Introduction aux Classiques

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Dernière mise à jour: 07/12/2021 13:25:22

« O vous qui avez l’intelligence saine / contemplez la doctrine cachée / sous le voile des vers étranges ». L’avertissement de Dante (La Divine Comédie, Enfer, IX 61-63) s’impose pour introduire un texte très éloigné de la sensibilité contemporaine, mais qui illustre de façon exemplaire l’approche traditionnelle du livre sacré de l’Islam.

 

Le texte en question est Le précis des sciences du Coran, une encyclopédie due à l’Égyptien Jalâl al-Dîn al-Suyûtî (1445-1505). Intellectuel de l’époque mamluk tardive, al-Suyûtî est sans doute l’auteur le plus prolifique de toute la littérature arabe : il a écrit plus de 500 œuvres qui vont du hadîth à l’exégèse et à la récitation coranique, sans oublier le droit, la grammaire, la linguistique, l’histoire et la littérature. Cette énorme production reflète le souci de conserver l’immense patrimoine hérité des siècles précédents, face à une décadence culturelle déjà significative. Pourtant, al-Suyûtî, qui se considérait sans trop de modestie un génie, se permet, au grand scandale de ses collègues oulémas, d’ajouter sa propre opinion à celle de ses illustres prédécesseurs, réclamant pour lui-même le titre de mujtahid (“interprète indépendant”) et de novateur. Esprit synthétique, capable d’entrelacer et d’intégrer entre eux le droit, la linguistique et la mystique, al-Suyûtî résume ainsi en quelques pages des siècles de discussions, avant d’y ajouter sa contribution personnelle. C’est bien cette attitude qui est à l’origine de la succession déconcertante des noms ponctuant le texte. Le conseil est de les lire en s’abandonnant à la polyphonie des voix qui, se répondant les unes aux autres, font écho au texte coranique en produisant une multiplicité d’interprétations.

 

Le premier passage que nous présentons est dédié aux circonstances de la Révélation, c’est à dire aux traditions qui mettent en relation la « descente » d’un verset à un événement de la vie de Muhammad. Al-Suyûtî défend la valeur de cette science coranique, car – étonnamment cette citation vient du « salafiste » Ibn Taymiyya – « illustrer la cause de la révélation aide à comprendre le verset, parce que la connaissance de la cause induit la connaissance de l’effet ». Bien que la critique actuelle classe comme peu fiable la majeure partie de ces traditions, en les considérant comme des élaborations successives pour expliquer des passages coraniques dont on avait perdu la clé, l’intuition de la valeur du contexte reste valable, bien qu’il faille en repenser les modalités d’actuation.

 

Quant au deuxième passage, il est dédié aux divers niveaux de lecture du Coran et aborde deux questions intimement liées : il s’agit de savoir d’abord si le Livre contient des versets allégoriques et, en sous-ordre, si les êtres humains peuvent comprendre la signification de telles allégories.

 

Tandis que, sur le premier point, il est aisé de répondre par un oui sur la base du verset 3,7, la seconde réponse dépend de la lecture que l’on fait de ce même verset : en effet, selon le lieu où l’on fait tomber la pause, la connaissance des allégories restera finalement la prérogative de Dieu ou bien pourra s’étendre aux « hommes de solide science », conférant par là droit de cité à la recherche d’un sens symbolique dans le texte. Le monde chiite sera attiré par cette perspective, alors que, par réaction, de nombreux sunnites s’y opposeront fermement, soutenant que, dans le cas de versets peu clairs, force est de se remettre à Dieu sans chercher à les interpréter. Mais, la fascination des lectures allégoriques se fera sentir aussi du côté sunnite, comme le prouvent les opinions discordantes citées dans le texte : des personnages tel Ibn ʿAbbâs, le cousin de Muhammad, à qui la tradition a attribué le titre honorifique d’« interprète du Coran ».

 

Abrogeant et abrogé (troisième passage) est le plus classique des thèmes d’école du droit musulman. Celui-ci enseigne que, en cas de contradiction, le verset le plus récent abroge le plus ancien. En réalité, al-Suyûtî, outre de souligner que le principe chronologique ne s’applique pas toujours, distingue différents types d’abrogation, suivant les traces de ses prédécesseurs. Le cas d’un verset qui annule un autre verset – par exemple l’interdit du vin (5,90) qui révoque la permission, initialement accordée aux musulmans, de le consommer (16,67) – n’est qu’un des trois cas possibles d’abrogation et se réduit à 21 cas seulement. Opinion hardie que celle d’al-Suyûtî, mise en confrontation implicite avec l’avis du juriste Ibn al-‘Arabî, pour qui le seul verset de l’épée en abrogerait 124 de plus tolérants !

 

Les deux autres modalités d’abrogation ouvrent, au moins potentiellement, des gouffres de sens. Tout d’abord, il y aurait eu dans le Coran des versets qui ont été abrogés dans le texte aussi bien que dans la norme. Mais surtout, il y aurait des versets abrogés dans la lettre, mais toujours en vigueur. L’exemple le plus connu est celui de la punition pour adultère : en lisant le Coran, on trouve que la peine pour des rapports sexuels illicites est la prison (4,15) ou le fouet (24,2), mais le droit musulman prescrit la lapidation, justifiant cette norme par un verset qui serait justement abrogé dans sa lettre, tout en restant en vigueur dans la pratique. Donc, des versets invisibles. Al-Suyûtî coupe court à la question en comparant ces « abrogations implicites » au sacrifice d’Abraham: comme le patriarche s’empressa à sacrifier son propre fils sur la base d’une vague vision nocturne, ainsi l’exégète dans ces cas doit faire sacrifice de sa raison au nom d’une tradition finalement seulement probable.

 

Comment s’écrit un bon commentaire ? Le dernier passage nous l’explique. « Dans la Torah, il n’y a pas de plus tôt et de plus tard » enseignent les rabbins et ce principe est fondamental aussi pour al-Suyûtî et pour les savants musulmans en général. Pour eux, un verset peut en illustrer un autre, indépendamment de leur place dans le Livre. Toutefois, lorsque le texte persiste à être obscur, le premier interprète autorisé est le Prophète, puis ses Compagnons. Ce principe est au cœur du sunnisme, en tant que clé de sa méthode d’interprétation aussi bien que moteur de sa spiritualité.

 

 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

 

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Martino Diez, « Au cœur du sunnisme : le premier interprète est le Prophète, puis ses Compagnons », Oasis, année XII, n. 23, juillet 2016, pp. 96-97.

 

Référence électronique:

Martino Diez, « Au cœur du sunnisme : le premier interprète est le Prophète, puis ses Compagnons », Oasis [En ligne], mis en ligne le 7 décembre 2021, URL: /fr/oasis-23-classique-au-coeur-du-sunnisme

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