Le Coran donc a besoin d’un Mainteneur, exactement comme les organes sensoriels ont besoin d’un cœur

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:02:32

Né près de l’actuelle Téhéran en 864 et mort à Bagdad en 941, al-Kulaynî est l’auteur du recueil le plus important de hadîths chiites, intitulé al-Kâfî (« Le livre suffisant ») ; titre on ne peut mieux adéquat vu l’étendue de la collection, qui constitue le premier et le plus ancien des « quatre livres » du hadîth duodécimain. La centralité absolue reconnue aux imams émerge déjà du choix de rapporter les propos attribués non seulement à Muhammad, mais aussi à ses successeurs, élargissant ainsi de façon significative l’extension de l’histoire sacrée. Si en effet pour le sunnisme la révélation se termine en 632 avec la mort de Muhammad, pour le chiisme, l’autorité enseignante des imams continue à s’exercer au moins jusqu’à la disparition physique du dernier d’entre eux, en 874.

 

Bon nombre de ces traditions portent sur la fonction de l’imam, en particulier dans le chapitre intitulé Le livre de la Preuve. Comme un chemin ascendant, il part d’une discussion sur la nécessité d’un guide infaillible, inspiré par Dieu. Ce guide – telle est l’argumentation du premier hadîth proposé – ne saurait consister dans le seul Coran, parce que le Livre sacré islamique est l’objet d’interprétations divergentes et conflictuelles, comme le montre l’existence de nombreuses écoles théologiques et juridiques. Le Coran donc – conclut le raisonnement – a besoin d’un Mainteneur, exactement comme les organes sensoriels ont besoin d’un cœur.

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Une figure surhumaine

 

Et pourtant, de cet imam-Preuve, les traditions donnent deux lectures plutôt différentes. La première est celle du huitième imam ‘Alî al-Ridâ (766-819), qui le conçoit essentiellement comme un guide de la communauté. Les fonctions qu’il lui attribue sont plutôt semblables à celles du calife sunnite – preuve que les deux lignes de pensée se sont développées en contact étroit – même si la dimension charismatique apparaît accentuée. Désigné comme héritier par le calife abbasside al-Ma’mûn (813-833), al-Ridâ fut sur le point d’assumer effectivement ces fonctions, dans le cadre d’une tentative de réconciliation intra-musulmane. Mais l’histoire en décida autrement, et al-Ridâ mourut avant le calife abbasside.

 

Beaucoup plus radicale est l’interprétation avancée par le sixième imam, Ja‘far al-Sâdiq (702-765), l’une des figures les plus éminentes de la pensée islamique des premiers siècles, y compris hors des milieux chiites. Comme on peut le déduire des traditions dans lesquelles figure son nom, certains de ses disciples tendaient à voir en leur maître une figure surhumaine, détenant une Science initiatique transmise par le prophète. L’imam et ses adeptes seraient donc les « oulémas » par excellence, là où le terme n’a pas le sens sunnite de « docteurs de la Loi », mais désigne tous ceux qui détiennent le ‘Ilm, le Savoir divin « qui est communiqué nuit et jour, de jour en jour et d’heure en heure »[1].

 

L’Occultation et le devoir du croyant

 

Les prérogatives métaphysiques de l’imam-Preuve, qui, toujours d’après Ja‘far al-Sâdiq « existe avant les créatures, avec les créatures et après les créatures », sont justifiées à travers une lecture allégorique du Coran : un bon exemple en est la paraphrase du célèbre verset de la lumière (Cor. 24,35). Chacun des objets mentionnés dans ce passage coranique est lu en effet comme une allusion à une personnalité historique de la Famille du prophète : Fâtima, fille de Muhammad et femme de ‘Alî, Hasan et Husayn, les deux petits-fils, et Abraham, auquel les imams se relient volontiers en tant que postérité authentique. Parfois, cette exégèse va jusqu’à modifier le texte par rapport à la recension courante du Coran ordonnée par ‘Uthmân, comme dans le bref chapitre sur la différence entre prophète, envoyé et imam. Du reste, une autre tradition enseigne que seul ‘Alî, le grand adversaire de ‘Uthmân, aurait collecté et mémorisé le livre sacré dans sa totalité. La célébration du rôle cosmique de l’imam peut alors assumer des tons scandaleux, mais le dernier hadîth traduit engage les fidèles à ne pas renier même ces mots « qui suscitent la terreur dans votre cœur ».

 

Le Livre de la Preuve témoigne enfin du désarroi qui s’empara de la communauté chiite au moment de la disparition du onzième imam. Les traditions rapportées dans le chapitre sur l’Occultation sont parmi les premières expressions de la doctrine selon laquelle son successeur, encore enfant, se serait caché à la vue des hommes pour se soustraire à ses persécuteurs « pour quelques années de votre temps ». Elles laissent toutefois ouverte la question décisive sur laquelle, à partir de ce moment, le chiisme va se diviser, à savoir celle de la tâche du croyant pendant le temps de l’Occultation. Est-il appelé à se retirer de la vie politique pour chercher à contempler en son propre cœur la lumière de l’imam en l’attente de son retour comme Mahdî à la fin des temps, ou doit-il plutôt se confier aux oulémas – devenus désormais l’équivalent des docteurs de la loi sunnites – qui auraient la tâche de guider la communauté à travers le temps ? Le dilemme traverse toute l’histoire du chiisme. Et il n’a pas été encore résolu.

 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

[1] Cf. Mohammad Ali Amir-Moezzi, Le guide divin dans le shî‘isme originel, Verdier, Lagrasse 2007 (nouvelle édition), p. 192, note 387 et pp. 334-335.

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Martino Diez, « Les douze « Mainteneurs » du Coran », Oasis, année XIII, n. 25, juillet 2017, pp. 90-91.

 

Référence électronique:

Martino Diez, « Les douze « Mainteneurs » du Coran », Oasis [En ligne], mis en ligne le 29 août 2018, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/les-douze-mainteneurs-du-coran.

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