Au cœur de la crise de l’autorité dans le monde sunnite contemporain

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:02:33

La malchance de al-Juwaynî est sans doute d’avoir eu comme disciple le grand al-Ghazâlî. Et pourtant, l’imâm al-Haramayn – tel est le titre sous lequel il est connu – est un penseur d’une originalité puissante, encore que d’un style souvent contourné. Né à Nishapur en Perse en 1028, il partagea ses intérêts entre le droit et la théologie dialectique, suivant dans le premier domaine l’école juridique shafi‘ite, et dans le second l’école ash‘arite, qui était en train de s’affirmer comme expression de l’orthodoxie sunnite. Très apprécié du puissant vizir seldjoukide Nizâm al-Mulk, champion justement du sunnisme, il fut chargé de diriger une importante madrasa dans sa ville natale, où il mourut en août 1085.

 

C’est justement à Nizâm al-Mulk qu’est dédié le Ghiyâthî, l’œuvre dont sont tirées les pages qui suivent. Le thème en est l’organisation du pouvoir dans la communauté islamique. Dans la première section, al-Juwaynî, après avoir critiqué la position chiite, présente les fonctions de l’imam-calife dans la vision sunnite, suivant en grande partie les traces des juristes de son temps, et notamment al-Mâwardî (m. 1058)[1].

(...)

 

Un « imamat d’usurpation »

 

Toutefois, à la différence de al-Mâwardî, notre auteur ne s’arrête pas au tableau théorique et largement idéalisé du rôle du calife qui caractérisait ce genre d’œuvres, mais il se demande ce qui se passerait si certaines des qualifications requises pour guider la communauté musulmane commençaient à sauter, à partir de l’appartenance à la tribu de Muhammad, les Quraysh. L’auteur discute ainsi de la possibilité d’un « imamat d’usurpation », c’est-à-dire du cas où un candidat fort, mais dépourvu des qualifications requises, s’empare du pouvoir. Il ne s’agit pas d’un exercice d’école, mais bien de la situation concrète de son temps, où l’empire abbasside se trouve de fait sous la tutelle de Nizâm al-Mulk et des sultans seldjoukides.

 

À la fin de la deuxième section, l’auteur va plus loin et se prend à imaginer une époque où l’on ne parvient à nommer ni calife ni sultan. Dans ce cas, conclut al-Juwaynî, le pouvoir devrait aller aux oulémas. Cette affirmation, comme l’a montré récemment Sohaira Siddiqui[2], est capitale dans la mesure où elle signale le passage, dans la dernière partie de l’œuvre, d’une réflexion centrée sur la figure du gouvernant à une vision qui met au premier plan la communauté des croyants, selon les lignes qui seront ultérieurement développées par Ibn Taymiyya au XIVe siècle. Au moment où le califat s’éteint, y compris sous la forme d’un calife-fantoche contrôlé par un usurpateur, l’autorité revient donc aux « porteurs de la charia », terme par lequel l’auteur entend avant tout les grands docteurs de la Loi.

 

Mais al-Juwaynî ne s’en tient pas là. Dans la troisième section, l’infatigable juriste-théologien se demande encore ce qui se passerait si les « porteurs de la charia » venaient eux aussi à manquer, examinant, avec le goût pour les subdivisions qui le caractérise, quatre cas de gravité croissante. Tout d’abord disparaissent les « juristes indépendants », capables de déduire de la Loi, de façon autonome, de nouvelles normes ; puis les savants qui se limitent à appliquer les doctrines des différentes écoles juridiques ; ensuite on perd la connaissance des détails de la Loi, mais les grandes lignes générales demeurent connues. À ce point, al-Juwaynî s’arrête, presque sur le bord de l’abîme, et examine ce qui, de l’ordre islamique, resterait debout : essentiellement, les normes rituelles et le droit de la famille, tandis que la dimension socio-politique serait entièrement perdue.

 

Un Islam sans charia

 

Non satisfait, al-Juwaynî jette son regard encore plus loin et discute du dernier cas, où la connaissance de la charia disparaît totalement du monde. S’agit-il d’une hypothèse plausible ? Même si beaucoup d’oulémas avaient répondu par la négative, al-Juwaynî n’ose l’exclure à priori, parce que toute réalité naturelle a un commencement et une fin. Il prend comme exemple le cas des habitants d’une île qui n’auraient reçu qu’une vague annonce religieuse, sans rencontrer de vrais oulémas. Dans ce cas de figure – conclut l’auteur – il ne resterait plus de l’Islam que la profession monothéiste et la prophétie, sans Loi, sans charia.

 

En termes strictement négatifs et à travers une accumulation de soustractions, al-Juwaynî est donc arrivé tout près de théoriser ce que, en milieu catholique, on appellerait l’autonomie légitime des réalités temporelles. Que lui manque-t-il pour la tourner au positif ? La conviction que, à côté de la Loi divine révélée, il existe une loi naturelle : les mu‘tazilites, l’une des écoles théologiques les plus importantes des premiers siècles de l’Islam, l’avaient soutenu avec force. Mais les ash‘arites, al-Juwaynî inclus, avaient répliqué que le bien et le mal n’existent pas en soi, mais uniquement en rapport à la Loi.

 

Et aujourd’hui ? L’hypothèse imaginée dans ces pages s’est en grande partie avérée. Le monde musulman n’a plus de calife ni un gouvernement unitaire tenu par un « imam d’usurpation » ou sultan si on préfère l’appeler ainsi. Le juriste indépendant, capable de déduire de nouvelles normes, s’est éteint tout comme, en grande partie, la tradition des écoles juridiques. Et exactement comme l’avait prévu l’auteur, dans la charia ce sont surtout les préceptes cultuels et les normes du droit de la famille qui sont restés vivants. L’alternative est claire : ou chercher à ressusciter des juristes indépendants ou bien reconnaître l’autonomie des réalités temporelles, non plus cette fois comme une donnée purement négative dépendant de l’« usure de la charia », mais comme un développement historique assumé en toute conscience. Avec son argumentation par hypothèse, al-Juwaynî, sans en avoir aucunement l’air, nous a conduits jusqu’au cœur de la crise de l’autorité dans le monde sunnite contemporain.

 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

 


[1] Le passage sur les dix obligations du calife a été traduit dans « Oasis » 20 (2014), pp. 81-82.

[2] Sohaira Siddiqui, Power vs. Authority: Al-Juwaynī’s Intervention in Pragmatic Political Thought, « Journal of Islamic Studies » 28 (2017), pp. 193-220.

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Martino Diez, « Théologie-fiction : prophétie de la oumma à venir », Oasis, année XIII, n. 25, juillet 2017, pp. 100-101.

 

Référence électronique:

Martino Diez, « Théologie-fiction : prophétie de la oumma à venir », Oasis [En ligne], mis en ligne le 29 août 2018, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/theologie-fiction-prophetie-de-la-oumma-venir.

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