Une façon de dire qui puise son origine dans les actions italiennes à Beyrouth en 1912 et que les libanais utilisent aujourd’hui encore pour parler de ces politiciens qui jettent leur responsabilité sur les autres. La visite du premier ministre italien Giuseppe Conte et la présence italienne au Pays du Cèdre.

Dernière mise à jour: 22/04/2022 10:02:19

Le président du conseil italien Giuseppe Conte a visité le Liban le 8 septembre 2020, un peu plus d’un mois après l’explosion survenue au port de Beyrouth le 4 août dernier. Conte a dû retrouver peu de choses familières depuis sa dernière visite, il y a un an et demi, lorsqu’il apparaissait souriant en compagnie de son homologue de l’époque, Saad Hariri. Cette fois, l’ont accueilli une nouvelle ambassadrice italienne (Nicoletta Bombardiere), un nouveau premier ministre démissionnaire (Hassan Diab) et un nouveau premier ministre désigné (Mustapha Adib). Le président de la République Michel Aoun et le président du Parlement Nabih Berri, eux, n’ont pas changé : les deux figures sont politiquement actives depuis plus de quarante ans et, visiblement, ce n’est pas la plus grave crise politique, économique, sanitaire et humanitaire qu’ait connu le Liban depuis la guerre civile qui va mettre fin à leurs carrières.

 

Conte a visité le Liban précédé, comme il a tenu à le préciser, par deux membres de son gouvernement : le ministre de la Défense Lorenzo Guerini (le 24 août) et la vice-ministre des Affaires étrangères, Emanuela Del Re (le 3 septembre). Au niveau européen, l’ont précédé seulement deux visites très médiatisées et « émotionalisées » du président de la République française Emmanuel Macron.

 

D’ailleurs, les relations bilatérales entre l’Italie et le Liban sont robustes : la Botte est parmi les principaux partenaires commerciaux du Pays du Cèdre. Sur le plan militaire –Guerini l’a bien rappelé – l’Italie est présente au Liban depuis 38 ans, avec UNIFIL (plus de 1000 soldats et 4 généraux italiens seulement dans les dix dernières années de mission environ) et MIBIL; sur le plan humain, avec plus de 2800 italiens résidents au Liban et d’intenses échanges et initiatives culturelles ; sur le plan de la coopération, dont le Liban est l’un des majeurs pays bénéficiaires, et qui est répandue d’une manière capillaire aussi bien en termes de géographie que de champs d’intervention : restauration et préservation du patrimoine archéologique[1], infrastructures, actions dans le domaine de la santé, de l’éducation, et soutien humanitaire aux réfugiés syriens et palestiniens.

 

C’est cette capillarité typiquement italienne qu’a permis à Conte de continuer à jouer en arrière-plan, tout en exprimant sa solidarité et proximité. Pour citer le journaliste Lorenzo Trombetta : une Italie consciente de ne pas pouvoir être protagoniste mais constante dans sa présence, interlocutrice de tous, même de cette « société civile » assez peu identifiée[2].

 

Conte n’est pas descendu théâtralement dans la rue embrasser des libanais en larmes comme l’a fait Macron (qui l’aurait reconnu d’ailleurs ?), mais son programme et ses mots indiquaient une dichotomie précise : le Liban et le peuple libanais. Entre les différentes rencontres qu’il a tenues avec les représentants institutionnels, le président du conseil italien a affirmé vouloir se mettre « à l’écoute des aspirations et attentes de la société civile, lesquelles devront jouer un rôle majeur dans le portrait du Liban futur » et il a invoqué « un gouvernement qui a la confiance de son peuple ». Cette confiance (thiqa), que beaucoup de libanais ont désormais perdue vis-à-vis de leur classe politique cleptocratique, Conte l’a également souhaitée parmi les citoyens libanais eux-mêmes, faisant peut-être référence aux inquiétants derniers affrontements de Khaldé, ou encore plus largement aux fractures décennales (ethniques, politiques, religieuses, confessionnelles…) présentes au sein de la structure sociale libanaise. En profitant d’une question que lui a été adressée par la journaliste du quotidien francophone libanais L’Orient-Le Jour sur la gestion de la crise sanitaire liée au covid-19 par le gouvernement italien, il a saisi l’occasion pour réitérer la nécessité d’un nouveau pacte national libanais.

 

Toutefois, dans cette nouvelle course stratégique, dans cette géopolitique des aides (intéressées) et des velléités post-post-coloniales à peine cachées, il paraît profiter à tous les acteurs politiques de négliger des questions fondamentales et d’ignorer l’écart entre la réalité et les narrations qui la relatent : qui compose la société civile ? Qui la représente et qui représente-t-elle ? Et une fois ces questions éclaircies : comment lui permettre de participer concrètement à l’urgente reconstruction ?

 

Une urgente reconstruction, physique et politique, toujours selon les mots de Conte, qui préserve l’identité et le patrimoine historique-culturel et architectural.  Mais la réalité des faits est loin des narrations : Mona Fawwaz, professeure d’urbanisme à l’Université américaine de Beyrouth, et Bruno Marot, docteur en politiques urbaines et chercheur à l’Institut Français du Proche-Orient, ont dès le début signalé le danger d’appliquer encore une fois le très libanais laissez-faire économique face à la réédification des centres détruits par l’explosion, dont certains étaient déjà en voie de gentrification, en souhaitant au contraire une reconstruction qui respecte l’intérêt commun des citoyens et non pas du profit.

 

Le même profit qui a d’ailleurs contribué, peut-être, à stocker dans le port 2750 tonnes de nitrate d’ammonium, semble être un dieu interconfessionnel ayant des racines bien plus profondes que celles du cèdre planté par Macron le 6 août ainsi que des cèdres figurant dans le nom de la mission italienne au Liban : « Emergenza Cedri » (Urgence des Cèdres). Sur ce front, il n’y a pas d’urgence :  la plupart des cèdres au Liban ont disparu depuis des décennies et c’est une lutte exténuante, contre les intérêts du dieu en question, que de chercher à préserver les quelques zones naturelles restantes dans le pays[3].

 

Mais revenons à notre titre. Al-haqq ‘alā-l-tiliān (« La faute aux italiens ») pourrait ironiquement commenter n’importe quel libanais en contemplant le port de Beyrouth ravagé par l’explosion du 4 août 2020. Oui, parce qu’il y a 118 ans, en février 1912, au port de Beyrouth il n’y avait pas les navires San Giusto[4] et Etna, qui ont apporté les aides humanitaires italiennes le mois dernier. Il y avait en revanche les navires Garibaldi et Ferruccio, deux croiseurs cuirassés de la Regia Marina italienne qui faisaient couler à coups de canons deux navires turcs tout en frappant durement certains bâtiments beyrouthins. Dans l’un des nombreux récits historiques libanais, cette journée ne fut que le début d’une série de débâcles couronnées notamment par une grave famine. Dès lors, la phrase « la faute est aux italiens » est prononcée avec une ironie amère pour parler de ces autorités qui fuient leur responsabilité en la jetant sur les autres[5].

 

Cette fois aussi la faute est aux italiens, ou pas. Toujours est-il que deux jours après la visite de Conte, un autre nuage de fumée noire planait au-dessus du port de Beyrouth. Un nouvel incendie qui a étouffé physiquement une bonne partie de la ville et asphyxié psychologiquement une bonne partie du Liban. Et que sous les cendres et les décombres, un mois après l’explosion, contrairement aux détections des scanners, il n’y avait aucun survivant. Il n’aurait pas pu y en avoir. Les phénix renaissent, dans la mythologie. Les êtres humains, non.

 
Traduit de l'original en italien par Francesca Martino 
 
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

[1] En guise d’exemple, le jour précédant l’explosion au port de Beyrouth, le compte Twitter de l’Ambassade italienne avait retwitté un article du journal anglophone The Daily Star Lebanon illustrant le projet de restauration de certaines églises dans la vallée de Qadisha mené par l’Agence italienne pour la coopération au développement https://twitter.com/DailyStarLeb/status/1290334115192070144
[2] Ceci est la ligne de l’apparat politique italien, contrairement à d’autres interlocuteurs internationaux tels que le secrétaire d’État américain adjoint pour le Proche-Orient, David Schenker, qui se sont limités à rencontrer des représentants de la société civile libanaise.
[3] Voir le cas emblématique du projet de barrage dans la vallée de Bisri. https://www.arabnews.com/node/1729886/middle-east
[4] Ce navire avait déjà touché les côtes libanaises en 2006 lors de l’opération « Leonte ». https://www.marina.difesa.it/media-cultura/Notiziario-online/Pagine/20200819_partenza_nave_san_giusto_cedri.aspx
[5] Voir aussi Samir Kassir, Histoire de Beyrouth, Perrin, Paris 2012, p. 211.

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