Jésus a prêché une réforme de la loi religieuse dans un sens non-littéraliste en une époque où les juifs vivaient une crise semblable à celle que vivent les musulmans d’aujourd’hui

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:54:35

Quel est le problème avec l’Islam ? Pourquoi y a-t-il dans le monde tant de musulmans en colère qui détestent l’Occident ? Pourquoi des États islamiques auto-proclamés imposent-ils des lois extrêmement dures qui oppriment les minorités, les femmes et les « apostats » ? Pourquoi y a-t-il des terroristes qui tuent au nom d’Allah ?

 

Il y a des dizaines d’années que l’on se pose ces questions en Occident. Les réponses sont diverses : il y a ceux qui affirment qu’il n’y a aucun problème avec l’Islam aujourd’hui – et c’est une position trop défensive – et ceux qui soutiennent que l’Islam lui-même est un énorme problème pour le monde – et c’est une réponse injuste née de préjugés. Et il y a, heureusement, des observateurs mieux informés qui ont proposé des réponses plus objectives : la civilisation islamique, qui fut jadis la plus éclairée du monde, est en train de traverser une crise aigüe et lourde de conséquences.

 

L’Islam, religion qui a toujours été orgueilleuse de ses succès terrestres, s’est trouvé devoir « affronter l’Occident le dos au mur »

 

L’un des esprits les plus brillants du siècle dernier, l’historien britannique Arnold Toynbee, a réfléchi sur la crise de l’Islam dans un essai de 1948, aujourd’hui à peu près oublié : L’Islam, l’Occident et l’avenir[i]. Pour Toynbee, le monde islamique est entré en crise au XIXe siècle parce qu’il a été dépassé, battu, et même assiégé par les puissances européennes. L’Islam, religion qui a toujours été orgueilleuse de ses succès terrestres, s’est trouvé devoir affronter l’Occident « le dos au mur » : d’où la tension, la colère, les bouleversements parmi les musulmans.

 

Avec l’intuition du grand historien qu’il est, Toynbee ne s’est pas borné à analyser la crise de l’Islam, il l’a aussi comparée à une crise plus antique, dans une religion plus antique : la situation des juifs devant la domination romaine du Ier siècle avant JC. Les juifs eux aussi étaient un peuple monothéiste, ils avaient une haute opinion d’eux-mêmes, mais ils avaient été conquis, battus et culturellement défiés par un empire étranger. Cette épreuve, expliquait Toynbee, provoqua deux réactions opposées : l’une fut « l’hérodianisme », c’est-à-dire la collaboration avec Rome et l’imitation du modèle romain. L’autre fut le « zélotisme », c’est-à-dire la résistance militante contre Rome et l’adhésion rigoureuse à la loi hébraïque.

 

Les musulmans modernes, eux aussi – soutenait Toynbee – sont tourmentés par la lutte incessante entre leurs hérodiens qui imitent l’Occident et leurs zélotes qui incarnent « l’archaïsme suscité par une pression étrangère ». L’historien voyait dans le fondateur de la Turquie moderne, Mustafa Kemal Atatürk, un « archihérodien », et dans les wahhabites de l’Arabie centrale des archizélotes ; il prévoyait qu’à la fin, les zélotes seraient battus parce qu’incapables de manier la technologie moderne. Si Toynbee avait vécu jusqu’à nos jours et avait vu, par exemple, comment l’État islamique utilise internet, il aurait probablement révisé son optimisme.

 

Au cours des décennies, quelques intellectuels musulmans sont partis de l’analogie de Toynbee pour soutenir que les musulmans allaient être appelés à trouver une troisième voie, quelque chose d’intermédiaire entre l’hérodianisme et le zélotisme. C’est une position raisonnable, mais qui laisse de côté de grands pans d’histoire.

 

Les détails de la loi

Comme Toynbee, ces aspirants réformateurs musulmans ignorent que le monde juif du Ier siècle ne se limitait pas à la dichotomie hérodiens-zélotes. Il y avait d’autres groupes juifs de différentes tendances intellectuelles, mystiques ou conservatrices. Il y avait aussi un rabbi de Nazareth un peu particulier : Jésus.

 

Jésus affirme qu’il est le sauveur – le Messie – qu’attend son peuple. Cependant, à la différence d’autres aspirants messies de son temps, il n’a pas soulevé de révolte contre Rome. Mais il ne s’est pas non plus plié à son empire. Il a plutôt concentré ses énergies sur quelque chose d’autre : revivifier la foi et réformer la religion de son peuple. Jésus invitait en particulier ses coreligionnaires à se concentrer sur les principes moraux de leur religion, plutôt que de s’occuper de façon obsessionnelle des détails de la loi religieuse. Il critiquait par exemple les pharisiens légalistes qui payaient « la dîme de la menthe, de la rue et de toute plante potagère », pour transgresser ensuite « la justice et l’amour de Dieu » (Lc 11,42).

 

Les chrétiens connaissent évidemment très bien cette histoire. Mais les musulmans eux aussi devraient lui prêter attention, parce qu’ils sont en train de traverser une crise fort semblable à celle à laquelle Jésus répondait : ils se trouvent sous la pression d’une civilisation étrangère, et sont en même temps tourmentés par leurs propres fanatiques qui ne voient de lumière que dans l’imposition d’une loi rigide, la charia, et dans la lutte pour un gouvernement théocratique. Les musulmans ont besoin d’une troisième voie créative, fidèle à leur foi mais aussi libérée du fardeau de la tradition passée et du contexte politique actuel.

 

L’idée de se référer à Jésus et à son enseignement serait-elle absolument nouvelle pour les musulmans ? Dans une certaine mesure, oui. Ils respectent et aiment Jésus – et sa mère immaculée Marie – puisque le Coran en fait un éloge inconditionnel, mais la plupart d’entre eux n’a jamais pensé à la mission historique de Jésus, à l’essence de son enseignement et à la manière dont celui-ci peut revêtir de l’importance pour la réalité qu’ils vivent.

 

Il y a une exception significative : Muhammad ‘Abduh, l’un des pionniers du modernisme islamique à la fin du XIXe siècle. ‘Abduh, pieux érudit égyptien, pensait que le monde musulman avait perdu la tolérance et l’ouverture de l’Islam des origines, et qu’il avait été asphyxié par une tradition dogmatique rigide. Quand il avait lu le Nouveau Testament, il en avait été impressionné. Comme musulman, il n’était pas d’accord avec ce que dit la théologie chrétienne sur Jésus, mais il était frappé par son enseignement touchant un problème que ‘Abduh observait dans le monde musulman : le fait, écrivait-il, que ce dernier était « resté figé dans le sens littéral de la loi », sans plus parvenir ainsi « à en comprendre les finalités ».

 

On a proposé une comparaison entre les musulmans d’aujourd’hui et les juifs face à la domination romaine du Ier siècle avant JC.

 

D’autres savants musulmans ont relevé les mêmes problèmes que ‘Abduh avait mis en lumière. Mais aucun leader religieux musulman n’a jamais mis en évidence autant que Jésus l’écart décisif entre les finalités divines et un légalisme stérile. Jésus a montré que sacrifier l’esprit de la religion sur l’autel du littéralisme porte à l’horreur, comme il arrive aujourd’hui encore dans certains pays musulmans. Il a enseigné aussi que l’obsession pour les expressions extérieures de la piété peut alimenter une culture de l’hypocrisie, comme cela se produit aujourd’hui dans certaines communautés musulmanes.

 

Ces enseignements fondamentaux de Jésus, à mon sens, peuvent orienter les chemins de notre réforme à nous, musulmans, dans deux aspects clés. Le premier est le Règne de Dieu, ce que les musulmans appelleraient le califat. Le deuxième est la loi religieuse, que les musulmans allaient appeler charia.

 

 

« Le califat est en vous »

Au temps de Jésus, beaucoup de juifs attendaient impatiemment la venue du Malkuta de-Adonai, le Règne de Dieu : l’État souverain d’Israël, gouverné par le Messie guidé par Dieu, allait vaincre et chasser l’empire de Rome, objet de tant de haine. En d’autres termes, une théocratie autochtone aurait mis en pièces l’occupation étrangère.

 

Les pharisiens priaient pour le Règne de Dieu et l’attendaient avec impatience. Leur rejeton plus radical, les zélotes, avait entrepris une lutte active, rébellions et assassinats, ou, comme nous le dirions aujourd’hui, insurrections et terrorisme. Jésus toutefois introduisit une nouvelle interprétation du Règne de Dieu. On lit dans l’évangile de Luc : « Les Pharisiens lui ayant demandé quand viendrait le Royaume de Dieu, il leur répondit : ‘La venue du Royaume de Dieu ne se laisse pas observer et l’on ne dira pas : Voici : il est ici ! Ou bien : il est là ! Car voici que le Royaume de Dieu est en vous’ » (Lc 17,20-21)[ii].

 

Ce passage célèbre du Nouveau Testament a posé les bases pour l’un des thèmes essentiels du Christianisme : la transformation du règne politique en un règne spirituel. Comme l’a écrit un commentateur chrétien, ce règne spirituel doit « s’édifier dans le cœur des hommes et consiste à soumettre sa propre volonté à la volonté de Dieu et à conformer notre esprit à ses lois »[iii].

 

Si nous nous déplaçons maintenant de la Judée du Ier siècle au monde musulman contemporain, nous voyons que ce dernier prévoit une anticipation puissante du Règne de Dieu, qui s’appelle califat. Certains musulmans croient que cette théocratie autochtone vaincra et chassera les romains d’aujourd’hui et leurs collaborateurs, et glorifiera la oumma. Pour d’autres musulmans, l’espoir de voir l’instauration du califat est une lointaine utopie : nous pouvons les classer comme « conservateurs ». D’autres encore sont davantage engagés, et travaillent activement à réaliser l’utopie à travers l’action politique, ce qui leur vaut l’appellation d’« islamistes ». Et puis il y a une petite minorité qui opte pour la lutte armée, les « djihadistes ». Et parmi ces djihadistes, seule l’aile la plus radicale, l’État islamique, a déclaré un califat (en 2014), une démarche qui, à la grande majorité des musulmans, est apparue trop militante.

 

Comme les juifs du Ier siècle, les musulmans ont aujourd’hui leurs « hérodiens » et leurs « zélotes »

 

Mais le califat est-il véritablement une nécessité pour les musulmans ? Pour la plupart des islamistes et des djihadistes, la réponse est : absolument oui. Ils voient en effet dans la restauration du califat non seulement une espérance à anticiper, mais un devoir à accomplir : « La restauration d’un khalîfa [calife] est une obligation pour tous les musulmans du monde » affirme une source islamiste contemporaine. « Accomplir ce devoir, comme tout autre devoir prescrit par Allah aux musulmans, est une obligation urgente devant laquelle on ne peut invoquer de choix personnel ou de négligence »[iv].

 

Mais d’autres musulmans estiment que le califat – terme qui implique la succession du Prophète Muhammad comme guide politique des musulmans – a été uniquement une expérience historique de la communauté islamique, et non l’un des fondements de l’Islam. Argument qui a été avancé avec force au début du XXe siècle par le savant égyptien ‘Alî ‘Abd al-Râziq et par le turc Seyyid Bey, et qui a été repris depuis lors par plusieurs penseurs réformistes : pour ces derniers, les énergies de l’Islam devraient se concentrer non tant sur l’instauration d’une forme spécifique d’État, que sur la promotion des valeurs islamiques dans tout État, quel qu’il soit, qui garantisse la sécurité, la dignité et la liberté des musulmans. Et les sociétés musulmanes, estiment-ils, devraient être gouvernées par des leaders et des parlements démocratiquement élus[v].

 

Cette thèse réformiste peut se trouver en contradiction avec certains textes de la tradition islamique, mais elle trouve son fondement dans le texte sacré de l’Islam lui-même, le Coran. Là, le terme de « calife », souvent traduit comme « vicaire », revient neuf fois en différents versets, mais jamais pour indiquer une entité politique des musulmans[vi]. Il est plutôt utilisé, et cela est assez significatif, pour définir la nature des êtres humains. Dans un passage mémorable du Coran, c’est Dieu lui-même qui décrète ce califat ontologique au cours d’une conversation rhétorique avec les anges :

Lorsque ton Seigneur dit aux anges : « Je vais établir un lieutenant sur la terre », ils dirent : « Vas-tu y établir quelqu’un qui y fera le mal et qui répandra le sang, tandis que nous célébrons tes louanges en te glorifiant et que nous proclamons ta sainteté ? » Le Seigneur dit : « Je sais ce que vous ne savez pas ». Il apprit à Adam le nom de tous les êtres, puis il les présenta aux anges en disant : « Faites-moi connaître leurs noms, si vous êtes véridiques ». Ils dirent : « Gloire à toi ! Nous ne savons rien en dehors de ce que tu nous as enseigné ; tu es, en vérité, celui qui sait tout, le Sage ». Il dit : « Ô Adam ! Fais-leur connaître les noms de ces êtres ! » Quand Adam en eut instruit les anges, le Seigneur dit : « Ne vous ai-je pas avertis ? Je connais le mystère des cieux et de la terre ; je connais ce que vous montrez et ce que vous tenez secret » (Cor. 2,30-33).

Dans ce récit fascinant sur les origines de l’homme, Adam, le premier être humain, apparaît comme khalîfa (vicaire) de Dieu, parce qu’on lui enseigne « les noms de tous les êtres », mais il a aussi le potentiel de « faire le mal et répandre le sang » sur la terre. Certains penseurs musulmans ont interprété ces versets comme une preuve de la faculté de l’homme d’apprendre et d’user de la raison, et de la liberté de choisir entre le bien et le mal.

 

Le concept coranique de khalîfa est une notion métaphysique qui attribue à l’humanité une place spéciale dans la création de Dieu

Mais Adam n’est pas le seul à être vicaire. Ses fils le sont aussi, c’est-à-dire tout le genre humain. « C’est lui qui a fait de vous ses lieutenants sur la terre. Il a élevé certains d’entre vous, de plusieurs degrés au-dessus des autres pour vous éprouver en ce qu’il vous a donné. Ton Seigneur est prompt dans son châtiment. Il est aussi celui qui pardonne ; il est miséricordieux » (6,165). Un autre verset dit : « C’est lui qui vous a choisis pour que vous soyez ses lieutenants sur la terre (khalâ’if). Celui qui est incrédule est incrédule à son détriment » (Cor. 35,39). Donc les mécréants sont eux aussi vicaires, du moment que Dieu les a dotés de la faculté de la raison et du libre arbitre, même s’ils s’en servent de manière erronée.

 

Bref, le concept coranique de khalîfa est une notion métaphysique qui attribue à l’humanité une place spéciale dans la création de Dieu. Il n’est pas surprenant que les premiers exégètes musulmans n’aient vu aucun lien entre cette notion métaphysique et l’institution politique appelée califat, qui fut assumée à l’origine par les compagnons les plus proches du Prophète, mais fut rapidement dominée par la monarchie héréditaire[vii].

 

Les musulmans peuvent donc abandonner aujourd’hui l’attachement qu’ils portent au califat comme entité politique, mais en même temps s’engager à être meilleurs « califes » sur cette terre, en tant qu’individus ayant reçu de Dieu facultés et responsabilité. Autrement dit, les musulmans peuvent penser que le califat ne se trouve pas ici ou là, mais à l’intérieur de chacun de nous.

 

« La charia est faite pour l’homme »

L’autre grande passion des juifs du temps de Jésus était la loi hébraïque, ou halakha, qui signifie littéralement « la voie ». Fondée sur les prescriptions détaillées de la Torah, la halakha était une vaste série de normes qui réglaient tous les aspects de la vie, allant des prières aux normes alimentaires et jusqu’au droit pénal. Ce dernier, pour notre sensibilité moderne, contenait certaines sanctions plutôt dures, comme la lapidation à mort des adultères ou des blasphémateurs.

 

Aujourd’hui les musulmans peuvent abandonner leur attachement au califat comme entité politique, mais en même temps s’engager à être meilleurs « califes » sur cette terre

 

Comme on le voit dans les évangiles canoniques, Jésus introduit une interprétation radicalement nouvelle de la halakha, parce qu’il avait compris les conséquences négatives d’une observance littérale aveugle. La première d’entre elles était l’équation que l’on faisait entre la dévotion et la pratique religieuse extérieure, qui entrainait naturellement l’hypocrisie. Cela était particulièrement vrai pour la classe cléricale qui se targuait d’elle-même de moralité : les prêtres, les scribes, et les pharisiens.

« Méfiez-vous des scribes », disait Jésus, « qui se plaisent à circuler en longues robes, qui aiment les salutations sur les places publiques, et les premiers sièges dans les synagogues et les premiers divans dans les festins, qui dévorent les biens des veuves, et affectent de faire de longues prières. Ils subiront, ceux-là, une condamnation plus sévère ! » (Lc 20,46-47).

Le fait même que ces clercs regardaient le pécheur de haut en bas était le témoignage de leur arrogance, un péché plus grand que bien d’autres. Jésus l’expliquait en comparant un pharisien et un collecteur d’impôts, dont le travail était considéré par la plupart des juifs comme une collaboration avec Rome, une trahison :

Il dit encore, à l’adresse de certains qui se flattaient d’être des justes et n’avaient que mépris pour les autres, la parabole que voici : « Deux hommes montèrent au Temple pour prier ; l’un était Pharisien et l’autre publicain. Le Pharisien, debout, priait ainsi en lui-même : Mon Dieu, je te rends grâces de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont rapaces, injustes, adultères, ou bien encore comme ce publicain ; je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de tout ce que j’acquiers. Le publicain, se tenant à distance, n’osait même pas lever les yeux au ciel, mais il se frappait la poitrine, en disant : Mon Dieu, aie pitié du pécheur que je suis ! Je vous le dis : ce dernier descendit chez lui justifié, l’autre non. Car tout homme qui s’élève sera abaissé, mais celui qui s’abaisse sera élevé » (Lc 18,9-14).

Le légalisme sans âme non seulement nourrissait l’hypocrisie et l’arrogance, comme nous l’avons vu dans la parabole à peine citée, mais il était aussi cause d’injustice ou de cruauté au nom de la loi. L’adultère que les pharisiens ont traînée devant Jésus en est un exemple. La halakha exigeait qu’elle soit lapidée à mort, mais Jésus demanda miséricorde. « Que celui d’entre vous qui est sans péché », ce sont ses paroles célèbres, « lui jette le premier une pierre ! » (Jn 8,7). Là aussi, Jésus prenait le parti des humbles pécheurs contre la colère de puritains hypocrites.

 

Aujourd’hui : mêmes problèmes

De même quand on demanda à Jésus pourquoi ses disciples arrachaient des épis de blé pour le manger le jour du sabbat, jour durant lequel toute activité était interdite aux juifs, il fit une réponse qui donne à réfléchir : « Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat » (Mc 2,27). La loi, en d’autres termes, n’existait pas pour elle-même, mais pour les hommes, et pouvait être réinterprétée pour leur bien.

 

Or, si nous nous transportons de nouveau de la Judée du Ier siècle au monde musulman contemporain, nous trouvons une situation fort semblable en regard de la loi religieuse. La version islamique de la halakha juive est la charia, qui n’a pas seulement la même signification littérale – la voie – mais encore prévoit des prescriptions fort semblables qui couvrent tous les aspects de la vie, prières, alimentation et jusqu’au code pénal. Les juifs ont fini depuis longtemps d’appliquer le code pénal de la halakha, mais il y a des musulmans aujourd’hui qui brûlent d’appliquer le code pénal de la charia, y compris dans ses aspects les plus terrifiants comme la lapidation des adultères et la condamnation à mort des hérétiques et des blasphémateurs.

 

La dévotion des musulmans pour la charia naît souvent d’un sentiment de justice, mais son application à la lettre finit par causer de terribles injustices. C’est le cas, par exemple, des femmes musulmanes, parfois de toutes jeunes filles, qui d’abord sont violées par les hommes pour être ensuite lapidées par d’autres pour « adultère ». Ce schéma, qui s’est répété à plusieurs reprises au Nigéria, en Somalie et en Afghanistan, prévoit que la victime soit d’abord violée en cachette ; devenue enceinte, elle est accusée par ses parents, et enfin par un tribunal. Là, elle ne peut prouver qu’elle a été violée, parce que la charia requiert « quatre témoins oculaires » pour dénoncer un délit sexuel. Mais la grossesse prouve que la jeune fille a commis d’une manière ou d’une autre un « adultère », et est de ce fait publiquement lapidée à mort[viii].

 

Des cas aussi déconcertants d’homicide judiciaire ne se seraient pas produits si ceux qui veulent imposer la charia s’étaient préoccupés de l’intention qui avait présidé aux sentences qu’ils ont exécutées en observant le texte uniquement à la lettre. Le Coran, qui ne dit rien sur la lapidation, prévoit effectivement la nécessité de « quatre témoins oculaires ». Mais il prévoit cette norme uniquement pour protéger la femme contre de fausses accusations d’adultère : « Frappez de quatre-vingts coups de fouet ceux qui accusent les femmes honnêtes sans pouvoir désigner quatre témoins ; et n’acceptez plus jamais leur témoignage » dit un verset (Cor. 24,4). Les quatre témoins servent donc parce que le Coran entend protéger les femmes innocentes contre de fausses accusations. Mais dans une lecture et pratique littérale, cette noble intention peut être utilisée au service d’un modèle cruel de misogynie.

 

La dévotion des musulmans pour la charia naît souvent d’un sentiment de justice, mais son application à la lettre finit par causer de terribles injustices

La démarche que les musulmans sont appelés à accomplir, c’est de comprendre que, tout comme la halakha, la charia est faite pour les hommes – et naturellement pour les femmes – et non l’inverse. Heureusement, cette approche interprétative de la loi fait partie de la tradition islamique et n’attend que d’être redécouverte. Son origine remonte à des savants médiévaux comme Shâtibî (m. 1388), penseur andalou qui s’est concentré sur les maqâsid, c’est-à-dire les objectifs, de la loi islamique : il voyait en ceux-ci la protection de cinq valeurs fondamentales : la religion, la vie, l’intellect, le lignage et la propriété. Pour Shâtibî, seule la réalisation de ces cinq finalités pourrait insuffler « un esprit dans le corps mort [de la loi] et une substance réelle sous son enveloppe externe »[ix]. Aux temps modernes, des penseurs islamiques d’avant-garde tel Fazlur Rahman Malik (m. 1988) ont tenté de redonner vie à cette approche non littéraliste de la loi islamique avec un effort intellectuel de réforme admirable, encore que d’un impact limité.

 

Nous pourrions toutefois rappeler que Jésus, un grand prophète de l’Islam, a prêché le même genre de réforme pour le Judaïsme en un temps où les juifs étaient exactement comme nous. Jésus peut donc devenir une source d’inspiration pour cette réforme si désirée de l’Islam.

 

Si Jésus est un « prophète de l’Islam », comme nous le disons nous musulmans avec fierté, nous devrions penser à ces choses. Parce que Jésus a affronté les mêmes problèmes que ceux qui nous obsèdent aujourd’hui, et a inauguré une sagesse prophétique tout-à-fait appropriée à notre temps.

 


[i] Arnold J. Toynbee, L’Islam, l’Occident et l’avenir, Éditions des Équateurs, Paris 2013.

[ii] Dans le texte anglais original, les versets de l’Évangile sont pris dans l’édition de la Bible du roi Jacques, dans lesquels Jésus affirme que le Règne des cieux est « within you » (en vous) et non « in your midst » ou « among you » (au milieu de vous), expressions utilisées dans d’autres traductions anglaises et dans la Bible de Jérusalem. L’original grec (entòs hymôn) permet les deux traductions. Jérôme le rend en latin par « intra vos » (parmi vous). L’auteur justifie le choix qu’il a fait de la Bible du roi Jacques « parce qu’elle a eu une influence très marquée pour établir la compréhension chrétienne d’un règne spirituel » (NdlR).

[iii] Jospeh Benson, Commentary of the Old and New Testaments, T. Carlton & J. Porter, New York 1857, http://biblehub.com

[iv] The Re-establishment of the Khilafah Is an Obligation upon all Muslims, éditorial du site www.khilafah.com. Ce site rapporte les idées du Hizb al-Tahrir, organisation islamiste qui se fixe pour objectif la restauration du califat. L’article est disponible au lien suivant : http://bit.ly/2yK8gd8

[v] Pour une bonne analyse du califat, d’autres concepts politiques de l’Islam et du débat qu’ils suscitent, voir Asma Afsaruddin, Contemporary Issues in Islam, Edinburgh University Press, Edinburgh 2015, pp. 54-85.

[vi] Le seul et unique verset coranique qui semble employer le titre de calife pour désigner l’autorité d’un seul être humain plutôt que l’humanité tout entière est 38,26, qui parle du (roi) David : « Ô David ! Nous avons fait de toi un lieutenant sur la terre : juge les hommes selon la justice ». Les commentateurs et les traducteurs modernes concordent de toutes façons sur le fait que ce verset ne concerne que David, et que « le Coran n’offre pas un critère clair sur la position du calife comme guide suprême de la oumma ». Voir Oliver-Dee, The Caliphate Question: the British Government and Islamic Governance, Lexington Books, Lanham (UK) 2009, p. 16.

[vii] « Pendant la période omeyyade, les exégètes n’établissaient aucun lien entre le terme coranique de khalîfa et la réalité politico-religieuse de l’institution califale. Un changement s’amorça vers la deuxième moitié du II/VIIIe siècle, quand une interprétation plus large fit son apparition ». Ce furent des commentateurs comme Tabarî qui « créèrent une confusion complète entre le khalîfa coranique et le chef du califat islamique », Wadad Kadi, « Caliph », Encyclopedia of the Qur’an, Brill, Leiden 2001-2006, vol. 1, pp. 277-278.

[viii] Cette séquence terrible a été rapportée pour plusieurs cas au Nigéria, en Somalie et en Afghanistan, en particulier sous la domination de groupes extrémistes comme al-Shabaab ou les talibans, ou, dans les zones tribales du Pakistan, par des voies extrajudiciaires. Pour une vue d’ensemble de phénomènes de ce genre, voir Justice for Iran, « Mapping Stoning in Muslim Contexts », février 2012, http://bit.ly/2klJgqC

[ix] Al-Shâtibî, Kitâb al-Muwâfaqât, dir. Abû ‘Ubayda Mashhûr Ibn Hasan Âl Salmân, Dâr Ibn ‘Affân, Cairo s.d., vol. 1, introduction de l’auteur, pp. 7-12, paraphrasée par Fazlur Rahman, Islam, Anchor Books, Garden City (NY) 1968, p. 136.

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