Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:27:47
Le scénario qui semble se consolider depuis quelque temps sur l’horizon méditerranéen est décourageant. Des centaines de milliers de personnes littéralement à la dérive sur la mer; les États européens pris au piège d’un
dilemme entre soutenabilité financière, stabilité sociale et la nécessité de sauver les vies humaines qui se présentent à leurs frontières; la difficulté supplémentaire de distinguer la foule des désespérés qui quitte des pays en proie à la guerre civile et les migrants économiques, en évitant de donner l’illusion à ces derniers que désormais toute barrière à l’entrée en Europe est tombée. Les normes européennes et internationales distinguent de façon rigoureuse les statuts de ceux qui frappent aux frontières, en leur assurant une mobilité différente : certains – les étrangers normalement résidents et pour la plupart travailleurs – peuvent se déplacer librement en Europe (dans l’espace Schengen), tandis que les autres doivent rester et jouir de la protection du pays de premier accueil.
Il est presque superflu d’ajouter que ces normes, pour l’instant, ont eu un effet de boomerang. Comme les États d’arrivée sont souvent aussi les plus pauvres, ceux qui parviennent sur les côtes méridionales du Continent échappent à leurs contrôles et remontent vers le cœur de l’Europe, frappant officiellement pour la première fois aux portes des pays plus riches : qui deviennent donc ainsi des pays de premier accueil et doivent prendre en charge les réfugiés. Les pays les plus pauvres s’en félicitent qui, au lieu de devoir les héberger, voient les immigrés uniquement transiter. La réaction de nations comme l’Autriche, l’Allemagne et la France est la fermeture des frontières et, de fait,
la suspension de Schengen, bien que certaines d’entre elles eussent initialement ouvert les bras, en sollicitant en substance le départ des réfugiés (avec le résultat de mettre sous pression tous les pays limitrophes qui, malgré eux, sont devenus à l’improviste des voies d’accès à ces territoires).
L’Union européenne n’apparaît pas à la hauteur du défi : elle a imposé – sur le papier – la distribution des réfugiés entre ses membres, mais ce faisant, elle a provoqué une crise politique sérieuse. Plusieurs pays de l’Est s’étaient opposés à cette solution, mais les institutions européennes ont décidé de s’imposer,
rompant avec l’usage de chercher l’unanimité dans leurs décisions. Il est probable que ces États réticents vont lever la voix au cours des prochains mois, forts de cette sorte d’ultimatum que la Grande Bretagne a imposé récemment à l’Union européenne, et à elle-même, renégociant sa présence dans l’UE et lançant un referendum sur la question. Pourquoi se soumettre aux décisions européennes, si la Grande Bretagne veut les discuter en menaçant de s’en aller ? Enfin : il est vrai que l’Union a exclu du pacte de stabilité européen les dépenses des États dues à la présence des réfugiés, mais cela peut-il rassurer les citoyens de différents pays qui voient monter la présence de gens désespérés qui tentent de survivre, en une conjoncture critique pour l’économie et l’état social ? Après tout,
rien d’étonnant si nationalismes, euroscepticismes et isolationnismes se coalisent et créent de nouvelles plateformes politiques. Ces phénomènes s’enracinent dans des processus apparemment incontrôlables et d’une portée formidable, qui provoquent une peur compréhensible.
Mais il y a autre chose. D’autres faits mériteraient eux aussi la réflexion. Il n’est certes pas réaliste, ni utile, de transformer des processus d’une portée globale en sentiments de culpabilité ; mais il n’est pas non plus raisonnable de porter un regard sélectif sur les phénomènes qui se sont succédé au moins lors des dix dernières années.
Libye, Syrie, et Afghanistan – les pays d’où continuent à provenir ou que traversent une quantité insolite de réfugiés, en regard des masses qui, l’été, depuis au moins vingt ans, sillonnent la Méditerranée en quête d’un avenir meilleur – sont aussi l’affaire des occidentaux. L’Amérique et des États de l’Europe ont entrepris des actions, plus ou moins concertées et critiquées, qui, au nom de la démocratie, de la liberté et de la lutte contre le terrorisme, ont effectué de lourdes interventions dans ces pays africains ou asiatiques. On peut accorder plus ou moins de sympathie à ces initiatives, pour des raisons que nous ne pouvons affronter ici. Mais chacune de ces actions a posé les prémisses de ce que nous sommes en train d’observer. En Afrique du Nord et au Proche-Orient, plusieurs États occidentaux ont joué un rôle important, si ce n’est de premier plan ; dans bon nombre de ces cas, ils ont littéralement provoqué ou même guidé le changement.
Certains aspects de ces événements semblent largement hors de doute, et il est utile de les mettre en ordre. A) La déstabilisation dans certaines zones pouvait être justifiée, mais a sûrement posé les bases du désordre actuel, et
enclenché un processus qui produit des millions de réfugiés. B) La décision d’intervenir dans chacune de ces régions n’a pas été imposée par l’Union, mais prise par chaque État, de façon indépendante ou de manière coordonnée – de sorte qu’il est hors de propos aussi bien d’accuser l’Europe d’être incapable de faire face à une crise provoquée par d’autres, que de penser que la dimension étatique soit culturellement celle qui est capable d’affronter ces crises, du moment qu’elle a contribué à les créer. C) L’Europe est le terminus ultime d’un mouvement humain de millions de personnes qui est en train de transformer le Proche-Orient de manière plus massive et plus durable que ne l’ont été probablement les interventions militaires : Liban, Jordanie et Turquie débordent de réfugiés. Et l’on ne voit pas quand finira ce flot humain, ni comment le faire aisément changer de direction, du moment que le conflit en plusieurs zones a exacerbé les esprits à un point que seul très lentement le temps pourra apaiser : en termes de comparaison, voir ce qu’est aujourd’hui la vie en Irlande du Nord, malgré les accords de paix. D)
Schengen n’est pas un quelconque traité : c’est l’un des éléments le plus immédiatement concret, palpable, de l’existence d’une société européenne. Sa fin, ou sa suspension prolongée, pourrait avoir un effet tout autre que négligeable sur la compréhension que l’Europe a d’elle-même. E) L’Europe a grandi institutionnellement uniquement grâce à l’adhésion constructive de ses membres : si celle-ci se transforme en hostilité, elle ne peut tenir.
Face à un panorama aussi sombre, il n’est que plus urgent d’offrir des observations constructives. En premier lieu, la dimension européenne est – qu’on le veuille ou non – un espace qui est façonné par l’action de chacun : si les États agissent en ordre dispersé, ils devraient se demander aussi dans quelle mesure leur action influencera encore davantage l’Europe, au risque de perdre certains aspects de l’Europe elle-même qui se retourneront contre eux. En second lieu, le schéma selon lequel on veut « exporter la liberté et la démocratie » peut peut-être fonctionner, mais uniquement si, dans les pays où l’on veut intervenir, subsistent des présupposés sociaux sur lesquels l’Europe se soutient (se fonde ?) et qui font de ces mots d’ordre non seulement une valeur à réaliser, mais une pratique quotidienne. Ce ne sont pas des présupposés institutionnels, ils ne résident pas dans les lois. On ne peut s’interroger sur ces aspects que si une communauté politique – européenne ou nationale – n’est pas perçue uniquement comme un fournisseur de services et un réseau de sécurité (comme ses membres les plus récents et actuellement les plus hostiles semblent le faire), mais aussi comme
une dimension de l’existence même de ses citoyens et résidents. Il serait temps maintenant de s’interroger sur ce qu’est la véritable richesse de l’Europe et de ses membres. Et sur ce que signifie la faire fructifier.