Dans le pays musulman le plus peuplé du monde, les leaders des organisations religieuses expliquent pourquoi il y a moins de jeunes disposés à partir pour le front en Syrie et en Irak

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:25:43

Dans le pays musulman le plus peuplé du monde, les leaders des organisations religieuses expliquent pourquoi il y a moins de jeunes disposés à partir pour le front en Syrie et en Irak. La crainte d’une radicalisation et de nouveaux recrutements n’en est pas moins concrète. L’attaque terroriste lancée à Djakarta a réveillé les inquiétudes du gouvernement et enclenché l’activité des forces de sécurité.

Djakarta. Le ministre, souriant, en manches de chemise, montre des slides en PowerPoint dans une salle de banquet. Le catering sert du mauvais café, de la soupe de lentilles, du curry en tous genres et du manioc frit. Depuis février, chaque mois, Luhut Binsar Panjaitan, ministre indonésien des Affaires politiques, légales et de la sécurité, invite la presse locale et étrangère à déjeuner pour faire le point sur la lutte contre le terrorisme.

Après des années de calme, Djakarta a été frappée en janvier 2016 par un attentat qui a fait huit morts – dont les quatre terroristes – dans un centre commercial de la capitale. L’attaque a sanctionné l’irruption de l’État Islamique dans le Sud-Est asiatique. Près de trois cents Indonésiens, explique le ministre, seraient partis pour le front du djihad syrien : ce chiffre, si on le compare à la population islamique de 200 millions d’habitants (l’Indonésie est le pays musulman le plus peuplé du monde) est bas. La petite Tunisie à elle seule aurait vu partir 3 000 hommes. Luhut raconte les développements de la guerre à Poso, dans l’île de Sulawesi. Là, les forces gouvernementales se battent contre les hommes de Santoso, recherché numéro un des terroristes indonésiens, lequel semble, plus qu’un djihadiste ayant prêté serment de fidélité à l’État Islamique, un sandiniste attardé. L’armée et les forces spéciales ont réduit le champ des recherches à une zone de 500 km2, explique le ministre:

Nous allons amorcer des programmes de déradicalisation dans les villages. Nous enverrons dans la zone des enseignants et nous collaborerons sur des programmes d’enseignement avec des organisations comme la Muhammadiya et Nahdlatul Ulama.

 

Muhammadiya et Nahdlatul Ulama

La Muhammadiya est la deuxième organisation islamique sunnite en Indonésie : elle affirme avoir 29 millions d’adhérents. Née en 1912, elle est considérée comme un mouvement réformiste ou moderniste : suivant les enseignements de l’Égyptien Muhammad ‘Abduh, qui a vécu au Caire vers la fin du XIXe siècle, la Muhammadiya prêche une purification de la foi et un retour à un Islam non entamé par de traditions et de pratiques locales, elle met l’accent sur le sens individuel de responsabilité morale, et sur une interprétation du Coran et des hadîthsles dits du Prophète de l’Islam personnelle et non filtrée par les oulémas, les experts en matière de religion. Elle accorde une attention extrême à l’instruction moderne, sur le modèle occidental. En Indonésie, elle gère des milliers d’instituts d’enseignement supérieur, pas uniquement religieux, qui vont des lycées aux universités.

Nahdlatul Ulama, « la Renaissance des oulémas », ou NU, est née, elle, en 1926, comme réaction à la montée du courant moderniste, et à la propagation dans le monde islamique du wahhabisme saoudite. Les kyai – oulémas –, dirigeants des antiques écoles religieuses indonésiennes, pesantren, suivent un Islam traditionnel, fondé non sur l’interprétation individuelle, mais sur un bagage d’écrits classiques d’oulémas du Moyen-Orient et d’Indonésie. Ce mouvement, à la différence de la Muhammadiya, embrasse les traditions préislamiques et le soufisme sous la forme préconisée par le théologien et juriste Abû Hâmid al-Ghazâlî (m. 1111). Si, dans le passé, la Muhammadiya représentait l’élite intellectuelle des centres urbains, et NU la société plus rurale de l’archipel, aujourd’hui, cette dichotomie a disparu. NU assure avoir près de 50 millions d’affiliés.

« Bismillah », au nom de Dieu. C’est sur ces mots que s’ouvre la brève leçon de Ruhaini Dzuhayatin, vice rectrice des affaires estudiantines de l’Université Islamique d’État de Yogyakarta. Assise sous la photographie du président indonésien Joko « Jokowi » Widodo, elle explique à un groupe d’étudiants, pour la plupart des jeunes filles aux voiles colorés, les opportunités d’études à l’étranger. À quelques mètres de la salle, des étudiants et des étudiantes avec leurs MacBook ont abandonné leurs tongs de caoutchouc sur les marches de la mosquée moderne, qu’ils utilisent comme salle d’études, assis par terre dans la pénombre. Ruhaini a une explication sous forme d’anecdote, mais efficace, pour dire la différence entre les deux grandes organisations qui donnent sa forme à l’Islam indonésien. « Jadis, on pouvait reconnaitre un membre de la Muhammadiya à sa manière de s’habiller à l’occidentale, au lieu du sarong traditionnel adopté par NU », la grande coupe de coton coloré qui, enroulé autour de la taille, tombe jusqu’aux chevilles.

Les membres de la Muhammadiya étaient comme les protestants : leur objectif était de donner à l’Islam une dimension individuelle et de le ramener à l’élément fondamental de la relation entre l’individu et Dieu. En substance : prie, et c’est assez. Et puis va de l’avant avec ta vie. Ils faisaient partie de cette bourgeoisie marchande qui n’avait pas le temps de rester à la mosquée : après la prière, il fallait vite aller rouvrir la boutique, au contraire d’une société agricole dont les temps sont plus dilatés et qui maintient davantage le contact avec les vieilles traditions.

À la différence de mouvements du monde arabe comme les Frères musulmans, les deux organisations ne se considèrent pas comme des expressions politiques, mais de la société civile.

 

À la recherche de nouveaux extrémistes

Les dirigeants des deux organisations sont préoccupés devant le phénomène du recrutement de la part de groupes extrémistes comme l’État Islamique, et sont sollicités par le gouvernement pour devenir partie prenante d’une solution qui ne peut être uniquement militaire. Il faut inventer aussi une narration alternative.

Les images sont celles désormais sinistrement familières d’hommes en cagoule noire, armés, avec les étendards de Daech, qui exécutent leurs prisonniers. La colonne sonore n’est pas celle militaire des chœurs a cappella dont l'État Islamique accompagne sa propagande funèbre. Le rythme d’un hymne javanais introduit les paroles d’un des leaders de NU, Mustopha Bisri :

Nous invitons les autres à s’unir à nous pour lancer une révolution mentale et reformuler notre compréhension du monde tout entière.

C’est le trailer d’un film de 90 minutes sorti après l’attaque à Djakarta, dans lequel plusieurs hommes de religion déconstruisent les interprétations ultra-littéralistes du Coran lancées on line par l’État Islamique. Et ils le font en soulignant le caractère « indonésien » de l’Islam local, et rappellent les enseignements des Walis Songo, les « neuf saints », maîtres soufis arrivés sur l’ile de Java au début du XVe siècle, auquel les musulmans du pays attribuent la diffusion de l’Islam dans l’archipel, à travers une approche spirituelle (et en partie syncrétiste) propre à ne pas susciter la défiance des autres cultes préexistants, de l’animisme à l’hindouisme et au bouddhisme.

« De l’Indonésie, un défi islamique à l’idéologie de l’État Islamique », titrait le New York Times après la diffusion du film, intitulé La miséricorde de l’Islam de l’Archipel (Nusantara). La vidéo, écrit le journal, est la première initiative globale – il a été traduit en arabe et en anglais – d’une campagne lancée par Nahdlatul Ulama.

Yahya Cholil Staquf, secrétaire général du Conseil suprême de NU, porte le peçi – le couvre-chef traditionnel de velours noir, en forme de cône tronqué – et une chemise batik. À l’entrée de l’édifice, grand immeuble étroit au milieu des nombreux centres commerciaux de Djakarta, une file d’affiches vertes avec les images souriantes des leaders de l’organisation accueille le visiteur.

 

L’opération « relations publiques » d’Islam Nusantara

Staquf gère ce qu’il n’hésite pas à appeler une campagne de contre-information avec un objectif global, qui a abouti pour l’instant à la création d’une organisation no profit, Bayt ar-Rahman, à Winston-Salem dans la Caroline du Nord, et à un projet avec l’université de Vienne – le Vienna Observatory for Applied Research on Radicalism and Extremism – visant l’une et l’autre à promouvoir une idéologie d’un Islam tolérant, non violent, et très indonésien. Islam Nusantara, Islam de l’archipel, est le label sous lequel la campagne a été étiquetée, campagne à laquelle le gouvernement lui-même est sensible.

Nous suivons l’Islam sunnite – explique Staquf – mais le terme de sunnite a été coopté par le wahhabisme (mouvement ultra-conservateur né au XVIIIe siècle dans la péninsule arabique, NdlR). Le clergé wahhabite prétend représenter le véritable sunnisme, et cherche à imposer sa vision sur le reste des musulmans. Mais le sunnisme que nous suivons ici est celui qui accorde une grande importance à la dimension culturelle, locale, historique : le contexte.

NU est né pour répondre à la propagation d’un wahhabisme que les dirigeants de la plus grande organisation islamique indonésienne mettent aujourd’hui explicitement en corrélation avec le terrorisme. Staquf soutient que la lutte contre le wahhabisme faisait partie de la « tradition » de NU dès 1926 :

Jusqu’au moment où nous avons compris que nous ne pouvons plus le combattre seulement en Indonésie. Nous avons appris que la menace est globale, et qu’elle requiert une approche globale. On m’a confié la tâche de créer des contacts et de chercher une coopération avec l’étranger. La contre-narration chez nous existe déjà : nous l’enseignons dans notre tradition. Ce dont nous avons besoin, c’est de l’exporter, de sorte que le monde sache qu’il y a autre chose que l’État Islamique.

Pour Staquf, les collègues de la Muhammadiya, du fait de leur « purisme », courent davantage le risque d’une contamination wahhabite, encore qu’ils soient eux aussi – explique-t-il – de plus en plus préoccupés devant les influences étrangères sur l’Islam local. L’ex-leader de la Muhammadiya, Din Syamsuddin, soutient qu’il y a en Indonésie des gens sensibles aux influences wahhabites, et mentionne des groupes comme Hizb ut-Tahrir.

Il y a des musulmans qui sont intéressés à diffuser un Islam « purifié » non seulement dans le domaine de la foi et du rite, mais aussi dans celui de la vie sociale, comme la manière de s’habiller, tandis que pour nous, la vie sociale reste une zone de créativité. Cela peut créer un conflit d’idées, surtout si ceux qui les proposent sont des fanatiques qui pensent détenir la vérité absolue et ont tendance à étiqueter les autres comme des infidèles. Et à promouvoir une lecture des textes la plus littérale possible.

 

L’ennemi commun

La plus grande crainte des leaders religieux, c’est que les extrémistes puissent avoir de l’influence sur les jeunes générations. Ils le disent publiquement, nous a expliqué le Père Magnis Suseno, jésuite et chercheur allemand, qui vit depuis des années dans le pays, dirigeant la Driyarkara School of Philosophy, petit campus universitaire dans un quartier résidentiel hors de la foule et de l’agitation du centre de Djakarta.

Si naguère les rapports entre les deux plus grandes organisations islamiques n’étaient pas bons, aujourd’hui, elles ont un ennemi commun qui les rapproche : les extrémistes. Elles misent donc sur un Islam indonésien qui doit être également nationaliste. Les vrais fondamentalistes sont en effet de purs idéologues, voilà pourquoi ils sont dangereux.

« Nous sommes en train d’aller au-delà de la contre-narration : nous sommes en train de faire de la « contre-identité » ». Ainsi parle Yenny Wahid, assise dans un café de Djakarta où on pourrait se croire à New York ou à Londres. C’est la fille de l’un des leaders les plus réformateurs de NU, Abdurrahman Wahid, président indonésien de 1999 à 2011. Elle est à la tête de l’institut Wahid, centre de recherches sur l’Islam. Elle a à son actif des programmes de déradicalisation qui vont jusqu’à intéresser d’anciens terroristes. En jeans adhérants jaunes, le voile de dentelle mauve à peine posé sur les cheveux noirs, en un anglais impeccable perfectionné à Harvard, elle explique pourquoi l’Islam Nusantara est « une initiative géniale » :

Il n’y avait pas auparavant d’étiquette. Il fournit une plateforme pour l’imagination. Le principe de base est exportable : modérer les textes sacrés à travers l’instruction. Cela devient difficile parce que les extrémistes usent d’approches directes : ou c’est blanc, ou c’est noir, surtout à travers les social medias. Les modérés ont besoin de plus d’espace pour contre-argumenter.

Selon de nombreux leaders religieux, la contre-information en Indonésie commence déjà sur les bancs de l’école : dans plus de 40 000 pesantren, les collèges religieux pour filles et garçons de 12 à 17 ans disséminés dans le pays, institution essentiellement rurale et généralement gérée par Nahdlatul Ulama, ou dans les écoles supérieures d’autres organisations. Les programmes de l’instruction religieuse sont harmonisés avec ceux du ministère des Affaires religieuses, et pour l’instruction générale avec ceux de l’État. Tard dans l’après-midi, dans la pesantren Asshiddiqiyah du quartier Kebon Jeruk de Djakarta, on entend se lever la récitation hésitante du Coran psalmodié par un groupe de jeunes élèves, calotte blanche sur la tête, assis par terre dans la mosquée de l’école, au milieu d’une grande cour entourée de quatre étages de salles de cours et de zones de nuit, hommes et femmes séparés. Une affiche explique aux jeunes filles quels sont les dress-code islamiquement corrects : pas de blouses trop décolletées, pas de T-shirt à manches courtes, un voile pour couvrir la tête.

Ici, explique Muhammad Ridwan Shafi, responsable du département de langue anglaise, on étude la religion sur ce que l’on appelle les Kitab Kuning, livres jaunes en indonésien – ainsi nommés pour la couleur du papier sur lequel ils étaient à l’origine imprimés : le savoir arrivé codifié du monde islamique arabe et du Moyen-Orient. Le Kyai chargé de l’école, où les élèves vivent, enseigne le tafsîr, l’interprétation du Coran, et c’est au cours de ces leçons que « nous cherchons à donner à nos élèves un message différent, d’un Islam qui peut faire la paix en son sein et avec les autres religions », dit Muhammad.

 

Le rôle de l’enseignement traditionnel

Si NU gère le système des pesantren, la Muhammadiya se concentre sur l’enseignement supérieur, avec 14 000 écoles qui vont du primaire à l’université, et 7 500 écoles maternelles. À la différence de NU, elle ne mène pas de campagne de contre-information. « Nous ne sommes pas d’accord avec le terme de déradicalisation », explique Abdul Mukti, chemise batik, secrétaire général, responsable pendant des années du système éducatif de la Muhammadiya – réseau privé, tout comme celui de NU. « Notre défi, nous le lançons contre la violence, et toutes les organisations radicales ne sont pas violentes ». Dénonçant l’infiltration en Indonésie d’idéologies plus radicales comme le wahhabisme ou l’Islam politique des Frères musulmans, Mukti explique que la contre-narration, « nous la faisions avant même l’arrivée des bombes, à travers un système éducatif qui propose une interprétation ouverte du Coran ».

Le système éducatif capillaire des deux plus grandes organisations islamiques, Muhammadiya et NU, est considéré par certains chercheurs comme l’un des éléments centraux d’une approche plus modérée de la religion par rapport au Moyen-Orient. « La caractéristique la plus surprenante du système n’est pas le radicalisme mais la volonté des éducateurs musulmans d’adapter leurs programmes d’enseignement à l’idéal national de l’Indonésie... » – ont écrit des connaisseurs de l’Islam indonésien comme Azyumardi Azra, Dina Afrinaty et Robert Hefner. « Il y a peu de systèmes éducatifs islamiques au monde qui manifestent un niveaux comparable d’implication de la part des éducateurs musulmans... Le résultat est un système d’instruction islamique parmi les plus ouverts et innovateurs au monde ». Il est vrai toutefois, comme le rappellent les auteurs eux-mêmes, que ces programmes n’ont pas suffi à prévenir l’émergence de réalités radicales et le recrutement de la part de groupes extrémistes. Pour Sidney Jones, directeur de l’Institute for Policy Analysis of Conflict de Djakarta, les raisons principales du nombre réduit de départs pour la Syrie sont autres :

L’Indonésie, en dépit de l’énorme population islamique, est encore sous contrôle quant au recrutement parce qu’il n’y a pas un gouvernement répressif, qu’il n’y a pas beaucoup de conflits internes, que les musulmans ne représentent pas une minorité persécutée, et que le gouvernement se repose sur un bon appareil de sécurité.

L’approche indonésienne à la menace n'est pas « hystérique », explique-t-elle :

Les dirigeants de l’armée et des forces spéciales et différents éléments de la police sont conscients de la gravité de la menace et savent bien qu’il y a plusieurs activités suspectes en Indonésie aujourd’hui.

La question, avec une population musulmane aussi importante, est sensible au niveau politique. Dit Jones,

Où se trouve la ligne de partage entre un comportement acceptable et un comportement dangereux ? Il est intéressant de voir comment NU établit un lien explicite entre wahhabisme et terrorisme, mais n’est pas disposée à accepter que les salafistes en Indonésie et ailleurs soient nécessairement terroristes.

On ne peut oublier, explique-t-elle, que NU tout comme la Muhammadiya ont en leur sein des courants plus radicaux, qui ont fomenté au fil des ans des actes d’intolérance contre d’autres musulmans – chiites ou sectes comme l’Ahmadiya – et durci le discours interreligieux.

 

Le label du dialogue interreligieux

Selon le Wahhid Istitute, les épisodes d’intolérance religieuse ont progressé de 23% en 2015 par rapport à l’année précédente. Et ce n’est pas un hasard si le « dialogue interreligieux » est devenu dans certains secteurs de la société presqu’une marque de fabrique, aussi bien entre différentes religions qu’à l’intérieur des différents courants islamiques. À Ungaran, dans la région de Semarang, île de Java, le Père Aloysius Budi Purnomo de la paroisse du Christ-Roi, a organisé en mars une rencontre entre femmes musulmanes avec leurs voiles colorés, chrétiennes, la tête recouverte d’un léger foulard de dentelle, et les religieuses des écoles des environs. L’événement a attiré près de deux cents personnes, l’attention des mass medias nationaux et aussi la protection de la police. Entre le son du saxophone et les hymnes javanais que chantait le souriant Budi Harjono, kyai soufi de la ville voisine de Tembalang, qui a même cédé momentanément son turban au prêtre, la rencontre a été une première absolue dans la zone : juste en face de l’église moderne du Père Budi, il y a une grande mosquée verte et ce jour-là, l’imam, en sarong et chemise batik, a accueilli pour la première fois ses voisins chrétiens.

Zuhairi Misrawi est considéré comme l’un des jeunes intellectuel « libéraux » dans le camp de NU. Un dimanche matin du mois de mars, il a passé des heures à Bogor, village à une soixantaine de kilomètres sud de Djakarta, entre les rizières et la route nationale, au quartier général de l’Ahmadiya – secte islamique née en Inde à la fin du XIXe siècle, et minorité objet de discrimination – pour expliquer aux jeunes fidèles que le seul antidote à la haine sectaire est de se faire connaitre : une leçon d’écriture donc, d’utilisation des social media, des blogs, des journaux. « Notre objectif c’est que les modérés parmi nous restent modérés », explique Misrawi. Le siège de l’Ahmadiya de Bogor a été attaqué à plusieurs reprises en 2005.

 

Dans le palais du « Calife de Dieu »

Dans la ville de Yogyakarta, riche d’un passé qui raconte le syncrétisme indonésien, entre mosquées antiques, temples hindous, reliques bouddhistes, signes d’une ère coloniale hollandaise et blonds touristes australiens, le sultan Hamengkubuwono X porte le titre de Kalifatullah, le calife de Dieu, mais les habits de l’administrateur délégué : ils nous reçoit en veston et cravate rouge dans le palais du gouverneur, où des lampadaires de cristal et des services de porcelaine sont les témoins immuables d’une époque coloniale encore tangible.

Le sultan est aussi le gouverneur de la ville, héritage anachronique d’union entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel. Ce qu’il raconte est la quintessence de l’Islam syncrétiste en version indonésienne – harmonie, tolérance, pluralisme –, et pourtant il a été accusé ces derniers mois aussi bien par des chrétiens que par des musulmans d’avoir trop souvent fermé les yeux devant la montée des actes d’intolérance dans la ville de Yogyakarta. Sur la radicalisation il tient des propos qui conjuguent le bagage traditionnel javanais avec la plus moderne politique nationale, et qui expliquent bien les synergies entre religion, traditions et État : « Il est important que les oulémas et leaders religieux changent d’approche. Leur point faible est de ne pas souligner le sens d’appartenance à la communauté. Leur mode d’enseigner la religion se concentre sur l’héroïsme, la vérité et la supériorité de leur religion, au lieu de le faire sur l’appartenance nationale ».

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Rolla Scolari, « L’alternative indonésienne », Oasis, année XII, n. 23, juillet 2016, pp. 114-128.

 

Référence électronique:

Rolla Scolari, « L’alternative indonésienne », Oasis [En ligne], mis en ligne le 1 août 2016, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/lalternative-indonesienne.

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