Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:49:05
Les 138 auteurs musulmans qui ont signé la récente lettre aux leaders chrétiens ont trouvé « Une Parole Commune » dans l’« Unité de Dieu, dans la nécessité de L’aimer et dans la nécessité d’aimer le prochain » et veulent en faire « la base de tout futur dialogue interreligieux entre nous ». (1) Une fois cet engagement à l’égard de l’amour reconnu, toute différence théologique peut être discutée dans la charité et le temps aidant, les tensions politiques pourront être surmontées. Comme de nombreux chrétiens qui se sont réjouis de l’initiative, je veux aussi réfléchir sincèrement à ce défi. Il me semble que les auteurs du Message ont identifié un terrain d’entente sur lequel construire un dialogue, mais le parcours restant n’est pas facile. La « Lettre des 138 » parle de l’amour comme base du dialogue interreligieux. Nous devons constater avant tout que peu de croyants, chrétiens ou musulmans, sont vraiment intéressés à un tel dialogue. Seul un petit nombre d’intellectuels, en tant que théologiens ou philosophes, désirent étudier la question de la vérité à l’intérieur de leur tradition de foi. Ceux qui sont prêts à le faire en dialoguant avec leur collègues d’autres traditions dont les présupposés de base sont parfois opposés aux leurs, sont encore moins nombreux. De nombreux chrétiens en Grande-Bretagne considèrent l’islam comme une fausse religion propagée avec violence et qui actuellement menace de conquérir l’Occident affaibli par le libéralisme. La haine réciproque entre arabes et israéliens en Palestine et au Moyen-Orient offre peu de perspectives à une solution pacifique du conflit, tout comme la guerre désastreuse en Irak et la possibilité qu’une autre n’éclate en Iran occupent toutes les pensées. En même temps, la persécution des chrétiens dans les états musulmans continue. Ce ne sont donc pas des conditions optimales qui favoriseront un dialogue rationnel.
Parmi les intellectuels aussi, initier un dialogue sérieux sera probablement difficile. Pour commencer, reconnaissons que lire l’Ecriture sainte de l’autre n’est pas si facile. Les musulmans insistent sur le fait que le Coran ne peut être pleinement apprécié et vraiment compris s’il n’est pas lu en arabe. Par conséquent, toute traduction du Coran ne serait rien d’autre qu’une simple interprétation. De plus, lorsque les musulmans s’approchent de la Bible (quand ils sont prêts à le faire), ils la lisent avec circonspection parce qu’ils ont appris dans le Coran que les écrits juifs et chrétiens ont été corrompus (une façon facile d’expliquer toutes différences existant avec le message du prophète). Une telle situation fait penser à l’importance du besoin d’un dialogue « préthéologique » sur les origines, le développement et l’autorité de l’Ecriture. Une autre objection que j’ai rencontrée est que l’accord apparent dans les deux traditions sur ce qu’est l’amour de Dieu et du prochain affirmé par « Une parole commune » cache en réalité une différence profonde dans la façon de concevoir Dieu et l’homme, chose qui met en doute toute initiative de dialogue. Adrian Pabst de la Nottingham University l’a dit dans un récent article où il écrit :
«Théologiquement [la lettre des 138] survole des différences élémentaires qui existent entre le Dieu chrétien et le Dieu musulman. Le Dieu chrétien est un Dieu relationnel et incarné. De plus, le Nouveau Testament et les premiers textes chrétiens parlent de Dieu comme d’une divinité qui possède trois personnes divines égales : le Père, le Fils et l’Esprit Saint. Cela n’est pas seulement un point doctrinal, mais il a des répercussions politiques et sociales importantes. L’égalité des trois personnes divines est la base de l’égalité des hommes – chacun de nous a été créé à l’image et ressemblance de Dieu qui est un et trine. Donc le christianisme demande une société radicalement égalitaire qui soit au-dessus de toute division de race ou de classe. La promesse d’égalité et de justice universelle contenue dans cette conception de Dieu offre aux chrétiens une façon de contester et de transformer non seulement les normes du système politique dominant mais aussi les pratiques sociales (souvent corrompues) de l’Eglise.
A l’opposé, nous trouvons le Dieu musulman, incorporé et absolument unique : il n’y a pas de Dieu si non Dieu et Il n’a pas d’associés. Ce Dieu a été révélé exclusivement à Muhammad, le messager (ou prophète), à travers l’archange Gabriel. Ainsi, le Coran est littéralement la parole de Dieu et l’ultime révélation divine qu’Il avait annoncée aux juifs et puis aux chrétiens. Dans ce cas aussi, une telle vision de Dieu a des conséquences importantes sur la politique et les relations sociales. Non seulement l’islam présuppose une division absolue entre ceux qui se soumettent à son credo central et ceux qui le nient, mais il contient aussi des injonctions divines contre les apostats et les non-croyants (même s’il protège les fidèles juifs et chrétiens). Le monothéisme radical de l’islam tend par-dessus tout à fondre la sphère religieuse avec la politique, privilégiant une autorité absolue unitaire à la place d’institutions intermédiaires et en valorisant la conquête et le contrôle territorial sous la domination directe de Dieu.
Ces différences (et d’autres) signifient que les chrétiens et les musulmans ne vénèrent pas le même Dieu et ne croient pas au même Dieu ; raison pour laquelle, dans les deux religions, l’amour pour Dieu et l’amour pour le prochain diffèrent. En ignorant ces divergences fondamentales, les auteurs de la lettre perpétuent des mythes sur les chrétiens et les musulmans qui prieraient le même Dieu de façon différente. Pire encore, ils donnent la preuve d’une théologie simpliste fondée sur un monothéisme absolu et sans médiations. Ainsi, sans le vouloir, ils font le jeu des extrémistes religieux des deux camps qui prétendent posséder la connaissance immédiate, totale et conclusive de la volonté divine à travers la seule foi ». (2)
Trinité et Incarnation
Il y a ici différentes erreurs importantes : c’est vrai que le Dieu chrétien est « relationnel et incarné », mais cela ne veut pas dire qu’il soit incarné par nature. Les chrétiens ne soutiennent pas que Dieu se soit « nécessairement » incarné. Comme nous le verrons, il s’agit au contraire de savoir ce que veut dire « incarnation » ; de plus, si l’égalité des personnes dans la Trinité peut constituer la base pour une égalité universelle, on peut dire la même chose de l’insistance musulmane sur l’égalité devant le Dieu Unique. Tant l’islam que le christianisme postulent une « société radicalement égalitaire qui soit au-dessus de toute division de race et de classe » ; et enfin, le Dieu musulman « aurait été révélé exclusivement à Muhammad, le messager (ou prophète), à travers l’archange Gabriel ». En réalité, l’islam ne revendique pas l’exclusivité de la révélation de Dieu, mais il insiste sur une multitude de messagers divins dont Muhammad fut seulement le dernier, le sceau. Certainement, cela cause des problèmes à ceux qui, comme les disciples de
Bab e
Baha’u’llah croient en un messager postérieur. Cette position n’est pas moins absolutisante que l’insistance chrétienne sur le fait qu’il n’y ait pas de Salut hors de l’Eglise et que Jésus-Christ est le seul médiateur entre ciel et terre. Enfin, pour une religion qui « privilégie une autorité absolument unitaire […] sous la domination directe de Dieu », l’islam croit dans la domination de la loi divine (
Shari’a), une nomocratie, chose qui autorise de nombreuses interprétations.
Une approche plus juste donnerait pour acquis que la parole « Dieu » (
Allah en arabe) a les mêmes références dans les deux religions. Dans les deux religions, le terme indique l’unique Créateur et Seigneur de l’univers. Mais comment ce « Dieu » est-il considéré et comment les différences existantes changent-elles la notion d’« amour » ? Voilà quelque chose de plus intéressant pour notre réflexion. Commençons en disant que quel que soit le sens que les chrétiens donnent à la « Trinité » – et quelle que soit l’accusation que les musulmans adressent à son égard – les deux devraient accepter que Dieu est « un seul dans le sens donné par les juifs et les musulmans. Conceptuellement développée par les Cappadociens et d’autres Pères de l’Eglise et confirmée par le Credo chrétien, la Trinité n’est pas considérée comme une division ou une multiplication (chose que le Credo rejette expressément) de la nature divine, laquelle reste une et indivisible dans chacune des Personnes.
La distinction cruciale est entre la Nature et la Personne parce que selon le christianisme, Dieu est un seul par rapport à la Nature et trois par rapport à la Personne. La Nature divine n’existe pas sinon comme trois Personnes et chaque personne – distincte des autres seulement par relations d’origine éternelle – est identique à la Nature divine. Cette doctrine cherche à définir un mystère à l’aide d’un paradoxe. Malgré cela, c’est une conclusion parfaitement rationnelle imposée au christianisme par la révélation de la divinité du Christ avec la distinction que lui-même fit entre sa personne et celles du Père et de l’Esprit Saint. Il est possible aussi de dire que le Coran ne nie pas du tout la Trinité chrétienne (si non implicitement), mais seulement la triade divine composée par des hérétiques de l’Antiquité. (3) L’islam semble avoir rejeté la divinité de Jésus pour ne pas en faire un second Dieu et sans la troisième Personne divine, c’est exactement ce qui serait arrivé. La Trinité chrétienne se serait effondrée en une fausse Dualité. On ne peut affirmer la deuxième Personne sans affirmer la Troisième, à savoir l’Esprit d’Unité.
En ce qui concerne l’Incarnation dont dérive la doctrine de la Trinité, les musulmans la nient sur la base de ce qui semble être un autre malentendu pour les chrétiens. Dans tous les cas, l’islam possède une christologie relativement « haute » par rapport à certaines sectes protestantes (encore plus haute si l’on considère certains commentaires soufis sur le Coran). Mahmoud Ayoub dans son livre
A Muslim View of Christianity (4) propose une introduction utile. Le prophète Jésus (
‘Isa) est l’unique Messie sans père humain, que l’ange Gabriel envoyé de Dieu « insuffla » dans le sein de Marie (qui est sans péché et est l’unique femme dont le nom apparaît dans le Coran). Jésus est décrit comme la « Parole » (quelques fois comme l’Esprit) qu’Il envoya, insuffla ou déposa dans le sein virginal de Marie [4, 171; 66, 12]. Après avoir été transporté sur le trône de Dieu à la fin de sa vie terrestre, il reviendra à la fin du monde pour annoncer le jour du Jugement. Naturellement, les divergences par rapport aux enseignements chrétiens sont aussi importants. Par exemple, selon le Coran, les juifs « ne le tuèrent ni le crucifièrent » [4, 157], même s’ils pensèrent l’avoir fait, parce que Dieu l’éleva à lui. Seules quelques conjectures (le Coran n’est pas plus explicite sur ce thème) font penser que quelqu’un d’autre serait mort sur la croix à la place de Jésus, peut-être Judas.
Un chrétien pourrait répéter que la Bible ne dit pas « les juifs » crucifièrent Jésus, même s’il est vrai qu’une foule de juifs demanda sa crucifixion et que celle-ci était une forme de punition romaine qui fut forcément imposée par les romains. Mais une telle argumentation se trompe complètement de cible. En étudiant les versets pertinents du Coran, il semblerait que le motif principal de l’insistance sur la non-crucifixion de Jésus serait le scandale qu’un destin si humiliant aurait causé au Messie de Dieu. C’est donc le même motif qui a poussé les autorités juives à vouloir la crucifixion – parce qu’elles pensaient que cela aurait contredit les affirmations de ce rabbin blasphémateur – et le motif pour lequel la majorité des disciples l’abandonnèrent jusqu’à la résurrection des morts (un miracle que le Coran délaisse même s’il parle de l’Ascension). Il faudra l’intervention de Jésus en personne pour expliquer à ses disciples déçus en chemin vers Emmaüs pourquoi « il fallait que le Christ endurasse ces souffrances pour entrer dans sa gloire » au moyen de celles-ci [Lc 24, 13-27], apparemment suivant les lignes que saint Paul et d’autres exposent dans les lettres du Nouveau Testament.
L’Amour pour Dieu
Ces différences et similarités sont précisément ce type d’arguments qu’un vrai dialogue théologique cherche à explorer, comme commence à le faire très bien Mahmoud Ayoub dans son livre déjà cité. Mais comment influencent-elles la façon de comprendre l’amour – tant l’amour pour Dieu que l’amour envers le prochain ? Comme le dit « La parole commune », tant pour les chrétiens que pour les juifs, les deux commandements sont l’amour de Dieu et l’amour du prochain. Mais pour les chrétiens, Jésus est Dieu et le prochain dans la même personne, de telle façon que les deux commandements s’unifient : « Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres » [Jn 13, 34].
L’islam tend à répéter le contraste entre Dieu et l’homme au lieu de l’intime rapport entre les deux (même si le Coran – 50, 16 – dit que Dieu est plus proche de l’homme que sa veine jugulaire). D’autre part, les soufis diraient (dans la poésie d’amour dont l’éloquence atteint celle de n’importe quelle littérature mondiale) que Dieu est la Beauté et Vérité suprême et que nous ne pouvons rien faire d’autre que de l’aimer et le louer si nous pensons vraiment le connaître. Quant à Dieu, il est
Al-Wadud (l’affectueux, le bon), et on dit que son amour pour nous est septante fois plus grand que celui d’une mère pour son propre enfant.
Et pourtant, ce n’est pas vraiment la même chose de dire que Dieu aime et que Dieu « est » amour [1Jn 4, 16]. On peut dire que Dieu non seulement aime ses créatures mais qu’il
« est » amour uniquement si Dieu est trois Personnes. Il ne fait aucun doute que l’islam parle du même Dieu mais la vie intérieure de Dieu a été révélée par le Christ. Est-ce vraiment possible d’aimer de tout son cœur un Absolu impénétrable ? L’incarnation nous montre un Dieu qui peut être aimé parce qu’il a un visage humain ayant assumé une nature humaine. A ces objections, un musulman peut répliquer que l’islam aussi dit qu’il faut soumettre son propre cœur à Dieu, obéir par amour, ce qui sous-entend certainement un Visage divin adressé au monde auquel on peut répondre. Le Dieu de l’islam n’est pas complètement sans visage. « Où que vous vous tourniez, le Visage de Dieu est là, car Dieu est grand et sage » [2, 115]. En effet, l’amour intense des musulmans pour le Coran s’explique en partie avec le fait que le Livre est considéré en soi comme une manifestation particulière de l’amour de Dieu, de fait presque une incarnation. Certainement les auteurs de « la parole commune » croient en l’amour parce qu’ils écrivent : « Cet appel à être totalement voué et attaché à Dieu, cœur et âme, loin d’être un appel à une simple émotion ou humeur, est en fait une injonction qui requiert un amour constant, actif et complet pour Dieu. Il exige un amour auquel le cœur spirituel le plus intérieur, ainsi que l’ensemble de l’âme – avec son intelligence, sa volonté et son sentiment – prennent part à travers la dévotion. »
En conclusion, des différences réelles tout comme des ressemblances peuvent exister dans la façon dont l’amour est compris et motivé dans les deux traditions et elles doivent être discutées. Les brefs commentaires proposés servent seulement à encourager la réflexion. Mais les discussions théologiques que nous espérons voir se développer dans les prochaines années ne mettront certainement pas en doute la conclusion fondamentale de la Lettre qui dit que nous pouvons au moins
accepter le devoir de traiter l’autre avec le respect, la justice et l’égard qui lui sont dus parce qu’il est tout comme nous une créature de Dieu. De plus, nous pouvons faire nôtre la conclusion : notre monde et aussi « nos âmes éternelles qui seront aussi en jeu si nous ne réussissons pas sincèrement à déployer tous nos efforts en faveur de la paix et l’harmonie commune en danger ». En fin de compte, nous devons espérer avec les auteurs de la lettre ouverte que Dieu puisse nous dire comment affronter les questions à propos desquelles nous sommes en désaccord.
Il se peut qu’avec le temps, le vrai « choc des civilisations » se révèle être non pas celui entre l’islam et l’Occident mais plutôt celui entre les promoteurs d’une vision théocentrique et transcendantale du monde et ceux qui adhèrent à une vision principalement laïque et profane. Il est plus probable que les chrétiens vraiment croyants se retrouvent alliés des juifs, musulmans, hindous et autres contre le matérialisme athée agressif qui considère la pratique religieuse comme irrationnelle et l’éducation religieuse comme une forme d’endoctrinement que certains athées (comme le professeur Richard Dawkins d’Oxford) ont comparé à de la violence sur les mineurs. Au mépris de leur différences, chrétiens et musulmans sont tous deux héritiers de la civilisation classique, et même s’ils ont articulé la raison philosophique chacun à leur manière, leur long dialogue – qui trop souvent a dégénéré en insultes et polémiques sur fond de violence politique – démontre qu’un important point de rencontre existe. Le message récent en est la preuve pour celui qui a déjà commencé à douter qu’un dialogue rationnel est possible aujourd’hui.
(1)
Une parole commune entre vous et nous, 2007 (http://www.acommonword.com/lib/downloads/CW-Total-Final-French.pdf).
(2) Adrian Pabst,
We Need a Real Debate, Not More Dialogue, in «International Herald Tribune», 13 novembre 2007.
(3) L’identification intime de Marie avec l’Esprit Saint à l’œuvre dans le catholicisme
– saint Maximilien Kolbe la définit la « quasi incarnation » de l’Esprit – fait de cette erreur quelque chose d’intéressant.
(4)
A Muslim View of Christianity: Essays on Dialogue by Mahmoud Ayoub, Irfan A. Omar (Ed.), Orbis Books, Maryknoll 2007.