Le débat est ouvert dans plusieurs pays européens sur la nécessité de former des experts religieux dans des écoles locales, afin d’éviter interférences étrangères et prédicateurs self-made

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:02:34

Le débat est ouvert dans plusieurs pays européens sur la nécessité de former des experts religieux dans des écoles locales, afin d’éviter des interférences étrangères ainsi que l’activité de prédicateurs self-made. Ce qui préoccupe, c’est non seulement l’essor d’idées contraires à l’intégration des communautés islamiques sur le Continent, mais aussi la croissance d’idéologies radicales. Face à ces phénomènes, l’Allemagne a misé sur la création de centres de Théologie islamique. Nous sommes allés voir.

 

C’est ici un débat récurrent. L’Allemagne a besoin d’une « loi sur l’Islam », apte à régler les communautés islamiques et à garantir des sermons en allemand dans les mosquées pour en favoriser la « transparence », a dit, début avril, Jens Spahn, homme politique conservateur et l’un des membres du comité exécutif des Chrétiens démocrates de la chancelière Angela Merkel. Spahn a également soulevé de nouveau une question que l’on affronte depuis des années non seulement en Allemagne mais un peu partout en Europe devant une présence musulmane croissante : la formation des imams. En 2010, lorsqu’un programme en Théologie islamique fut lancé à l’université d’Osnabrück, en Basse-Saxe, dans le Nord-Ouest du pays, la presse, tant allemande qu’internationale, a employé précisément cette expression. Et s’il faut en croire les paroles de Rauf Ceylan, actuellement professeur de Sociologie des religions à Osnabrück, telle était également l’idée des fondateurs du projet : « Nous avons besoin d’imams socialisés, et qui se sentent chez eux en Allemagne, – avait-il dit alors au site IslamToday. Ils influencent l’orientation religieuse des musulmans en Allemagne, ils ont un fort impact sur le genre d’Islam que pratiqueront les jeunes musulmans – si celui-ci sera tolérant, conservateur ou extrémiste ».

 

Les mosquées de la Rhénanie Nord-Westphalie

 

Aujourd’hui – sept ans plus tard – il y a cinq universités dotées de centres de Théologie islamique en Allemagne : outre Osnabrück, on compte Münster, Tübingen, Erlangen et Francfort, tandis que l’Université Humboldt de Berlin est en train de mettre au point un cycle d’études. Mais jusqu’à présent, aucun de ces centres n’est devenu un véritable lieu pour la formation des imams : la plupart d’entre eux, en Allemagne comme du reste ailleurs en Europe, étudient à l’étranger, généralement dans leur pays d’origine : Turquie, Tunisie, Maroc, Egypte, dans les Balkans... Il n’existe pas de cycle d’études spécifique pour devenir imam : à Münster, la matière fait partie des cours de Théologie islamique ou du cours pour devenir enseignant de religion musulmane, nous explique Cefli Ademi, professeur dans cette université. « Ceux qui étudient théologie islamique peuvent ensuite choisir de devenir imam, ce sont eux qui prennent la décision ». Pour les prêtres catholiques, on prévoit, après les études universitaires de Théologie, un stage de deux ans. Mais catholiques et protestants ont derrière eux des centaines d’années de relations entre État et Églises chrétiennes, explique Helmut Wiesmann, responsable des rapports avec l’Islam auprès de la Conférence épiscopale allemande. Pour l’Islam en revanche la situation est encore en devenir : ces instituts n’existent que depuis cinq ou six ans, les musulmans sont encore organisés comme associations, et non comme communautés religieuses.

 

Comme dans les facultés de théologie chrétienne ou juive, les programmes d’études et les professeurs sont choisis, dans les nouveaux centres de Théologie islamique, par un comité organisé au niveau fédéral, avec des représentants des universités, qui ont le dernier mot sur les standards scientifiques, et des membres des communautés religieuses, qui s’occupent de l’aspect religieux.

 

Osnabrück est une petite ville d’un peu moins de 200 000 habitants, qui fit partie jadis de la Ligue Hanséatique. Son petit centre historique attire touristes et écoliers de toute l’Allemagne : ils viennent visiter les antiques maisons de pierre du XIIIe siècle, les édifices aux poutres apparentes, l’hôtel de ville, où fut signée la paix de Westphalie qui mit fin à la guerre de Trente ans en 1648, et le musée qui conserve la mémoire du plus célèbre des citoyens d’Osnabrück, l’écrivain Erich-Maria Remarque. Comme pour les campagnes alentour, plates, et d’un vert soutenu qu’interrompt le rouge des toits pentus des granges, il semble difficile d’imaginer cette ville comme centre pour la formation des leaders religieux d’une religion, l’Islam, qui porte en elle l’image forte de panoramas si différents, ceux du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, des Balkans, de l’Asie centrale et encore plus à l’Est. Deux mosquées citadines se trouvent sur la même rue tranquille, hors du centre historique, parmi les hangars industriels. L’une est un centre de musulmans bosniaques, l’autre, une salle de prières qui appartient à DITIB, Diyanet İşleri Türk İslam Birliği en turc, c’est-à-dire la section allemande de la Présidence des Affaires religieuses d’Ankara laquelle, depuis des dizaines d’années, en accord avec Berlin, envoie ses imams des écoles de Turquie aux mosquées allemandes, de la Basse-Saxe à la Bavière.

 

Pendant des années, le gouvernement allemand a estimé qu’il convenait de s’appuyer sur une institution bureaucratisée et bien huilée, et sur un modèle d’Islam, le modèle turc, considéré comme modéré et laïcisé par des décennies de kémalisme – jusqu’au moment où les poussées islamistes et nationalistes du président Recep Tayyip Erdoğan sont devenues trop fortes. Les tensions entre gouvernement allemand et gouvernement turc ont surgi de nouveau en février, tout d’abord avec le soupçon d’espionnage pour Ankara lancé contre certains imams proches de DITIB, ensuite avec le stop opposé par les autorités allemandes aux hommes politiques turcs venus faire campagne électorale en faveur du referendum constitutionnel du 16 avril en Turquie. Le referendum, gagné de justesse par le président grâce aussi au vote des émigrés à l’étranger, a été considéré par de nombreux hommes politiques, observateurs et analystes en Europe, comme le dernier pas pour blinder un pouvoir déjà trop autoritaire.

 

L’affrontement avec Ankara

 

Ce sont donc aussi des tensions politiques de ce genre, outre les difficultés d’intégration et les craintes sur la radicalisation des nouvelles générations, qui incitent les dirigeants politiques allemands à chercher, à travers la formation des imams, à institutionnaliser l’Islam local et surtout à le faire parler allemand, alors que les sermons sont encore pour la plupart prononcés en arabe et en turc. « Les salafistes en Allemagne ont été les premiers à se rendre compte qu’il fallait parler allemand, et qu’il ne fallait pas diviser les communautés sur des bases ethniques », explique Silvia Horsch al-Saad, musulmane, professeur au centre de Théologie islamique de l’Université d’Osnabrück. Les salafistes, musulmans ultraconservateurs qui appliquent à la lettre l’exemple du Prophète de l’Islam et de ses premiers Compagnons, peuvent être quiétistes, non-violents, ou bien djihadistes, portés donc à un militantisme agressif.

 

Amine Kabaktepe, la tête couverte d’un voile noir, d’origine turque, est une étudiante de la professeure Horsch. Elle a commencé à étudier en Théologie islamique parce qu’elle était déjà engagée, avec sa mère, dans le dialogue interreligieux au sein de sa mosquée. Et bien qu’elle veuille se spécialiser en design sans poursuivre après le diplôme en études religieuses, elle pense qu’il est nécessaire pour les mosquées du pays de former des personnes capables de communiquer justement parce que « il manque quelque chose dans ce domaine, et le vide, ce sont d’autres qui le comblent : si vous regardez online, il n’y a que des sites salafistes ». Les salafistes représentent en Allemagne une minorité de musulmans, mais leur nombre s’accroît rapidement. Hans-Georg Maaßen, chef de l’Office Fédéral pour la Protection de la Constitution, l’intelligence allemande pour les affaires intérieures, a déclaré en septembre dernier que les salafistes sont actuellement 9 200 : il y en avait 8 900 en juin 2016, et 5 500 il y a trois ans.

 

Les mosquées radicales sont très peu nombreuses, et échappent souvent aux radars. Le problème, selon Daniel Koehler, directeur du German Institut on Radicalization and De-Radicalization Studies (GIRDS), est que les mosquées traditionnelles focalisent leur attention sur les vieilles générations et non sur les adolescents ; les salafistes, eux, développent leur activité sur internet, organisent des manifestations sportives, atteignent les jeunes... Leur travail sur le terrain et online est très efficace.

 

Les imams dans les associations religieuses un peu partout en Europe ne sont plus, comme dans les pays islamiques d’origine, de simples leaders de la prière, mais jouent un rôle de plus en plus central, non seulement religieux, mais aussi politique et social.

 

Pour Koehler, il n’y a donc pas d’alternative à la coopération entre institutions nationales et associations islamiques. « Il faut une équipe d’imams formés en Occident, qui sont nés et ont grandi ici, qui connaissent le système social et légal : on a besoin de cours universitaires, d’un débat sur les fondements de l’Islam dans nos universités. Et puis il faut créer les connexions entre ces imams et les communautés, faire en sorte que les communautés désirent la présence de ces imams, par exemple en garantissant des avantages financiers pour ceux qui les emploient ».

 

Le problème financier, à côté de celui de la formation, n’est pas un mince problème, il va s’insinuer sur un terrain qui suscite déjà de fortes controverses en Allemagne, y compris autour de l’institution de facultés de Théologie islamique, de la formation des imams, des relations entre État et associations musulmanes.

 

L’État, les églises, les impôts

 

La Constitution allemande, qui stipule la liberté de culte et n’indique pas de religion d’État, a posé les bases pour une coopération forte entre État et communautés religieuses, lesquelles jouissent du droit de percevoir des impôts de leurs propres membres. Pour pouvoir le faire, une communauté doit être légalement reconnue comme Körperschaft des öffentlichen Rechts, corporation de droit public. Les conditions requises pour une telle reconnaissance sont diverses : la constitutionnalité de l’association, le nombre de ses membres, la durée de sa présence sur le sol national. L’Église catholique et la protestante, avec les juifs et les autres religions, sont reconnues comme communautés religieuses, perçoivent des impôts qui leur permettent de payer leurs propres structures, les activités, les salaires des prêtres et des pasteurs. L’Islam n’a pas encore été reconnu comme communauté religieuse, et l’un des plus gros problèmes que les autorités allemandes doivent affronter est le manque d’un leadership unifié. Bref, si catholiques, protestants et juifs ont un représentant unique qui sert d’interface avec l’État, la nature même de l’Islam et son histoire – comme il ressort des articles de ce volume – offrent une réalité tout autre.

 

La Conférence islamique allemande, un forum du ministère de l’Intérieur allemand créé en 2006 pour le dialogue à long terme avec les différentes réalités islamiques dans le pays, comprend plus d’une dizaine d’organisations musulmanes. « Le dialogue a pour but d’améliorer l’intégration institutionnelle et sociale des quelque 4 millions de musulmans allemands », lit-on sur la brochure de présentation du forum. La Conférence elle-même reconnaît que les organisations islamiques présentes dans le pays ne représentent pas nécessairement les 4,3 millions de musulmans sur le territoire : « Près de 20 % des musulmans appartiennent à des organisations religieuses ou à des congrégations, bien que le nombre de musulmans qui fréquentent régulièrement la mosquée soit plus élevé. Il y a en Allemagne près de 2 350 associations de mosquées avec 2 300 imams », encore que le chiffre des lieux de culte et de salles de prière non enregistrés serait, selon les médias locaux, beaucoup plus important. 74 % des musulmans allemands sont sunnites, 12 % alevis, un groupe religieux présent essentiellement en Anatolie, 7 % chiites. Les associations se divisent sur une base ethnique et linguistique.

 

L’heure de religion

 

À Münster et Osnabrück, et dans les autres centres de Théologie islamique, on ne forme donc pas d’imams, comme la presse l’avait annoncé dans un premier temps. Les premiers diplômés, nous explique Cefli Ademi, professeur à Münster, iront surtout enseigner la religion islamique dans les écoles. C’est là l’un des premiers résultats du travail de la Conférence islamique avec les associations : l’heure de religion à l’école ne sera plus seulement chrétienne. « Il n’y avait pas jusqu’ici de centres de formation, explique-t-il, et les communautés devaient penser à importer les imams du dehors. Ceci est une question majeure, parce qu’il s’agit de personnes qui ont une connaissance moindre de la société allemande. Ceci dit, être imam aujourd’hui n’est pas une fonction très attractive pour un étudiant doté de sa licence, notamment pour des raisons économiques. On attend beaucoup de ces cours, les hommes politiques surtout qui espèrent une meilleure intégration, qui espèrent aussi instaurer un Islam libéral, très laïque – et montrent en cela une compréhension fort limitée de la question : dès ses origines, l’Islam n’a jamais connu de séparation semblable à celle qui existe en Occident entre l’État et l’Église. En outre, les hommes politiques considèrent les communautés comme trop conservatrices, les communautés considèrent les universités comme trop inféodées au gouvernement ».

 

Et pourtant, les demandes d’inscription aux centres de Théologie islamique sont nombreuses, surtout aux cours qui préparent l’étudiant à devenir enseignant de religion. Et bon nombre d’étudiants, surtout d’étudiantes, y voient une grande possibilité d’emploi. Sarah Heritani, l’une des étudiantes du professeur Ademi, voile couleur crème, jeans et chemisier, est d’origine syrienne. Elle raconte qu’il n’y a, dans son village aux environs de Münster, qu’une mosquée turque, avec que des sermons en turc, une langue qu’elle ne parle pas. « Les Turcs, comme d’autres du reste, disent « ceci est turc », et pensent que c’est religieux. Il y a une fusion entre religion, culture, nationalité. Dans les écoles publiques en revanche, il y aura bientôt des professeurs qui enseigneront la religion islamique et ce seront des allemands d’origine arabe, turque, macédonienne... », explique-t-elle. Elle aussi, tout comme ses amies, toutes étudiantes d’une vingtaine d’années, pensent que le moment est venu que l’Islam parle allemand dans les mosquées. Et pourtant, ces jours-ci justement, un ouvrage du journaliste Constantin Schreiber, vétéran du Moyen-Orient et excellente connaissance de l’arabe, vient faire flamber les polémiques. Inside Islam est un reportage, nous dit Schreiber lui-même, non une recherche à velléités scientifiques. Le reporter a visité 13 mosquées à travers plusieurs villes allemandes – Berlin, Hambourg, Leipzig, Magdebourg, Potsdam et Karlsruhe –, écoutant, incognito, les sermons des imams – sermons jamais en allemand. Le livre a soulevé des controverses et suscité des critiques, encore que le journaliste se soit servi de spécialistes de l’Islam pour décodifier les sermons : « Dans le meilleur des cas, c’étaient des sermons qui avaient l’air d’histoires d’un autre monde, d’un Moyen-Age arabe érigé en mythe, entre dattes et chameaux ; dans le pire des cas, ils parlaient de l’intégration et de la socialisation en Allemagne comme d’un péril à craindre et à éviter. Il suffit de penser à tel imam qui a parlé du ‘danger de Noël’ ».

 

Reste le fait que la teneur des sermons du vendredi, en Allemagne comme ailleurs en Europe – en Italie, le ministre de l’Intérieur Marco Minniti a sollicité l’approbation d’une loi pour imposer l’italien dans les mosquées – échappe souvent aux autorités, inquiètes face au processus d’intégration, justement parce que ces sermons ne sont pas prononcés dans la langue du pays. Un seul des imams des mosquées visitées par Schreiber en huit mois parlait un allemand « approximatif ». « Nous avons 2 600 mosquées en Allemagne, et je ne connais pas un seul imam qui ait une éducation européenne – avait dit à Deutsche Welle en 2009 Bassam Tibi, professeur syrien de Sciences politiques, naturalisé allemand, et musulman pratiquant. Comment peuvent-ils montrer à un musulman qui vit ici comment se comporter ? Ces imams me diront probablement de ne pas m’intégrer ». C’est justement de là que naît le débat sur la nécessité, comme l’a rappelé Daniel Koehler, d’une formation locale de prédicateurs, projet dont la faisabilité toutefois soulève des perplexités qui dérivent une fois de plus du statut légal de la communauté islamique. « L’Islam n’est pas reconnu en Allemagne comme communauté religieuse. Les associations musulmanes n’obtiennent pas d’argent des impôts pour payer des imams dotés d’une formation universitaire : voilà aussi pourquoi elles vont les prendre en Turquie, Tunisie, Égypte : parce que là, ils sont gratuits. Si nous formons des imams de bon niveau, qui va les payer ? Qui va payer quelqu’un qui a une licence universitaire ? Le débat est précisément : d’où doit venir l’argent ? Même chose pour les imams qui vont travailler dans les prisons comme aumoniers. Il n’y a aucun doute qu’il faille former les imams ici, mais il y a encore une autre question à soulever : les communautés, ensuite, les accepteront ? ».

 

Parfum de Levant à Berlin

 

Le quartier de Neukölln, à Berlin, abrite bon nombre de ces communautés, qui se retrouvent dans des salles de prière récupérées dans des immeubles qui semblent ceux d’une Mutuelle. Dans cette zone vivent des Allemands, surtout des jeunes, qui ont misé sur la bonne affaire immobilière dans une zone en odeur de gentrification, entre cafés hipster, restaurants levantins et boucheries halal. C’est ici que se sont en fait installés, au fil des ans, des milliers d’immigrés turcs et arabes. Il y a des rues où, en fermant les yeux, on pourrait se croire à Alep, ou à Hébron… On parle arabe dans la rue, avec des accents différents, les enseignes, en arabe et en allemand, racontent les origines des nouveaux propriétaires : « Légumes Damas », « Café Oum Kalthoum », du nom de la grande étoile égyptienne de la chanson arabe. On peut s’asseoir un samedi après-midi dans un restaurant et y savourer l’hummus comme si l’on était à Tulkarem, en Cisjordanie, entre une commande prise en allemand et une autre en arabe. Ce sont surtout les réfugiés syriens qui, ces dernières années, ont élu Neukölln pour y vivre, mais l’histoire du quartier avait déjà un lien ancien avec le Moyen-Orient. On a construit en 2005 la belle mosquée de Columbiadamm, entourée de pins, à quelques pas du parc de Tempelhoff, c’est-à-dire la piste d’atterrissage de l’ancien-aéroport nazi, devenu en 2015 le refuge en urgence de plus de 5 000 immigrés, pour la plupart syriens. Les décorations aux teintes vives de la mosquée s’inspirent de l’art ottoman du XVIe siècle, et en regardant l’édifice, on pourrait se croire à Istanbul. On l’a vu du reste : le terrain où s’élève la mosquée est turc, cédé par l’empereur Guillaume Ier à l’Empire ottoman au XIXe siècle pour en faire un cimetière islamique, comme le racontent les stèles anciennes dans le jardin. C’est dans ce même quartier que se trouve l’un des bureaux locaux d’Islamrat, l’une des nombreuses associations islamique allemandes, faisant partie de la Conférence islamique, lié avec le mouvement turc islamiste Millî Görüş, créé par le mentor d’Erdoğan, Necmettin Erbakan. Burhan Kesici, secrétaire général d’Islamrat a fait partie de plusieurs comités pour la coordination entre des centres de Théologie islamique et des associations musulmanes, il travaille aujourd’hui à Berlin au projet pour le démarrage d’un institut semblable à l’Université de Humboldt. Il a été dans le passé l’objet de controverses parce qu’il avait été éloigné du comité pour l’Université de Münster : sa nomination avait été bloquée par le gouvernement fédéral pour des problèmes de « constitutionalité », en un moment où Millî Görüş était particulièrement surveillé par les autorités. Aujourd’hui, assis près d’un bureau où l’on voit, ouvert, un volume des œuvres de Goethe en allemand avec traduction turque, Burhan Kesici ne pense pas que les universités nationales puissent former des imams : « Elles peuvent enseigner la théologie islamique, elles peuvent enseigner à ceux qui désirent devenir imams une méthode, mais un imam a d’autres fonctions ». Ce qu’il propose, c’est que l’université puisse établir des principes fondamentaux, mais il doit y avoir ensuite un stage pratique, ailleurs. En ce qui concerne son organisation, cet « ailleurs » reste la Turquie. « Cette expérience des universités théologiques en Allemagne nous préoccupe beaucoup ».

 

La communauté chiite de Berlin a elle aussi des doutes. Dans le chiisme, l’imam joue un rôle beaucoup plus central dans l’interprétation des textes sacrés, il est la seule personne qui « peut faire parler le Livre ». Si, pour Ali Taouil, représentant à Berlin de la communauté chiite IGS, du point de vue musulman l’ouverture de facultés de Théologie islamique est une démarche positive, l’enseignement scientifique des universités n’est pas compatible avec leur propre vision. La formation des imams dans les hawza, les séminaires d’enseignement chiites – les plus célèbres sont à Qom, en Iran, et à Najaf, en Irak – peut durer jusqu’à dix ans, « et ici en Allemagne, il n’y a pas de hawza ». « Il faut s’assurer que la formation soit de qualité – explique Ali Chahrour, autre représentant de IGS à Berlin. Si on forme un imam, on doit avoir la certitude qu’il sera reconnu par la communauté ». La communauté locale chiite est beaucoup plus intéressée par l’ouverture, en avril dernier, d’une filiale berlinoise de l’université al-Mustafa, l’une des universités religieuses les plus importantes de l’Iran. Reliée donc au gouvernement de Téhéran.

 

Pour l’instant, comme nous l’avait dit à Osnabrück l’étudiante Amine, inscrite en Théologie islamique, les dirigeants des associations musulmanes pensent pour la plupart que « tout ce qui vient de l’Allemagne ne peut être islamique », ce qui vaut donc aussi pour l’enseignement dans les universités locales. Mais c’est une approche qui est destinée à changer, nous dit dans le jardin de sa petite villa à la périphérie de Berlin Lydia Nofal, convertie à l’Islam, numéro 2 à Berlin de la ZMD, Zentralrat der Muslime in Deutschland, la plus grande organisation qui rassemble sous son aile plusieurs associations islamiques. « La plupart des mosquées turques hésiteraient aujourd’hui à prendre des imams formés en Allemagne. Et pourtant, toutes les mosquées sont en compétition entre elles pour attirer des fidèles – il faut se rappeler que les associations ne représentent, selon le ministère de l’Intérieur, que 20 % des 4,3 millions de musulmans d’Allemagne. C’est justement en raison de cette compétition qu’à la longue, les mosquées qui ne parlent pas allemand et qui n’ont pas d’imams formés en Allemagne et préparés à se confronter avec un public de fidèles de plus en plus jeune et de plus en plus allemand perdront des fidèles. C’est l’effet de la présence des seconde et troisième génération. Celles-ci ont une autre vie, une autre culture : elles veulent se confronter avec quelqu’un qui soit comme eux. Il faudra du temps, mais à la fin, le changement arrivera ».

 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Rolla Scolari, « À la recherche d’un Islam allemand », Oasis, année XIII, n. 25, juillet 2017, pp. 114-128.

 

Référence électronique:

Rolla Scolari, « À la recherche d’un Islam allemand », Oasis [En ligne], mis en ligne le 29 août 2018, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/la-recherche-dun-islam-allemand.

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