a enclenché un récit sur le thème “nous contre le reste du monde” qui a soudé la communauté nationale autour du leader actuel. Un an après la crise, on peut voir un peu partout à Doha des portraits idéalisés de l’émir, et l’orgueil national reste solide.

 

Si la fierté nationale du Qatar a grandi au cours de ces années, l’hostilité envers le quartet de ses adversaires n’en a pas moins augmenté, en particulier contre les membres du CCG. La campagne médiatique au vitriol qu’ont menée toutes les parties en cause, relancée et gonflée par les réseaux sociaux, et la montée rapide d’un nationalisme vertical (de haut en bas) ont remis en question la profondeur du lien identitaire khalījī (“du Golfe”). De surcroît, l’expulsion des ressortissants du Qatar et l’introduction de restrictions aux mouvements frontaliers soulèvent des problèmes très sérieux sur l’impact que la crise aura, sur la longue durée, sur le tissu social des pays du CCG.

 

Les familles ont été divisées, ce qui a suscité de l’angoisse et exacerbé les hostilités réciproques, ainsi qu’un sentiment d’isolement social. Par ailleurs cet isolement a servi aussi de catalyseur et de moteur de développement de la soutenabilité interne du Qatar. Le niveau élevé d’intégration économique atteint par le CCG a en effet créé un contexte très favorable à l’offensive diplomatique dans la mesure où il amplifie les effets de la fermeture des frontières au transit des biens, des capitaux et des personnes, par les pays du quartet. Face à la nécessité d’augmenter sa propre résilience économique, et aux difficultés liées aux opérations d’importation-exportation, le Qatar a tout mis en œuvre pour exploiter au maximum les ressources locales.

 

L’Etat, misant sur des réserves financières déclarées de 350 milliards de dollars, est intervenu sur une vaste échelle, en subventionnant, là où besoin était, les opérations commerciales, et en injectant des liquidités dans les institutions financières pour conjurer une crise monétaire ou une instabilité financière sensible. Si on a dû éliminer du budget de l’Etat certaines dépenses, si certains secteurs – comme le tourisme – n’ont pu éviter l’impact de la crise, en général, les réserves ont représenté un amortisseur important, et même les projets d’infrastructures pour les championnats du monde de 2022 ont pu continuer, du moins dans une certaine mesure.

 

Perspectives futures

L'annulation du projet d'un sommet du CCG à Camp David, prévu initialement pour le printemps 2018, a fait apparaître clairement que le quartet n'a aucune intention réelle de faire marche arrière. Le message de l'Arabie Saoudite comme des Emirats est que la solution de la crise doit advenir au niveau régional, empêchant ainsi les puissances internationales d'utiliser leur influence pour faciliter une solution, en admettant qu'il y ait la volonté d'aller dans ce sens. Les parties ne sont pas encore prêtes à parler de désescalade, ni d'une solution, d'autant moins à présent que l'on en est au premier anniversaire de la crise. Bien que son profil régional ait été effectivement réduit, et que ses relations avec les groupes libyens, syriens et palestiniens soient au plus bas, Doha n'a pas obtempéré aux conditions posées par le quartet, à savoir la fermeture de al-Jazeera, l’interruption des relations avec l'Iran et avec les Frères musulmans, et la fermeture de la base militaire turque dans le pays. Par ailleurs, le quartet n'est aucunement enclin à se fier au Qatar, ni à son allié turc, avec de nouveaux accords sur leur politique régionale.

 

Par-delà toutes ces considérations, on peut penser selon toute vraisemblance que la crise avec le Qatar a servi à drainer l'attention et les ressources de l'émirat vers l'intérieur, au moment où Riyadh et Abou Dhabi se préparent à lancer de grandes initiatives dans la géopolitique régionale. Si l'on considère la tradition qatarie de s'inscrire sur l'échiquier régional sur le front opposé à celui de l'Arabie Saoudite et des Emirats, et l'influence significative que son soft power parvient à exercer sur les acteurs régionaux, le Qatar peut s'avérer un adversaire insidieux.

 

En ce sens, chercher à en éroder les ressources financières en l'obligeant à les destiner à la gestion des retombées de la crise devient un objectif stratégique. Tout compte fait, l'effet le plus important, et le plus durable de cette crise, avec toutes les lignes rouges qui ont été franchies, pourrait être précisément l'atteinte portée à la confiance réciproque et aux relations personnelles entre les leaders du CCG, élément central dans l'histoire de ce bloc. Un bloc qui avait été créé dans les années 1980 pour répondre de façon compacte aux défis venus du dehors, et qui, devant la possibilité de d'un effondrement interne, a été congelé et risque désormais de devenir une institution sans but.

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