Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:44:24
Lettre de Vienne
En 2001 j'eus l'occasion d'être l'hôte des autorités religieuses de l'Iran. J'ai entre autres donné une conférence à l'Université islamique Imam Sadiq de Téhéran. Ce fut au cours de « l'année du dialogue des cultures », une initiative de l'ONU soutenue pas le président Khatami. J'avais choisi moi aussi le thème du dialogue comme sujet de ma conférence. Je commençai justement par la question la plus difficile, que je désire poser encore aujourd'hui, au début de cette brève intervention.
Peut-il y avoir un dialogue entre religions missionnaires ? Le dialogue est souvent conçu comme opposé à la mission : ou la mission ou le dialogue. Or, soit le Christianisme soit l'Islam sont des religions clairement missionnaires. Toute leur histoire, leur présent et surtout l'histoire de leurs origines le démontre. Comme je ne suis ni un homme politique ni un diplomate, je me sens en devoir d'affronter ce thème, qui est sûrement un des plus épineux, mais qui appartient au cœur de la compréhension de nos religions respectives. Dans la Bible chrétienne, à la fin de l'Evangile selon saint Mathieu , on trouve la charge de la mission universelle que Jésus, avant son Ascension, donna à ses Apôtres et donc aux chrétiens. Jésus dit : « Tout pouvoir m'a été donné au ciel et sur la terre. Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant [] et leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit. Et moi, je suis avec vous pour toujours, jusqu'à la fin du monde » (Mt 28, 18-20) . Et en effet les chrétiens ont cherché depuis le début à accomplir cette tâche que Jésus leur avait confiée ; ils continuent à le faire encore aujourd'hui et s'ils ne le faisaient pas ils ne seraient pas fidèles au mandat que leur a donné leur fondateur. Mais l'Islam aussi se considère comme une religion missionnaire : dans la révélation du Coran soutiennent les musulmans serait indiquée la voie que Dieu a destinée à tous les hommes. Tous les hommes doivent la connaître et doivent donc pouvoir se décider à choisir la vraie voie. En effet l'Islam aussi a été missionnaire depuis le premier instant et il l'est encore aujourd'hui. Et s'il ne l'était pas, il se trahirait lui-même.Comment donc un dialogue entre nos religions peut-il croître ? Est-ce que ce ne sera pas toujours seulement un mouvement stratégique en vue de la mission mondiale ? Est-ce qu'il ne sera pas toujours vu par les représentants zélés des deux religions seulement comme « une solution soft » et par conséquent dédaignée ? N'y aura-t-il pas toujours, même parmi les représentants les plus ouverts de nos deux religions, la secrète aspiration à convaincre l'autre ? Ce dialogue ne cachera-t-il pas toujours l'espoir secret ou explicitement déclaré qu'à la fin les hommes, ou du moins beaucoup d'entre eux, reconnaissent la beauté, la vérité, la bonté de leur propre religion et par conséquent qu'ils se convertissent à l'Islam ou au Christianisme ? Est-il si stupéfiant de notre part d'assumer que notre religion respective représente la révélation définitive aux hommes de la volonté de Dieu et qu'elle ait donc pour tous de la valeur ?
La question de la mission joue en effet un rôle souvent inavouable, mais décisif, qui ne peut pas non plus être absent dans cette conférence. Comment aborder cette question délicate et essentielle ? De façon réaliste si possible. Car le réalisme est une bonne base pour le dialogue.
Ni le Christianisme ni l'Islam ne sont monolithes. La christianité, comme l'Islam, vit dans une multiplicité de directions qui se sont parfois combattues violemment et qui continuent encore à se combattre. Tout le monde est d'accord sur la conviction de fond que la mission fait partie de la religion. De part et d'autre les différences concernent la méthode, la voie de la mission. Il faut savoir si la mission peut parcourir seulement la voie de la persuasion personnelle de l'autre ou si elle peut aussi se servir d'instruments de pression politique, militaire et économique ; sur ce point le Christianisme et l'Islam, dans leur histoire si riche en conflits mais aussi en contacts, ont donné des réponses très différentes. Nous n'avons pas beaucoup de choses à reprocher à l'autre, si nous nous mesurons pour de vrai avec notre respective histoire missionnaire. En vérité celle-ci n'a pas toujours été la quintessence de la tolérance et du dialogue.
Les choses se passeront-elles aujourd'hui de façon différente ? J'estime que la question au sujet de la mission représente encore aujourd'hui une des questions-clés pour le dialogue entre les religions. Sera-t-il possible d'unir la dynamique missionnaire qui appartient à l'essence de nos religions aux principes de fond du respect de la conscience de l'autre, de la liberté religieuse et de la tolérance ?
Je voudrais rappeler quelques exemples qui réveillent notre anxiété et notre inquiétude sur plusieurs fronts, et qui font naître des doutes sur le succès du dialogue. Beaucoup de chrétiens voient avec préoccupation les énormes progrès de la mission islamique en Afrique. En Inde la radicalisation de quelques groupes hindouistes en forte croissance préoccupe beaucoup de musulmans et de chrétiens. Les bouddhistes (et les chrétiens aussi) du Sri Lanka sont préoccupés du progrès de la mission islamique. On pourrait multiplier les exemples tant qu'on veut. A cela s'ajoutent les préoccupations au sujet des activités missionnaires de certains groupes à l'intérieur de nos communautés religieuses. En Amérique latine l'Eglise catholique est fortement préoccupée des progrès rapides de groupes chrétiens en partie fondamentalistes, provenant surtout des Etats-Unis, qui attirent des millions de catholiques, avec des conséquences qui sont aussi politiques. Je pense que de telles préoccupations sont aussi présentes au sein de l'Islam, où les soi-disant fondamentalistes modifient et radicalisent la situation religieuse et sociale.
Ces quelques indications suffisent à rappeler que la question missionnaire, soit au sein de nos communautés religieuses soit entre elles, devrait se trouver à la première place de l'ordre du jour de notre dialogue. La mission est le signe de la vitalité des religions, mais elle cache aussi un grand potentiel de conflit.
Que pouvons-nous faire pour traiter le mandat missionnaire relatif à nos religions de façon telle que, d'une part nous ne lui soyons pas infidèles, mais en même temps que nous soyons en mesure d'en montrer et d'en promouvoir la compatibilité avec les instances d'une société pluraliste et démocratique ?
Je voudrais formuler trois devoirs à mettre à l'ordre du jour :
1. au sein du Christianisme et de l'Islam (et d'autres communautés religieuses) nous avons besoin d'un dialogue convaincant au sujet de la question du sens constitutif de notre devoir missionnaire. Qu'est-ce que c'est la mission selon Jésus, selon le Coran ? Comment doit-il et peut-il y avoir une mission ? Quelle place occupe-t-elle par rapport à la liberté de conscience et de religion ? Quelle place occupe-t-elle par rapport aux questions d'un monde pluraliste?
2. au sein de nos communautés religieuses respectives, il y a un besoin urgent de dialogue et de clarification autour de la question du « prosélytisme ». Des chrétiens reprochent à d'autres chrétiens qu' ils « se missionneraient » réciproquement et qu'ils chercheraient à se soustraire les fidèles les uns aux autres. C'est un thème qui se répète entre l'Eglise orthodoxe et l'Eglise catholique. Je pense que c'est un thème important dans la société islamique mondiale. Il y a à peine quelques jours on m'a confirmé ce que j'ai ressenti personnellement de la part de responsables musulmans en Indonésie au début 2005 : la préoccupation au sujet du « prosélytisme » de groupes radicaux ou fondamentalistes dans l'Islam indonésien ;
3. nous avons besoin d'un dialogue interreligieux sur la question de la mission, un dialogue qui prenne en considération notre histoire (nos histoires) de mission (qui grâce à Dieu n'a pas seulement des pages sombres, mais aussi des pages grandioses, créatives et riches en effets positifs), qui mette ouvertement sur le tapis nos préoccupations réciproques, qui dénonce ouvertement les dangers de l'intolérance, des attentats à la liberté religieuse et en fasse l'objet d'efforts communs de correction.
Ces trois points urgents appartiennent à l'agenda des prochaines années, et ne peuvent pas être différés. Mais il y a un quatrième point, qui peut probablement mieux nous aider que tout le reste de l'agenda : en tant que religions ayant un mandat missionnaire, nous avons j'en suis convaincu la responsabilité, devant Dieu et devant le monde, de chercher les points communs de nos mandats missionnaires et de les pratiquer ensemble : l'Omnipotent n'a-t-il peut-être pas donné à nous tous à travers la révélation et la voix de la conscience le saint devoir de nous prodiguer partout pour la justice, de soulager la misère, de combattre la pauvreté, de promouvoir l'éducation, de renforcer les vertus de la vie en commun et de contribuer ainsi à un monde plus humain ? Un jour nous serons appelés devant Dieu à rendre compte et à répondre à ces questions: avons-nous accompli ensemble notre mission ? Avons-nous donné à la multitude d'hommes qui ne savent pas croire en Dieu un témoignage croyable de la foi en Dieu ou bien à travers nos conflits avons-nous fait augmenter l'athéisme ?
Que notre dialogue nous rende conscients de cette responsabilité !