En juin 2015, l’association islamique de bienfaisance Maqâsid présentait un document, la Déclaration de Beyrouth, dont le but est de s’opposer à la violence religieuse et de promouvoir une culture islamique éclairée

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:28:40

En juin 2015, l’association islamique de bienfaisance Maqâsid présentait un document, la Déclaration de Beyrouth, dont le but est de s’opposer à la violence religieuse et de promouvoir une culture islamique éclairée. L’un de ses auteurs dénonce les notions brandies par l’extrémisme subversif aussi bien contre les chrétiens que contre les musulmans : il le fait à partir d’une interprétation conciliante de l’Islam. Et de la conviction que les musulmans ont besoin des chrétiens (et inversement) pour vivre.

La préoccupation qui angoisse aujourd’hui les chrétiens orientaux n’est pas sans fondement. C’est une réaction aux événements tragiques qui ont ébranlé bien des pays arabes, et dont ont été victimes les chrétiens : ceux-ci, à cause de leur foi, ont été tués, contraints à l’émigration, emprisonnés, privés de leurs lieux de culte, des églises et des monastères. À cette vague d’extrémisme religieux, avec sa violence et l’extension de sa domination sur de vastes régions (de l’Irak et de la Syrie en particulier), mais surtout avec ses slogans takfiristes et subversifs, n’a pas correspondu une vague islamique de signe opposé, capable de répondre avec force sur le plan juridique et pratique. Ce qui a accru chez les chrétiens un sentiment de frustration et de crainte pour leur avenir et leur destin. L’émigration colossale vers l’étranger qui s’en est suivie est un phénomène sans précédent dans l’histoire moderne des relations islamo-chrétiennes. Du milieu du XXe siècle à aujourd’hui, le pourcentage des chrétiens présents dans l’Orient arabe a diminué de plus de la moitié, et l’hémorragie est destinée à s’aggraver si l’extrémisme subversif continue à croître. Les chrétiens ont de multiples raisons de se préoccuper : la plus importante est liée aux notions religieuses brandies par les mouvements extrémistes islamiques, qui les considèrent comme des constantes du credo islamique – ce qu’ils ne sont pas en réalité.

 

Dhimma vs. citoyenneté

Certains mouvements islamiques extrémistes nient la foi des chrétiens et des juifs à partir d’une compréhension erronée de deux versets du Coran : « La Religion, aux yeux de Dieu, est vraiment la Soumission/l’Islam » (3,19) et « le culte de celui qui recherche une religion en dehors de la Soumission/l’Islam n’est pas accepté » (3,85). Ceci dérive d’une vision exclusiviste de la foi en Dieu, qui est circonscrite au seul message de Muhammad. En vérité, cette compréhension erronée éloigne les mouvements islamiques eux-mêmes de l’esprit de l’Islam et de l’essence du texte coranique. L’Islam en effet est abandon à l’unique Dieu. À la lumière de cette précision, être musulman ne signifie pas croire exclusivement en ce qu’a révélé Muhammad. L’essence de l’Islam est croire en tous les prophètes et en tous les envoyés, d’Abraham à Muhammad, et en toutes les écritures célestes qui leur ont été révélées en tant qu’inspirées par Dieu, en particulier l’Évangile et la Torah qui, rappelle le Coran, contiennent « une Direction et une Lumière » (5,44.46).

La dhimmitude n’est pas une notion coranique, et encore moins un statut religieux. C’est un « pacte » civil conclu (en une période donnée) entre deux parties : les musulmans au pouvoir et les chrétiens protégés. À l’époque où les musulmans ont institué ce système, il n’y en avait pas de meilleur et de plus équitable pour régler la coexistence avec les non-musulmans. Aujourd’hui, par contre, il y a le concept de citoyenneté. Durant la période des mamelouks et des ottomans, ce pacte a soulevé des mécontentements parce qu’il faisait du chrétien un citoyen de seconde degré et, dans le cadre qu’il définissait, le chrétien était lésé dans sa dignité et privé de ses droits. Évoquer de nouveau cette notion aujourd’hui revient à souhaiter le retour à ces excès qui vont contre l’humanité, le sens civique et la religion. Aussi les chrétiens voient-ils dans la dhimma une atteinte au patriotisme et à la coexistence. Et ils ont raison. La dhimma est une notion anachronique, elle n’a plus de sens depuis que les contractants eux-mêmes ont dissout le pacte sur lequel elle se fondait, et que l’État national est né, État constitué tout ensemble de musulmans et de chrétiens. Avec la consolidation de la notion de citoyenneté, qui garantit l’égalité entre les citoyens indépendamment de la religion, de la confession, de la race et du genre, la dhimma devient un fait historique, non une norme définitive et stable. Il va de soi que dépasser la dhimma ne signifie pas dépasser la charia islamique, encore moins la doctrine islamique. La dhimmitude est une triste page d’une longue histoire qui a vu des périodes lumineuses et des périodes sombres, comme le souligne l’Exhortation Apostolique sur le Liban de 1995.

 

Chrétiens orientaux : des croisés conquérants ?

Chaque fois que surgit un problème politique impliquant des chrétiens, qu’il s’agisse d’un parti ou d’une autorité religieuse ou politique, on leur reproche les croisades de manière à les diffamer, leur nuire et les discréditer. Mais en réalité les croisades en Orient ne furent pas des opérations de prosélytisme chrétien. Il s’est agi de campagnes d’expansion conduites par l’Occident sous le signe de la croix pour libérer Jérusalem des musulmans. Preuve en est le fait que les premières victimes de ces campagnes furent les fidèles des églises orientales et les juifs, de Constantinople jusqu’à la ville même de Jérusalem.

Les croisés ont détruit des églises, tué des moines et des prêtres, livré aux flammes des bourgades et des villages chrétiens habités par des gens pacifiques. Le pape copte Shenouda me dit un jour que l’Église copte a canonisé des religieuses tuées par les croisés. Les historiens arabes comprirent très vite ce qu’il en était en réalité, et qualifièrent de fait ces expéditions de « campagnes franques ». Ils savaient que les chrétiens orientaux avaient été victimes de ces campagnes tout autant que les musulmans.

De même, chaque fois qu’il y a crise dans les rapports entre les arabes et les États-Unis ou n’importe quel État européen, les chrétiens arabes sont accusés d’être une cinquième colonne de l’ennemi occidental contre les musulmans et les arabes. À l’origine de cette erreur – plutôt de cette véritable péché –, il y a la confusion dans l’esprit des extrémistes islamiques entre les deux notions d’Occident et de Christianisme. Ils s’imaginent ainsi que le Christianisme oriental est une extension de l’Occident, son fer de lance, ou que les chrétiens orientaux sont ce qui reste des croisés conquérants. Deux faits viennent démentir cette vision. En premier lieu, l’Occident a renoncé au Christianisme, coupant tout lien culturel avec la religion et instaurant la laïcité comme fondement de ses sociétés. Quand l’Occident se dresse en défenseur des droits des chrétiens orientaux, en effet, ce n’est pas dans la perspective de la foi qu’il le fait, mais dans l’idée de s’en servir pour défendre ses propres intérêts. En second lieu, les chrétiens orientaux ont pris position contre le colonialisme occidental et l’occupation sioniste, comme en témoignent les mouvements nationaux au Liban, en Syrie, en Égypte, en Irak et en Jordanie, mais surtout en Palestine, mouvements dirigés par des chrétiens ou auxquels les chrétiens ont participé.

 

Takfîr et dignité humaine

La réticence sur le takfîr [anathème, NdlR] lancé contre les non-musulmans constitue la base qui permet ensuite de prononcer l’anathème également contre les musulmans. Cet anathème s’étend jusqu’à frapper les musulmans de la même confession uniquement parce qu’ils expriment une opinion politique ou personnelle différente ! Mais de fait, le noble Coran décrit les chrétiens comme des croyants et fait l’éloge de ses prêtres et de ses moines. Le Prophète Muhammad a noué des rapports avec eux, avant et après le début de sa mission. Il a conclu avec eux des accords sur la base du principe : « nos droits sont leurs droits, nos obligations sont leurs obligations », et il a interdit de faire violence à leur personne, à leurs églises et à leurs monastères, en les définissant demeures de Dieu où résonnent Son nom et Sa louange. On en trouve la confirmation dans le pacte que passa le Prophète avec les chrétiens de Najran, et dans le pacte d’Omar avec le patriarche de Jérusalem. La monopolisation de la foi et l’exclusion de la miséricorde de Dieu pour qui adhère à des religions et doctrines religieuses différentes, se heurte à la notion islamique de foi, qui s’étend jusqu’à accueillir les Gens de l’Écriture. Bien plus, cette notion ne se limite pas aux chrétiens et aux juifs, mais peut être élargie encore à d’autres. En effet, comme l’a annoncé le Très-Haut dans le Coran, Il demande des comptes uniquement après avoir envoyé un messager, c’est-à-dire après que la voie qui mène à la foi en Lui ait été rendue évidente aux yeux des hommes. Le Très-Haut a annoncé en outre que beaucoup de prophètes et d’envoyés ne sont pas mentionnés dans le Coran.

Les extrémistes limitent le droit à la dignité humaine au seul fidèle musulman. Voilà pourquoi ils ne reconnaissent pas aux chrétiens, fils de l’unique patrie et de l’unique famille arabe, le droit à la dignité. Mais le Coran dit : « Nous avons ennobli les fils d’Adam » (17,70) pour signifier que l’homme est honoré par Dieu en tant qu’être humain, et non pour sa foi en une religion ou pour son credo. Dieu a choisi l’homme (absolument) comme Son vicaire sur terre, et il n’a pas posé comme condition qu’il soit musulman ou fidèle d’une religion ou doctrine particulière. Limiter la dignité à un groupe défini d’êtres humains est une idée erronée parce que restrictive. Elle est en contraste avec l’idée islamique ouverte qui fait de la dignité un droit de tous les hommes et un don pour tous. Et alors, comment garantir ces hommes, fils d’une unique nation et d’une unique famille ? Ce sont les droits de citoyenneté à les rendre tous égaux sans distinction.

 

« Attachez-vous tous au pacte de Dieu »

Le concept de diversité, qui selon l’Islam subsiste et persiste par la volonté et la sagesse de Dieu, contredit l’idée du monopole de la vérité que réclament les extrémistes et les fanatiques, lesquels considèrent toute pensée différente de la leur comme mécréance et éloignement de la religion. La diversité entre les personnes est une réalité naturelle. Et Dieu seul, au jour de la résurrection, jugera les hommes en tenant compte de ce sur quoi ils divergent. Il s’ensuit qu’aucun être humain n’a le droit de scruter dans la conscience d’autrui pour le juger. Le jugement appartient uniquement à Dieu, et est renvoyé au jour de la résurrection, comme l’explique clairement le texte coranique. Il est vrai que l’Islam et le Christianisme divergent dans la compréhension et dans la définition de la nature de l’unicité divine, mais il est tout aussi vrai que dans le Christianisme personne n’affirme plus aujourd’hui que Dieu est le tiers de trois. Le Christianisme dit que Dieu est un, clément et miséricordieux.

L’Islam lui-même distingue entre une divergence qu’il a lui-même établie et qu’il invite à respecter et à accueillir, et la fragmentation, qu’il refuse et contre laquelle il met en garde. À ce propos, le Coran affirme : « Attachez-vous tous, fortement, au pacte de Dieu ; ne vous divisez pas » (3,103). Il n’a pas dit : « qu’il n’y ait pas de divergence entre vous ».

On ne peut cacher enfin que les chrétiens arabes et orientaux manifestent une grande préoccupation pour la charia parce qu’elle place les non-musulmans hors de la sphère de la citoyenneté, ou en fait des citoyens de seconde classe. Sur ce point également, les chrétiens ont raison. En principe, l’obligation d’appliquer la charia islamique aux chrétiens est en contradiction avec le texte coranique qui dit : « Que les gens de l’Évangile jugent les hommes d’après ce que Dieu y a révélé » (5,47). Donc, les transgresseurs sont ceux qui n’ont pas jugé selon ce que Dieu a révélé. Le noble Coran n’a pas dit aux gens de l’Évangile de juger selon ce que Dieu a révélé dans le Coran ! À la lumière de tout cela, comment peut-on penser imposer la charia à qui ne devrait pas y être sujet, si l’Islam dit : « Nous avons donné, à chacun d’entre eux, une règle et une Loi » (5,48) ? Comment donc une religion qui professe la non-constriction, comme l’enseigne le verset 2,256, peut-elle contraindre les chrétiens à suivre la charia ?

 

Califat : origines coraniques ou post-coraniques ?

Et finalement aujourd’hui, après l’avènement de ce que l’on appelle l’État Islamique, l’évocation du Califat est revenue à la mode. Celui-ci est compris comme un État religieux qui marginalise les chrétiens. Ce n’est toutefois pas une institution prévue par le Coran, ni même un héritage du Prophète. Fondamentalement, il n’existe pas en Islam un État religieux clérical, comme l’a également rappelé récemment al-Azhar. Le Califat est une institution qui résulte d’un accord conclu après la mort du Prophète pour conférer l’autorité au souverain musulman en tant que successeur de Muhammad. Les successeurs de Abû Bakr al-Siddîq, successeur lui-même de l’Envoyé de Dieu, portaient le titre de commandeur des croyants. Avant même la mort de Muhammad, ses compagnons avaient des divergences pour savoir qui allait devoir assumer le pouvoir après le Prophète, et de quelle manière. Ils ne se seraient certes pas retrouvés à en discuter s’il y avait eu un texte sur le Califat. Trois des quatre Califes bien guidés (‘Umar, ‘Uthmân et ‘Alî) moururent assassinés et leurs divergences firent déflagrer une discorde (fitna) qui ne s’est pas encore apaisée. Avec le temps, les divergences se sont multipliées, accumulant ruines sur ruines.

Pour conférer une dimension religieuse à l’Empire ottoman, le sultan, qui n’était ni arabe ni descendant des Quraysh, reçut le titre de calife. Puis les Anglais, pour le punir de s’être allié avec l’Allemagne durant la première guerre mondiale, tentèrent, sans succès, de construire un autre Califat dans le monde arabe ou en Inde – qui à l’époque était sous leur contrôle. À ce point, ils s’activèrent pour abolir le Califat comme institution. Mais l’Islam, lui, ne fut pas aboli et resta comme religion protégée par la volonté de Dieu. Ce qui prouve que la chute du système califal ne comporte pas nécessairement la chute de l’Islam ; et, analoguement, le retour au système califal ne comporte pas le retour à l’Islam. L’Islam n’est pas un système politique pour les musulmans, mais le message du Seigneur des mondes destiné à tous les hommes.

 

Islamophobie et christianophobie

Le phénomène du fanatisme et de l’extrémisme qui préoccupe tant les chrétiens orientaux constitue la raison principale de leur émigration. L’extrémisme non seulement porte atteinte aux fondements fragiles de la citoyenneté, mais en déviant des fondements de la charia et du droit islamique et en prétendant avoir le monopole de la vérité, est un facteur important qui vient s’ajouter aux éléments politiques et économiques responsables de l’émigration dont souffrent nos sociétés nationales.

Cette émigration est en soi l’une des causes de l’islamophobie, parce qu’elle véhicule en Occident le message que coexister avec l’Islam est impossible parce que l’Islam refuse l’autre. L’Occident répond en partant de la même logique : si l’Islam refuse l’autre, comment peut-il nous accepter, nous ? Et si, par sa nature même, il ne nous accepte pas, pourquoi donc devrions-nous, nous, l’accepter ? Il en dérive que l’émigration des chrétiens de l’Orient ne provoque pas seulement le délitement du tissu social national, et la perte de compétences culturelles, scientifiques et économiques uniques, mais qu’elle nuit aussi à la présence islamique en Occident et dans le monde, et se reflète négativement sur les relations islamo-chrétiennes en Europe, en Amérique du Nord, en Australie, au Canada …, en accentuant le sentiment de refus de l’Islam et la discrimination des musulmans.

L’islamophobie a des répercussions dans les pays musulmans dont les chrétiens orientaux sont victimes, suscitant ce que l’on peut appeler de la christianophobie. Et ceci, nous l’avons dit, est dû à l’absence de distinction entre Occident et Christianisme. Il s’ensuit un accroissement de l’extrémisme non seulement en Orient mais aussi en Occident, ce qui compromet encore davantage les relations islamo-chrétiennes.

Dans ce contexte, il n’est pas possible, ou peut-être n’est-il plus possible, de remédier séparément à chacun de ces trois phénomènes parce que l’un est conséquence et complémentarité de l’autre. Arrêter l’hémorragie de l’exode chrétien – et c’est un objectif islamo-chrétien partagé – n’est possible que si l’on parvient à endiguer l’extrémisme et le fanatisme dans les sociétés islamiques. Les chrétiens et les musulmans arabes et orientaux ont la responsabilité exceptionnelle de préserver les rapports islamo-chrétiens en s’abstenant de provocations réciproques. Les chrétiens peuvent véhiculer dans le monde une image constructive de coexistence avec les musulmans, mais pour que cela soit possible, il est nécessaire qu’ils vivent dans leur patrie dans des conditions pacifiques et constructives. Mais ceci ne peut se faire s’ils ne jouissent pas des droits d’une citoyenneté pleine. De leur côté, les musulmans peuvent aider leurs concitoyens chrétiens à jouer ce rôle, mais pour ce faire, eux aussi doivent pouvoir vivre dans un contexte pacifique et constructif. Et ceci n’est possible que si l’on éradique la culture du refus de l’autre et que l’on favorise la culture du respect des libertés individuelles et collectives, ce qui permet de réaliser une pleine citoyenneté des droits et des devoirs.

Nos sociétés arabes souffrent d’un manque de démocratie et d’un excès d’extrémisme et de fanatisme. L’absence de démocratie imposée par l’oppression de régimes tyranniques va contre les exigences requises pour administrer des sociétés plurielles du point de vue religieux, confessionnel et ethnique, elle renforce le fanatisme et souffle sur le feu des divisions et des lacérations. Ce sont les droits de citoyenneté, avec la liberté religieuse qu’ils impliquent, qui en font les frais, étant systématiquement violés.

Pour synthétiser, nous pouvons donc affirmer que les chrétiens orientaux sont des citoyens originaires – et non fortuits – de la région. Ils n’appartiennent pas à la culture occidentale, ni ne sont un prolongement politique de l’Europe, mais ils figurent parmi les artisans de la culture arabe, les gardiens de sa langue, les constructeurs des pays arabes et les défenseurs de leur souveraineté. Leur souffrance est un aspect d’une souffrance générale que vivent tous les peuples de la région. L’islamophobie occidentale génère une christianophobie en Orient, comme réaction aux injustices politiques et humaines, évidentes dans le cas du soutien occidental à Israël. Ces deux phénomènes négatifs s’entrecroisent en un rapport serré, car ils se soutiennent l’un l’autre. La seule issue possible face à cette situation est la citoyenneté, avec le respect des droits de l’homme, des communautés, et la consolidation des rapports islamo-chrétiens à tous les niveaux. Aujourd’hui, ces rapports traversent une phase très critique, qui se manifestent, nous l’avons dit, par l’émigration massive et par la montée du fanatisme.

Opposer la bonne parole à la vague extrémistes est un droit et un devoir. C’est un droit de la société, et un devoir pour tout homme de foi qui aspire à l’unité, à la sécurité et à la paix dans sa société, aussi bien au Liban que dans les autres États arabes. En un temps où résonnent des slogans fanatiques, « une bonne parole est comparable à un arbre excellent dont la racine est solide, la ramure dans le ciel » (Cor. 14,24).

 

Rester sur le chemin droit

Le musulman (et la musulmane) accomplissent chaque jour les cinq prières. Le nombre de raka‘ât [les prostrations pendant la prière rituelle, NdlR] prévu dans les prières est d’au moins 17. À chaque rak‘a le fidèle récite la sourate Fatiha: « Dirige-nous dans le chemin droit : le chemin de ceux que tu as comblés de bienfaits ; non pas le chemin de ceux qui encourent Ta colère, ni des égarés ». Qui sont ceux sur lesquels Dieu a répandu sa grâce ? Qui sont ceux qui ont encouru sa colère ? Et ceux qui errent dans l’erreur ? Le contexte de la sourate le montre bien : ceux sur lesquels Dieu a répandu sa grâce sont les hommes qu’il a conduits sur le chemin droit, et qui restent dans les limites qu’Il a établies. Par conséquent, ceux qui encourent la colère de Dieu sont les hommes qui ont abandonné le chemin droit et ont franchi ses limites, tandis que ceux qui errent dans l’erreur sont les hommes qui se sont radicalisés, qui ont abandonné la voie médiane et sont tombés dans l’excès.

Réciter la sourate Fatiha à chaque rak’a, à chaque prière, chaque jour, est une obligation sage parce qu’elle rappelle au fidèle l’importance de rester dans le chemin droit, sans en sortir jamais pour ne pas finir parmi ceux qui errent dans l’erreur, et sans jamais le refuser pour ne pas être parmi ceux qui encourent la colère de Dieu. Mais l’Islam du XXIe siècle souffre d’un mal : le renforcement de ceux qui s’éloignent – de ceux qui encourent la colère de Dieu et de tous ceux qui errent dans l’erreur – par rapport à la communauté des fidèles qui restent eux bien fermes dans le chemin droit.

Le terme de « rectitude » (istiqâma) et ses dérivés recourent dans le noble Coran 46 fois en 34 sourates. La rectitude à laquelle l’Islam invite est liée à la foi, elle en résulte car elle exprime la nécessité de respecter les valeurs et les principes islamiques. Le Coran dit : « Les Anges descendent sur ceux qui disent : ‘Notre Seigneur est Dieu’ et qui persévèrent dans la rectitude » (41,30). La foi est la porte d’entrée de la rectitude. La rectitude est le fruit de la foi. Si l’on s’éloigne de cette voie, on se perd et la rébellion suscite la colère divine.

Bien que la communauté des vrais croyants soit de loin majoritaire, les fanatiques élèvent de plus en plus leur voix, et les rebelles ont un rôle de plus en plus négatif. Ces deux groupes font dire à l’Islam de lui-même ce que l’Islam ne dit pas, et cela nuit à l’image de l’Islam, et aux relations avec le non-musulman, voire aux relations avec le musulman appartenant à d’autres confessions, et parfois même de la même confession ! Dans un hadîth authentique, l’Envoyé de Dieu, la paix soit sur lui, dit : « La foi d’un serviteur n’est pas droite si son cœur n’est pas droit. Son cœur n’est pas droit si sa langue n’est pas droite ». Un autre dit complète ce hadîth. À la question « qui est le musulman ? », le Prophète répond : « Le musulman est celui dont les gens ne doivent craindre ni la langue ni la main ».

 

Chrétiens et musulmans ensemble dans la diversité

Il est possible de sortir de la crise de confiance qui a ébranlé et dominé les relations islamo-chrétiennes si l’on acquiert de nouveau cet esprit conciliant – et pas seulement tolérant – qui est propre à l’Islam. Cette redécouverte est complémentaire à la redécouverte de l’esprit du Christianisme établi par le Concile Vatican II, dans la déclaration Nostra Aetate en 1965.

Pour la première fois, le Concile a manifesté non seulement son estime pour les musulmans, qui professent l’unicité de Dieu, honorent la mère du Messie et le Messie en le vénérant comme prophète, mais a même déclaré que « les divergences avec les musulmans constituent un danger pour la foi dans le Dieu unique, lequel a créé tous les hommes et les a appelés à la rédemption et au bonheur ». Il a fixé un principe fondamental :

L’Église regarde aussi avec estime les musulmans qui adorent le Dieu unique, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, qui a parlé aux hommes. Ils cherchent à se soumettre de toute leur âme aux décrets de Dieu, même s’ils sont cachés, comme s’est soumis à Dieu Abraham, auquel la foi islamique se réfère volontiers. Bien qu’ils ne reconnaissent pas Jésus comme Dieu, ils le vénèrent toutefois comme prophète ; ils honorent sa mère virginale, Marie, et parfois même l’invoquent avec piété. De plus, ils attendent le jour du jugement, quand Dieu rétribuera tous les hommes après les avoir ressuscités. Aussi ont-ils en estime la vie morale et rendent-ils un culte à Dieu, surtout par la prière, les aumônes et le jeûne.

Il est vrai qu’au Moyen-Orient en général, mais au Liban en particulier, les musulmans et les chrétiens vivaient déjà dès avant le Concile Vatican II des sentiments de fraternité réciproque. Toutefois, le Concile a donné à cette fraternité un fondement théologique, de sorte que la fraternité nationale s’est jointe à la fraternité de foi en l’unique Dieu. Cette fraternité ne peut être seulement un slogan, mais doit se traduire dans les comportements individuels et collectifs et dans la vie publique. On comprend bien, à la lumière de ces réflexions, l’insistance de l’Exhortation Apostolique Ecclesia in Medio Oriente (n. 25) sur le droit et le devoir des chrétiens « de participer pleinement à la vie nationale, en œuvrant à l’édification de leur patrie », et sur le fait qu’ils « jouissent d’une pleine citoyenneté et ne soient pas traités en citoyens ou en croyants mineurs ».

Le musulman au Moyen-Orient, et en particulier au Liban, peut se passer du chrétien pour pratiquer ses propres rites religieux et consolider sa relation spirituelle avec Dieu. Dans la même mesure, ou davantage encore peut-être, le chrétien peut se passer du musulman, mais aucun des deux ne peut se passer de l’autre dans sa vie. Car la vie, comme le dit Martin Buber, c’est la rencontre avec l’autre.

Et la rencontre n’advient pas entre semblables, elle advient entre différents.

 

*Texte présenté à l’occasion de la Conférence sur la Déclaration de Beyrouth
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Mohammed Sammak, « Musulmans contre la christianophobie », Oasis, année XI, n. 22, décembre 2015, pp. 64-77.

 

Référence électronique:

Mohammed Sammak, « Musulmans contre la christianophobie », Oasis [En ligne], mis en ligne le 27 janvier 2016, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/musulmans-contre-la-christianophobie.

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