Du Caire à Montpellier puis à Paris, la traversée intérieure du jeune Taha Hussein

Cet article a été publié dans Oasis 28. Lisez le sommaire

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:58:27

Cet article est l’introduction du classique À cheval sur deux cultures

 

Rihla : tel est le nom en arabe du récit de voyage, genre littéraire très populaire dès l’époque classique. C’est dans ce genre littéraire que s’inscrit la troisième partie du Livre des jours, l’autobiographie du grand intellectuel égyptien Taha Hussein (1889-1973)[1].

 

Son voyage, qui le conduit du Caire à Montpellier puis à Paris, est en réalité une traversée intérieure (selon le titre de la traduction française), dépourvue de toute description visuelle. Et il ne pourrait en être autrement, car l’auteur devint aveugle dès son enfance à la suite d’une maladie mal soignée dans sa Haute-Égypte natale. Peut-être est-ce précisément cette tendance introspective qui permet au récit de se concentrer sur l’essentiel : la rencontre entre la culture arabo-islamique, dans laquelle Taha Hussein s’est formé, et la modernité occidentale, représentée par la France des débuts du XXe siècle.

(...)

 

L’histoire commence en 1910, quand l’auteur, alors jeune étudiant à l’Azhar, décide d’abandonner la mosquée avant d’obtenir le titre d’ouléma, fatigué des cours répétitifs et mnémoniques qui lui sont impartis. Il s’inscrit alors à l’Université égyptienne, à peine fondée par le Khédive pour promouvoir une instruction à l’occidentale. L’impact est fulgurant. Taha décrit longuement l’enthousiasme pour le contenu des cours, qui lui dévoilent l’histoire du Proche-Orient ancien, et de ses civilisations à peine redécouvertes. Il est surtout fasciné par la méthode innovatrice et par la personnalité des professeurs. Beaucoup d’entre eux sont des occidentaux, mais ils enseignent en arabe, comme les Italiens Carlo Alfonso Nallino et David Santillana. Il y a aussi, à côté d’eux, des enseignants égyptiens, qui permettent au jeune étudiant de ne pas rester subjugué par la confrontation avec l’Occident. 

 

Le directeur d’un journal nationaliste pour lequel il a commencé à écrire, le cheikh ‘Abd al-‘Azîz Jâwîsh, est le premier à lui suggérer d’aller en France, et le jeune étudiant, conquis par ce projet, surmonte avec détermination les nombreux obstacles qui se dressent devant lui : la cécité, la pauvreté, l’ignorance totale du français. Vers la fin de 1914, Taha aborde enfin à Montpellier. Là, un jour de mai 1915, advient la rencontre avec Susanne Bresseau, qui, répondant probablement à une annonce, se présente pour lire des textes de littérature française et arrondir ainsi son maigre budget d’étudiante.  Ils commencent à se fréquenter. Peu après, Taha est rappelé en Égypte, mais il retourne à Paris en 1916, retrouve Suzanne et, avec son aide, affronte et passe la redoutable licence en lettres et le diplôme d’études supérieures. En 1919, il complète son cursus en obtenant le doctorat en histoire avec une thèse sur Ibn Khaldûn. Mais entretemps, en août 1917, Susanne est devenue sa femme, grâce à l’intervention d’un oncle, un prêtre qui parvient à convaincre la famille à consentir à cet étrange mariage franco-égyptien et islamo-chrétien.

 

Tel est, réduit à son expression minimale, le déroulement extérieur des faits, indispensable pour comprendre les pages qui suivent.  Et pourtant, si nous avons choisi de les proposer dans ce numéro d’Oasis, consacré à l’Islam en Europe, ce n’est pas seulement pour leur valeur artistique. Elles dépeignent aussi l’union réussie entre la formation islamique traditionnelle de Taha et la culture française : histoire et sciences sociales – son premier directeur de doctorat est Émile Durkheim – mais aussi théâtre, art, littérature et surtout musique, les grandes passions de Suzanne. Taha devient ainsi, pour citer la formule de l’un de ses contemporains, la synthèse entre « cheikh et docteur »[2].

 

À la Sorbonne, Taha aurait voulu étudier la philosophie et l’histoire, mais le Khédive, en le recevant au palais peu avant son départ pour l’Europe, le met en garde contre la « philosophie qui corrompt » et lui ordonne de se concentrer uniquement sur l’histoire. Ainsi, par l’effet de cette disposition fortuite, le jeune boursier est contraint d’apprendre le latin et de se plonger dans le monde classique. Perte de temps ? Pas du tout, car c’est précisément ainsi que Taha deviendra pleinement conscient de la parabole historique de l’Occident, jusqu’à proposer de récupérer la tradition gréco-romaine comme élément commun tant à la culture égyptienne qu’à la culture occidentale. Ce projet, Taha ne l’entend pas comme alternatif par rapport à l’Islam. Réformateur, partisan de la pensée libre et de la libre parole, Taha restera musulman toute sa vie, écrivant notamment de nombreux ouvrages sur l’histoire islamique des origines. Il sera dans le même temps un champion infatigable d’un humanisme universel, au nom duquel il introduira en Égypte l’instruction élémentaire gratuite durant ses brèves fonctions de ministre de l’instruction (1950-1952).

 

Écrite à Colle Isarco, dans le Tyrol du Sud, quelques mois avant de mourir, cette troisième partie du Livre des jours retrace, à une distance de cinquante ans, une saison particulièrement heureuse de l’Égypte moderne, qui se termina avec l’avènement de Nasser et l’expulsion des nombreuses communautés étrangères. Dans l’histoire de Taha et de Suzanne, il y a une bonne dose d’exceptionnalité, l’aile de la grâce et de l’amour conjugal. Mais il y a aussi des conditions favorables (universités de premier ordre, échanges culturels, éducation à la persévérance, une attention aux faibles qui ne connaît pas de barrières sociales) qui devraient être aujourd’hui aussi une source d’inspiration pour une politique avisée. Lumières qui nous viennent d’un aveugle qui savait voir loin et de sa femme au regard clairvoyant.

 

Lisez le classique

 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

[1] La première partie du Livre des jours a été écrite en France en 1926 en neuf jours seulement, pendant la crise qui suivit la publication de l’étude sur la poésie préislamique, la seconde en 1929 et la troisième seulement en 1973.

[2] Mahmoud Teymour, « Taha Hussein », La Revue du Caire 157 (1953), p. 132. Mahmoud Teymour (graphie française de Mahmûd Taymûr) est considéré comme l’un des fondateurs du roman arabe moderne.

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Martino Diez, « La synthèse entre cheikh et docteur », Oasis, année XIV, n. 28, décember 2018, pp. 109-110.

 

Référence électroniqu

Martino Diez, « La synthèse entre cheikh et docteur », Oasis [En ligne], mis en ligne le 27 mars 2019, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/taha-hussein-synthese-entre-cheikh-et-docteur.

Tags