L'éducation, les relations parentales et l'identité au cœur des films des deux côtés de la Méditerranée

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 10:02:02

Il y a un problème plus grave que les attentats qui ensanglantent si souvent les routes de l’Orient et de l’Occident. Un problème qui ne concerne pas seulement la sécurité ou la capacité d’accueillir les immigrés à l’intérieur des confins de plus en plus liquides du monde que nous habitons. Le problème qui nous hante et qui nous consume, problème difficile à raconter même au cinéma, est une question qui investit les pères : reconnaître le monstre qui dévore nos enfants, lui donner un nom, le combattre, qu’il s’agisse du radicalisme islamique, qui arrive de toujours moins loin, qui croît à notre porte, ou du gai nihilisme qui nivelle tout et tout le monde. Il faut être un peu prophète pour reconnaître que le problème, plus que politique, est un problème d’éducation, qu’il est affaire de regards. Il faut avoir le courage de dire que c’est en regardant le monde que l’on apprend, même s’il est difficile de l’enseigner avec des mots.

 

Fini, le temps des plaisanteries, les caricatures du rapport entre religion et tradition, les marionnettes qui échangent leurs rôles dans la comédie. Certains, avec des résultats quelque peu aléatoires, tentent d’insérer dans des histoires « normales » une question sur l’identité, sans toucher directement aux thèmes encombrants du terrorisme et de la radicalisation. Ce sont surtout des cinéastes des pays qui en ont souffert le plus, comme la France où, pour la seule année 2018, il y a eu trois attentats, où on a fermé des mosquées – notamment celles de Grenoble et de Marseille –, où on a découvert des livres et des documents qui glorifiaient le djihad armé, la haine envers les non-croyants, la violence contre les femmes. De l’éducation sentimentale sur les plages de Marseille dans les années 1990, Abdellatif Kechiche, metteur en scène tunisien de la deuxième génération et idole de l’intelligentsia française, nous dit quelque chose. Dans son diptyque Mektoub, My Love : canto uno et canto due, où apparaît dès le titre le mot de destin (mektoub), il raconte, en même temps que le vertige du désir qui domine les vacances d’un groupe multiethnique de jeunes, le pressentiment amer de la fin, du vide, qui rend le protagoniste Amin différent des autres, français ou tunisiens. C’est un vide que l’on touche, un vide qui fait mal, et que, tôt ou tard, quelque chose viendra remplir.

 

L’éducation encore, mais ce n’est que pour en souligner l’absence : c’est ce que nous dit la comédie Le brio de Yvan Attal. C’est la rencontre, dans les salles d’une université prestigieuse, de Neilah, marocaine de deuxième génération qui vit dans les banlieues et étudie pour devenir avocat, et Pierre, professeur cynique et provocateur, parisien jusqu’au bout des ongles. Le film ne va pas de soi, même si l’affrontement entre les deux devient une compétition sur le thème de l’intégration que remportera, au nom du politiquement correct, la vitalité de la jeune fille arabe. Ce qui est intéressant, c’est la rhétorique, que le professeur enseigne, et qu’elle, elle apprend, et apprend même trop vite : cet art qui utilise de tous les moyens pour conquérir le consensus, ce fil rouge qui a livré l’Europe aux « maîtres du soupçon ». Devant les paradoxes qui résonnent, amers, dans la bouche du professeur – « L’éloquence est ce que je veux t’enseigner, avoir raison. De la vérité, on s’en fout ! » –, Neilah répond, du tac au tac : « Je jure de dire la vérité, même si, pour le faire, je devais mentir ».

 

Tout autre est, décidément, le regard que Jean-Pierre et Luc Dardenne portent sur les jeunes arabes de deuxième génération : réalisme, préoccupation, et pas même l’ombre de ce cynisme superficiel, de cet angélisme embarrassant qui ont porté l’Europe à avoir peur même de sa propre ombre. Avec les Dardenne, nous sommes sur le terrain des prophètes : autre race, autre génie. Les deux frères vivent et travaillent en Belgique. À Molenbeek, le quartier de Bruxelles de sinistre réputation, celle de « capitale djihadiste d’Europe », ils ont tourné quelques-uns de leurs plus beaux films, de L’enfant à Rosetta. Ils ont présenté au dernier festival de Cannes Le jeune Ahmed, et ont obtenu leur énième prix, cette fois pour la meilleure mise en scène. Si la synopsis était véritablement réduite à l’essentiel – « Un adolescent belge projette de tuer son enseignante après avoir adhéré à une interprétation extrémiste du Coran » –, le film est complexe, courageux, riche en nuances et en paradoxes. Choisir de raconter l’histoire d’un gamin de treize ans qui vit à côté de nous signifie, avant même de porter un jugement sur l’Islam radicalisé, parler de notre vie, se prendre quelques responsabilités, espérer contre toute espérance. Bref, aimer avant même que de comprendre, miser sur Ahmed avec sa mère et sa copine qui – affirment les frères Dardenne – « représente l’appel de la vie : elle lui sourit, l’accompagne, lui rappelle qu’il est encore vivant ». Et dans le même temps, avec le regard bigle du prophète, ouvrir l’œil sur ce qui se passe, sans concession au politiquement correct mais aussi sans résignation, ne pas perdre de vue cette empreinte de mort qui s’étend et s’élargit progressivement, au fil des journées du gamin, à travers le souvenir du cousin martyr, l’imam, les amis. Prophétiques, ils le sont comme metteurs en scène, les Dardenne, et aussi comme producteurs, si l’on en juge par les premiers résultats de leur engagement. Weldi, réalisé en 2018 par Mohammed Ben Attia, révélation du nouveau cinéma tunisien, qui cherche à explorer la réalité fragile d’un pays qui, en 2011, après la révolution, s’est soudain découvert être une pépinière du fondamentalisme. L’histoire se déroule à Tunis où Riadh travaille comme ouvrier du port, et raconte le rapport entre l’homme et son fils Sami, qui prépare le baccalauréat. L’adolescent souffre de maux de tête, passe beaucoup de temps sur l’ordinateur, puis, à un certain point, disparaît. Un message sur Facebook révèlera à ses parents qu’il est allé en Syrie. Nombreux sont les pères – raconte le metteur en scène – qui, en Tunisie, ont dû découvrir un mal de vivre chez leurs enfants, que souvent ceux-ci ne parviennent pas eux-mêmes à comprendre. « Je voulais mettre en lumière un malaise existentiel, une insatisfaction à vivre qu’il est difficile d’expliquer ». Il ne sert à rien de montrer des attentats ou des foreign fighters pour raconter la fragilité d’un moi qui n’a plus de racines, d’un côté de l’océan comme de l’autre. Mais il est important de pointer du doigt aussi ce qu’il y a en amont : la famille, le milieu, la politique, l’éducation.

 

Le film Fatwa arrive lui aussi de Tunisie, grâce aux frères Dardenne. C’est l’an 2013, la révolution des jasmins a pris fin, laissant sur le terrain des deuils et des ruines, explique le réalisateur tunisien-belge Mahmoud Ben Mahmoud. Le film s’ouvre sur un homme qui atterrit, bouleversé, à l’aéroport de Tunis, où un policier lui explique que son fils Marouane est mort dans un accident de motocyclette, alors qu’il revenait de nuit chez sa mère. Après la révolution, Brahim avait émigré en France pour promouvoir le tourisme tunisien (ce tourisme que l’État islamique attaquera directement deux ans plus tard avec les attentats de Tunis). Revoir sa femme, dont il a divorcé, dans des circonstances aussi dramatiques, le trouble profondément : elle, c’est une progressiste qui ne croit plus à rien, lui tend plutôt à respecter les traditions. Ils n’arrivent pas à se mettre d’accord, pas même sur les funérailles. Mais le pire doit encore arriver : à la mosquée, il y a un nouvel imam. On lui dit que son fils était devenu très religieux, très dévot. Le film devient ainsi un voyage à travers le cœur d’un fils qui n’est plus là, d’un père qui ne reconnaît même plus son pays, d’une histoire à retrouver, une histoire faite de contradictions et de meurtrissures.

 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

 

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Emma Neri, « Des pères face au mal de vivre des enfants », Oasis, année XV, n. 29, juillet 2019, pp. 140-142.

 

Référence électronique:

Emma Neri, « Des pères face au mal de vivre des enfants », Oasis [En ligne], mis en ligne le 14 juillet 2020, URL: /fr/des-peres-face-au-mal-de-vivre-des-enfants

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