À Bahreïn, le pape François a poursuivi le chemin initié il y a quelques années avec le grand imam d’al-Azhar. C’est un temps favorable pour la compréhension entre chrétiens et musulmans, mais le foisonnement d’initiatives cache des limites dont il faut tenir compte

Dernière mise à jour: 07/04/2023 15:11:28

Un des leitmotivs du pontificat actuel est l’invitation récurrente à « initier des processus » plutôt qu’à « posséder des espaces ». Comme l’a écrit le pape dans Evangelii gaudium, il s’agit de « privilégier les actions qui génèrent les dynamismes nouveaux dans la société et impliquent d’autres personnes et groupes qui les développeront, jusqu’à ce qu’ils fructifient en évènement historiques importants. Sans inquiétude, mais avec des convictions claires et de la ténacité ». Le dialogue interreligieux, et surtout le dialogue islamo-chrétien, est un des domaines dans lesquels François semble suivre cette boussole avec une détermination particulière. Avec son voyage à Bahreïn, le pontife a en effet visité à ce jour treize pays à majorité musulmane, ou avec une présence musulmane significative.

 

Le retour de François dans le Golfe s’inscrit dans une forte continuité avec les précédentes visites dans la région. En effet, comme les Émirats Arabes Unis, Bahreïn accueille d’importantes communautés d’immigrés chrétiens, ce qui en fait un carrefour de peuples et de cultures. En outre, après Abou Dhabi, les lignes directrices des relations islamo-chrétiennes est clairement représentées par le Document sur la Fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune, signé avec le grand imam d’al-Azhar dans la capitale des Émirats en 2019. La coopération entre François et al-Tayyeb, protagoniste lui aussi au forum « Orient et Occident pour la coexistence humaine » auquel a participé le pape à Bahreïn, est désormais un paradigme de la fraternité dont François a fait une marque de son pontificat. Le pape est revenu sur ce thème au cours de la conférence de presse pendant le vol de retour de la péninsule arabe, révélant l’origine fortuite du document, né lors d’un déjeuner improvisé avec le grand imam, et employant de belles paroles sur l’amitié qui le lie désormais au cheikh : « Je veux le dire par souci de justice, il me semble juste que vous sachiez comment le Seigneur a inspiré ce chemin. Je ne savais même pas comment s’appelait le grand imam, et puis nous sommes devenus amis et avons fait quelque chose comme deux amis, et maintenant nous parlons ensemble chaque fois que nous nous rencontrons ».

 

Mais l’étape à Bahreïn a également été l’occasion de relancer le dialogue « triangulaire » (catholique-sunnite-chiite) initié par le pape avec sa visite en Irak en mars 2021 et la rencontre historique de Nadjaf avec l’ayatollah Sistani. Une fois conclu le voyage de François, al-Tayyeb semblait lui aussi prêt à rencontrer l’importante autorité chiite, mais le projet n’a pas encore vu le jour.

 

Le petit royaume de la péninsule arabe, gouverné par une dynastie sunnite mais habité par une population à grande majorité chiite, était le cadre le plus adapté pour relancer le processus mis en branle par François en Irak. Dans le discours qu’il a prononcé à la clôture du Forum d’Awali, le grand imam s’est adressé aux chiites, se disant prêt, ainsi que les oulémas d’al-Azhar et le Conseil des sages musulmans, à s’asseoir avec eux « à la même table » pour « tourner la page ».

 

En réalité, il ne s’agirait pas d’un événement inédit. Le premier congrès entre sunnites et chiites s’est tenu à Nadjaf il y a presque trois siècles, en 1743. À la fin du XIXe siècle, un empire ottoman déclinant tenta un rapprochement avec les chiites au nom de la nécessaire unité panislamique face à la pression européenne. Au cours du XXe siècle, il y a eu différentes occasions d’échange entre les deux grandes branches de l’Islam, à commencer par le Congrès islamique de Jérusalem en 1931. En 1959, c’est précisément un des prédécesseurs d’al-Tayyeb en tant que grand imam d’al-Azhar, le cheikh Mahmud Shaltut, qui émit une fatwa reconnaissant le droit jafarite (c’est-à-dire chiite duodécimain, la composante majoritaire du chiisme) comme cinquième école de droit islamique, à côté des quatre écoles sunnites. Son avis n’est toutefois pas retenu comme un précédent valide par les autres juristes et certains ont même mis en doute le fait que Shaltut l’ait exprimé. En tout cas, en 2004, le Message d’Amman, promu par le roi de Jordanie pour recomposer les fractures internes à l’Islam, a réaffirmé la légitimité de huit écoles juridiques, dont deux chiites. Des siècles de polémiques et la difficulté de trouver un terrain doctrinal commun ont cependant rendu vaine toute tentative de réelle pacification. Et au cours des dernières décennies, la rivalité régionale entre l’Arabie saoudite sunnite et l’Iran chiite, ainsi que les nombreux conflits qui ont explosé dans différents pays du Moyen-Orient, ont contribué à exacerber les tensions confessionnelles. Si les échecs du passé imposent une grande prudence, l’initiative d’al-Tayyeb ne pourrait pas être plus opportune.

 

Les conflits intra-islamiques n’ont pas été le seul sujet à l’ordre du jour. Une des nouveautés positives des rendez-vous de dialogue plus récents est en effet l’élargissement thématique de la conversation islamo-chrétienne, après que l’extrémisme religieux avait quasiment monopolisé le débat pendant plusieurs années. Bien que les problèmes soient loin d’avoir disparu – la pandémie d’abord, et maintenant la guerre en Ukraine ont lancé à l’humanité de nouveaux défis dramatiques – le déclin du djihadisme global a libéré le dialogue interreligieux d’une logique qui risquait de devenir obsessionnellement sécuritaire. Dans la rencontre entre le pape et les membres du Conseil des sages musulmans, par exemple, l’accent a été mis sur la contribution des hommes de religion à la sauvegarde de la création, un chantier potentiellement très fécond pour le dialogue entre chrétiens et musulmans. Dans son intervention au Forum d’Awali, le grand imam a abordé plusieurs thématiques : il a attiré l’attention sur l’urgence éducative des jeunes générations, souligné les graves distorsions dans le système international et proposé une théorie islamique des rapports entre les civilisations, fondée sur la connaissance et le respect mutuels. Par ailleurs, alors que deux mois auparavant, au Kazakhstan, le cheikh avait de fait invité à une « Sainte alliance » des religions contre la dégénérescence morale de l’Occident et l’athéisme, à Bahreïn il a prononcé des paroles plus nuancées et conciliantes envers le monde occidental, même si son idée, également reprise dans le document sur la Fraternité humaine, d’un échange entre la spiritualité et la sagesse de « l’Orient » et le progrès scientifique et technologique de « l’Occident » reste pour le moins réductrice.

 

Deux jours à peine après la fin de l’événement à Bahreïn, s’est ouvert à Abou Dhabi le “Forum pour la paix”, avec la participation de nombreuses personnalités musulmanes, chrétiennes et juives. Cette profusion de rendez-vous est à la fois un point de force et une limite de l’actuel ferment dans le champ du dialogue entre religions et cultures. Après des décennies de connivence avec des idéologies et des mouvements islamistes, plusieurs États musulmans sont en train d’investir beaucoup sur la promotion de la compréhension mutuelle, de la tolérance et de la coexistence, organisant de grandes manifestations et offrant des opportunités d’échanges et de confrontation aux leaders religieux du monde entier. Si cet activisme contribue à créer un climat de confiance mutuelle, il est indéniable qu’il est également subordonné à la poursuite d’objectifs politiques déterminés, qui ne coïncident pas toujours avec les valeurs proclamées dans les rencontres de dialogue.

 

Deux exemples aident à situer le problème. Au cours des dernières années, certaines institutions islamiques se sont beaucoup efforcées de combattre les discours extrémistes et djihadistes. Mais aucune d’entre elles ne s’est prononcée sur le djihad déclaré par le leader tchétchène Ramzan Kadyrov contre l’Ukraine et, plus généralement, contre le « satanisme » de la culture occidentale. La raison de ce silence ? Probablement les excellents rapports que Kadyrov entretient avec les dirigeants politiques et religieux de certains pays du Moyen-Orient et du Golfe.

 

Une remarque similaire peut être faite à propos de l’emploi de la catégorie de « citoyenneté », régulièrement invoquée dans les grandes conférences islamiques et interreligieuses en réponse aux plans islamistes de ressusciter la pratique de la dhimma, le statut de subordination prévu par la jurisprudence islamique classique pour les non-musulmans, notamment les chrétiens et les juifs. L’insistance sur la citoyenneté a l’objectif salutaire d’affirmer la parité entre musulmans et non-musulmans à l’intérieur de l’État national. Le Document sur la Fraternité humaine invite également à « s’engager à établir dans nos sociétés le concept de la pleine citoyenneté et à renoncer à l’usage discriminatoire du terme minorités ». Toutefois, si la reconnaissance de la parité de droits entre fidèles de religions différentes est désormais une idée consolidée non seulement du dialogue islamo-chrétien mais aussi d’une partie de la pensée islamique contemporaine, la définition des droits dont les sujets peuvent jouir en face d’un pouvoir politique qui a souvent les traits de l’autoritarisme est moins pacifique. À cet égard, avant que le pape ne parte pour Bahreïn, différentes organisations ont soulevé la question de la répression exercée dans le royaume du Golfe, en particulier contre les activistes chiites, et de la présence de prisonniers politiques pour lesquels la condamnation à mort a déjà été décrétée. Dans un tweet, une des principales autorités chiites de Bahreïn, l’ayatollah ‘Isa al-Qasim, a également invité les participants à la rencontre « Orient et Occident pour la coexistence humaine » à ne pas prêter foi aux déclarations de tolérance du gouvernement bahreïni.

 

Le pape François n’a pas éludé le problème, affirmant dans son discours devant les autorités civiles du royaume que les normes prévues par la Constitution de l’État, relatives à la liberté de conscience et de religion sont « d’engagements qui doivent être constamment mis en pratique afin que la liberté religieuse soit totale et non limitée à la liberté de culte ; afin que l’égale dignité et l’égalité des chances soient concrètement reconnues à chaque groupe et à chaque personne ; afin qu’il n’y ait pas de discrimination et que les droits humains fondamentaux ne soient pas violés, mais promus », ajoutant une note sur le « droit à la vie de ceux qui sont punis ».

 

Les indications du pape sont une invitation non seulement à poursuivre le chemin du dialogue, mais également à l’approfondir.

 

 

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