Les événements qui ont frappé le monde arabe depuis 2010 ont fait réémerger des questions telles que la laïcité, les libertés, la citoyenneté et la place de la religion dans la vie quotidienne. Quelques propositions pour sortir de la crise actuelle

Dernière mise à jour: 22/04/2022 10:03:26

Les guerres et les crises globales – politiques, sociétales, économiques, intellectuelles, religieuses, voire morales – qui secouent les sociétés d’expression arabe marquent, de toute évidence, un tournant historique. Si l’on analyse le phénomène, l’on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas seulement d’une destruction matérielle mais d’une véritable remise en question des rapports entre les membres d’une même société, entre les représentants des diverses communautés, entre les individus et leurs communautés respectives, entre l’État et ses « citoyens/sujets », entre les religions et leurs adeptes et entre les croyants d’une même religion. En d’autres termes, tout le système de pensée dans l’espace arabe est remis en question.

 

Dans son Manifeste au service du personnalisme, publié en 1936 à la suite des crises qui avaient frappé la France et l’Europe[1], le philosophe français Emmanuel Mounier soulignait qu’il s’agissait de l’effondrement d’une aire de civilisation, celle née « vers la fin du Moyen Âge », et qu’il fallait désormais contribuer à « l’enfantement d’une civilisation nouvelle dont les données et les croyances sont encore confuses ». Pour Mounier, le temps était venu où les intellectuels devaient jouer un rôle dans l’avènement d’une nouvelle « Renaissance »[2].

 

L’espace arabe, y compris le Liban, affronte aujourd’hui une situation analogue. Il s’agit pour les intellectuels de langue arabe d’entreprendre une nouvelle Nahda ou Renaissance. D’où la multiplication de nombreux think-tanks, centres de recherches, universités, penseurs, intellectuels, activistes dans le domaine public, philosophes, historiens, sociologues, politologues et même hommes de religion, qui polarisent leurs réflexions vers cette nouvelle Nahda.

 

Pour une laïcité du côté du Machreq

 

L’histoire d’une laïcité orientale liée intrinsèquement à la « liberté de conscience » ne date pas du XXIe siècle. En effet, dès 1861, à la suite de la guerre fratricide entre chrétiens et druzes dans le Mont-Liban (1860), un homme de lettres, le maître Boutros al-Boustani (1819-1983), qualifié de Diderot des Arabes[3], exprimait ouvertement dans sa revue La trompette de la Syrie [Nafîr Sûriâ] la nécessité de séparer politique et religion :

 

Enfants de la patrie, quand on a parcouru l’histoire des peuples et des nations, on voit avec évidence ce qu’il advient aux hommes et aux religions elles-mêmes lorsque les religions se mêlent des choses politiques et que les questions religieuses se confondent avec les questions civiles. Dieu seul sait combien ce mélange illégitime entre religion et politique a contribué à notre décadence présente[4].

 

Conformément à l’esprit des Lumières, Boustani, un maronite converti au protestantisme, tente de renvoyer le domaine de la religion à la sphère privée. N’étant qu’une « relation entre le croyant et son créateur », la religion doit se « distinguer » des « choses de la cité » qui relèvent de la sphère publique. Si le privé doit se distinguer du public, alors la religion doit se séparer du politique ou du pouvoir civil :

 

Tant que notre peuple ne fait pas la distinction entre la religion, qui est relation entre le croyant et son créateur, d’une part, et les choses de la cité, qui sont entre l’homme et son compatriote ou son gouvernement, d’autre part, tant que nous ne mettons pas une limite et une séparation entre ces deux domaines, nous n’avons aucun espoir de réussir ni dans l’un ni dans l’autre[5].

 

Dans le dixième numéro de la Trompette, il résume et détaille son point de vue sur la nécessité de séparer le pouvoir religieux du pouvoir politique. Cette séparation va être désignée par la suite dans le dictionnaire al-Muhît [L’Océan], élaboré par le maître en 1871, par le terme « laïc » (‘almânî). C’est sur la base de ce terme que la laïcité trouve son équivalent en langue arabe : al-‘almâniyya qui dérive du mot ‘âlam, le monde. Boustani écrit :

 

Il est absolument nécessaire de séparer la riyâsa (ou pouvoir sacerdotal [ou spirituel]) de la siyâsa (ou pouvoir politique). La riyâsa touche essentiellement aux choses intérieures et durables qui ne changent pas dans le temps et au gré des circonstances. C’est le contraire de la siyâsa qui s’occupe des choses extérieures et changeantes, susceptibles de réforme suivant le lieu, le temps et la situation […]. Les pays civilisés ont bien vu les dégâts qu’opère la confusion entre religion et politique. Ils ont établi un barrage entre les deux pouvoirs pour qu’aucun d’eux ne puisse attenter aux intérêts de l’autre […]. Ce barrage doit d’ailleurs contenter les hommes de religion qui sont entrés en fonction par la grande porte. Il les libère en effet d’un grand nombre de charges temporelles et il donne à leur conscience quelque repos pour éviter qu’ils ne négligent les devoirs auxquels ils ont voué leur vie[6].

 

Le maître ne se limite pas à énoncer le principe de la distinction voire de la séparation entre le domaine religieux et le domaine politique, mais il considère ce principe comme condition nécessaire à l’accès à la civilisation. En d’autres termes, Boustani est très proche de l’esprit de la Renaissance et des Lumières européennes lorsqu’il énonce que la laïcité est cette grande porte par laquelle un pays, une nation, un peuple ou une société renoncent à leur situation de soumission au pouvoir religieux – exerçant son influence sur la société, les mœurs, le politique, etc. – et annoncent leur adhésion à l’esprit des temps modernes où le principe premier n’est plus la religion mais la raison et la volonté humaine. Certes, Boustani reste un chrétien convaincu. Mais il est persuadé que les sociétés orientales ne peuvent accéder à la modernité et redevenir un acteur efficace dans le développement de la civilisation humaine, qu’en sortant de l’ère religieuse ; et cette sortie ne peut se faire que par le biais de la séparation entre religieux et politique, entre religion et État, entre pouvoir spirituel et pouvoir civil. Ce n’est pas par hasard que le prêtre maronite, islamologue et spécialiste du dialogue islamo-chrétien Youakim Moubarak, voit dans les propos du maître « le point de départ du discours arabe qui réclame notamment la distinction entre le politique et le religieux »[7].

 

Boustani explicite cette laïcité dans son Encyclopédie lorsqu’il développe sa conception de la liberté. Al-Hurriyya[8], pour lui, est « le contraire de l’esclavage ». Elle représente « l’état où l’homme possède la capacité de faire ou d’abandonner quelque chose selon son propre choix ». Étant une « liberté morale » permettant à l’homme de choisir entre le « bien » et le « mal », la liberté de conscience, de volonté et d’esprit figure au sommet de l’échelle des libertés proposée par Boustani. C’est deux siècles après Descartes (1596-1650), philosophe du libre arbitre et de la liberté de conscience, et presque soixante ans avant la promulgation de la Déclaration universelle des droits de l’homme à Paris en 1948, que le maître consacre la « conscience » comme « premier guide de la liberté de l’homme ». Cette forme de liberté semble bien plus large que la « liberté religieuse » qui signifie, pour lui, le droit de chacun de croire à n’importe quelle religion qu’il juge vraie. La liberté de conscience diffère aussi de la « liberté cultuelle » signifiant le droit reconnu aux chefs des confessions d’enseigner leur foi et de manifester leur religion ou leur conviction publiquement.

 

Les événements qui ont frappé le monde arabe depuis 2010 ont fait émerger de nouveau des questions que les sociétés arabes avaient cessé de se poser durant l’époque de l’ancien régime, celui des dirigeants totalitaires qui se déclaraient arabistes. La liberté de conscience et de conviction est-elle envisageable hors d’un système de vie où l’on sépare État et religion, temporel et spirituel ? Une telle liberté est-elle possible dans un pays où la constitution admet qu’une religion particulière soit la religion officielle de l’État et de la société ?

 

Nouvelle étape, le philosophe libanais Nassîf Nassâr s’emploie à son tour, à partir de 1970, date de la parution de son livre Pour une nouvelle société, et jusqu’au 29 novembre 2018, date de la cérémonie en son honneur organisée par l’Université Antonine et l’Institut du Monde arabe à Paris (IMA), de promouvoir la laïcité comme réponse à la crise des sociétés de langue arabe. La critique du confessionnalisme en représente le point de départ : celui-ci n’est que l’expression de la mentalité médiévale et de la structure religieuse, sociétale et cognitive héritée des anciens ; mentalité et structure qui s’avèrent incapables de s’adapter à notre temps. Ceci dit, la nouvelle société arabe doit reposer sur deux assises, à savoir la laïcité et la science, sans lesquelles toute tentative de construire un État moderne garant des libertés individuelles, et compatible avec l’esprit de notre temps, est vouée à l’échec. Pour Nassâr, l’État moderne devrait être l’expression de la « société laïque-scientifique ». C’est dans cette « société laïque-scientifique » que l’on peut supprimer le confessionnalisme politique tout en assurant la survie des communautés religieuses ainsi que les libertés des individus.

 

C’est une « laïcité douce », dans le sillage de Boustani et de Nassâr, que préconise pour sa part Mouchir Bassil Aoun, professeur de philosophie à l’Université libanaise, pour sortir de la crise actuelle des sociétés arabes. Il élabore sa théorie dans trois ouvrages : Entre la religion et la politique, Bayna al-ibn wa al-khalîfa et Anthropologies croisées, essai sur l’interculturalité arabe. Son approche, anthropologique, se propose de dégager les éléments constitutifs de l’identité de l’homme à la fois dans le Christianisme et dans l’Islam. Selon la vision chrétienne, l’homme est le « fils héritier » de Dieu, un fils qui, une fois créé et sauvé, devient libre. C’est pour cette raison, explique Aoun, que le Christianisme semble plus compatible avec la question de la « liberté » que l’Islam. Car, dans l’Islam, l’homme est vu en tant que « vicaire gérant » (khalîfa) : il est, selon Aoun, foncièrement conditionné par les paroles et les préceptes du texte coranique et de la sunna, condamné à appliquer la loi divine exprimée dans la charia.

 

Afin de s’affranchir de cette confrontation séculaire entre ces deux religions, Aoun propose une « laïcité douce, reconnaissante et dialogale »[9] où la liberté n’est plus un don divin mais une qualité appartenant intrinsèquement à l’essence humaine et qui y trouve sa source. C’est dans le cadre de cette « laïcité douce » que l’homme pourrait retrouver sa liberté et recouvrer son individualité et sa dignité. Quant aux traits principaux de cette laïcité, il s’agit en premier lieu d’une laïcité qui « distingue » entre la religion et l’État, et non qui les « sépare », ce qui lui donne son caractère ouvert, doux et dialogal. Cette laïcité trouve son assise idéologique, selon Aoun, dans la Déclaration universelle des droits de l’homme ; elle a la tâche de rétablir la dignité de l’individu en Orient, et garantit la liberté de conscience qui permet à tout individu d’exprimer ses expériences, ses convictions et ses perceptions ; enfin, elle établit la neutralité objective de l’État à l’égard de toutes les religions existant sur son territoire.

 

La notion de « Personne » pour restituer l’individualité en Orient

 

Si Mouchir Bassil Aoun, dans son appel à une laïcité douce, ouverte et dialogale, insiste sur l’importance de « l’individu », c’est parce qu’il observe que le système de pensée arabe avec ses déclinaisons dans les domaines sociétal, politique et juridique, n’accorde pas à ses sujets le droit à « une individualité totale et indépendante ». Dans cet espace arabe, on réfère toujours le sujet à une religion, une communauté confessionnelle, une famille ou une tribu. En conséquence, l’individu ne jouit pas du choix de se comporter indépendamment de sa communauté religieuse. Dans sa charte politique issue du concile patriarcal tenu entre 2003 et 2006, l’Église maronite exprime excellemment cette tension entre individu et communauté tout en essayant de trouver une issue. La formule suivante est avancée : « on appelle à un État “civil” où l’on distingue explicitement, jusqu’à la limite de la séparation, religion et État, [… tout en reconnaissant] l’harmonie entre le droit du citoyen-individu de choisir, gérer ses propres affaires et dessiner son devenir, et le droit des communautés à être présentes et libres »[10]. Autrement dit, dans ce texte, l’Église maronite appelle l’État à reconnaître à tout citoyen deux statuts : le statut de l’individu-citoyen et le statut de membre d’une communauté religieuse. Cette formule reflète un essai d’harmoniser, dans la personne de chaque citoyen, individualité libre et dimension communautaire et religieuse. Ce qui veut dire que tout Libanais est à la fois citoyen, individu, croyant et membre d’une confession.

 

Cette idée a été reprise par le pape François lors de son discours au Parlement européen en 2014 ; discours qui a trouvé bien des échos dans la presse libanaise. Dans ce discours, le Pape a appelé l’Union européenne à promouvoir la « dignité de la personne » : il s’agit de dépasser la notion d’un « individu […] détaché de tout contexte social et anthropologique », et d’adopter la notion de « personne », qui, elle, réconcilie cet « individu » avec sa dimension sociale, avec comme conséquence la reconnaissance du « bien commun » ainsi que de « sa dignité transcendante ». Cela consiste à reconnaître « sa capacité innée de distinguer le bien du mal » et « cette boussole inscrite dans nos cœurs et que Dieu a imprimée dans l’univers créé ». Cette « personne » prônée par le pape François inclut ainsi trois dimensions : l’individu, la société et l’au-delà.

 

La notion de « personne » a été mise en avant, nous l’avons dit, dans les années 1930 en France avec le philosophe catholique Emmanuel Mounier (1905-1950), fondateur et directeur de la revue Esprit et promoteur du « personnalisme », mouvement de pensée qui fait « de la personnalité la catégorie suprême et le centre de la conception du monde ». Le personnalisme se propose comme un humanisme qui fait de l’individu un être ouvert à « autrui » et à « l’au-delà ».

 

De manière significative, ce personnalisme occidental – français, plutôt – fait son entrée sur la scène intellectuelle libanaise et orientale entre les années cinquante et soixante du XXe siècle par le biais du « Cénacle libanais » et de son principal conférencier René Habachi, qui trouvent dans cet humanisme une école capable de s’adapter à la réalité libanaise et orientale. Ces efforts du Cénacle pour orientaliser et arabiser le personnalisme sont menés parallèlement aux travaux de penseurs du Maghreb comme Mohammad Aziz Lahbabi : celui-ci, dans son ouvrage Personnalisme musulman[11], s’emploie à le rendre compatible avec la société maghrébine et avec la doctrine musulmane.

 

La question se pose ici de savoir si cette notion de « personne orientale » et « maghrébine musulmane » est capable de résoudre la crise de « l’individu » dans l’espace arabe en général et au Liban en particulier, cet individu qui représente le socle de toute laïcité garante des libertés individuelles, telle que la liberté de conscience, de conviction, de croyance et de culte.

 

L’Orient en général et le Liban en particulier sont en pleine mutation. Des problématiques du temps de la Nahda sont à nouveau en débat, telles la laïcité, les libertés, l’individu, la personne, la citoyenneté, la diversité, la coexistence interconfessionnelle et surtout la place de la religion dans la vie quotidienne. Si le XXe siècle fut un « siècle pour rien » comme l’ont annoncé Jean Lacouture, Ghassan Tuéni et Gérard Khoury[12], le XXIe siècle pourrait être le siècle des grands débats, précisément autour de cette question centrale : quelle est l’idée matrice autour de laquelle établir un projet de civilisation – dans ses dimensions politiques, sociales, économiques et culturelles – qui soit compatible avec les aspirations et les besoins des populations de langue arabe ?

 
© tous droits réservés
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

[1] Emmanuel Mounier, Le personnalisme, PUF, Paris 2009.
[2] Idem, Introduction aux existentialismes, Presses universitaires de Rennes, Rennes 2010.
[3] Il est l’auteur de la première encyclopédie en langue arabe connue : Dâ’irat al-ma‘ârif, rédigée entre 1875 et 1883.
[4] Boutrus al-Boustani, Lettre à la nation, n°1/7, « Nafîr Sûrya » n. 1, n. 7, Beyrouth (29/09/1860) ; (19/11/1860).
[5] Idem, Lettre à la nation ; n°9, « Nafîr Sûrya » n. 9, Beyrouth (14/01/1861).
[6] Idem, Lettre à la nation ; n°10, « Nafîr Sûrya » n. 10, Beyrouth (22/02/1861).
[7]Youakim Moubarak, Pentalogie antiochienne/Domaine maronite. Livre d’histoire, écrits fondateurs et textes à l’appui, tome I, vol. 2, Le Liban entre l’islam, la France et l’Arabité, Publications du Cénacle libanais, Beyrouth 1984, pp. 1217-1219.
[8] Boutrus al-Boustani, Encyclopédie arabe, « al-Hurriyya », tome 7, pp. 2-7.
[9] Mouchir Basil Aoun, A ha’ulâ’ hum al-Lubnâniyyûn. ‘Awârid al-idtirâb al-bunyazîfî al-dhât al-lubnâniyya, Dâr Sâ’ir al-Machreq, Bayrût 2016, p. 150.
[10]Concile patriarcal maronite, textes et recommandations, 3e dossier « L’Eglise maronite et le monde d’aujourd’hui », texte n. 19 « L’Eglise Maronite et la politique », paragraphe 44-45, Bkerki 2006, p. 721.
[11]Mohammad Aziz Lahbabi, Personnalisme musulman, PUF, Paris 1967.
[12] Jean Lacouture, Ghassan Tueni et Gérard D. Khoury, Un siècle pour rien : le Moyen-Orient arabe de l’Empire ottoman à l’Empire américain, Albin Michel, Paris 2000.

Tags