Pour comprendre les différentes interprétations qui se disputent la définition de l’Islam, il faut remonter un siècle en arrière, aux principes « révolutionnaires » proposés par Jamâl al-Dîn al-Afghânî et Muhammad ‘Abduh.

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:29:45

Jamâl al-Dîn Al-Afghânî, fondateur en Égypte de l’opinion publique moderne, et son disciple Muhammad ‘Abduh, fort critique contre « l’ordure » de al-Azhar, ont introduit une méthode nouvelle : regarder l’Islam comme un tout unitaire, et surmonter les différences sectaires par un retour à l’origine. Une révolution qui a ouvert la voie à des interprétations diverses qui se disputent aujourd’hui la définition même de l’Islam. Le dogme a perdu d’importance, laissant un espace plus vaste au débat sur les normes.

La réforme religieuse amorcée par Jamâl al-Dîn al-Afghanî et par Muhammad ‘Abduh coïncide avec l’entrée de l’État Khédival[1] dans la crise de la dette et avec l’ère de l’ingérence européenne. En même temps que les premières manifestations du nationalisme égyptien, on vit apparaître aussi les débuts du mouvement de la réforme religieuse, dont les effets sur la longue durée n’allaient pas être moins importants.

La modernisation de l’Islam

Les origines de Jamâl al-Dîn al-Afghânî sont obscures tout comme son appartenance religieuse. Ce que l’on sait, c’est que c’était un intellectuel provenant d’une famille de religieux, qu’il résida en Égypte de 1871 à 1879, se présentant comme un afghan sunnite. Ce fut lui qui donna naissance à l’espace culturel public dans l’Égypte moderne. Dans le contexte des convulsions politiques de l’époque, il réunit autour de lui des esprits brillants, des notables, des fonctionnaires. Bien que ce « salon » informel constitué autour de lui ait traité de différentes questions religieuses, littéraires et politiques, il changea l’orientation des esprits : de ce qui était au départ une occasion d’exhiber curiosité, plaisanteries et notions diverses, il fit un savoir et une culture liés à une mission spécifique : la renaissance de la oumma islamique face au colonialisme européen qui, outre l’Algérie, avait déjà investi à l’époque les États princiers de l’Inde et allait faire irruption sur l’horizon des pays de toute la région, dont naturellement l’Égypte. Ainsi, al-Afghânî proposait à son auditoire, et cela pour la première fois en Égypte, une idéologie ou une vision du monde et confiait aux intellectuels la mission de dialoguer avec les masses, en particulier celles qui étaient instruites, pour réaliser la réforme des personnes et du gouvernement – et non plus pour glorifier les gouvernants. Pour atteindre cet objectif, il encourageait ses disciples – parmi lesquels on comptait également des chrétiens et des juifs – à créer des journaux. Al-Afghânî a été de ce fait le fondateur en Égypte de l’opinion publique au sens moderne du terme.

Al-Afghânî estimait que, pour sauver le monde musulman du colonialisme, il fallait une résistance des peuples au despotisme, considéré comme l’origine des malheurs, et porte ouverte au colonialisme. Le salut devait venir de la participation des intellectuels les plus éminents aux affaires politiques et au contrôle du gouvernement. Exilé, al-Afghânî publia à Paris en collaboration avec le cheikh Muhammad ‘Abduh, la revue Al-‘Urwa al-Wuthqâ (“Le lien indissoluble”), qui devait rassembler autour d’elle un parti islamique international contre le colonialisme et le despotisme.

Le retour aux Califes

Pour la première fois, cette revue regardait l’Islam comme un tout, comme si c’était une entité unitaire capable de surmonter les différences sectaires et confessionnelles et une longue histoire islamique ramifiée et plurielle, à travers le retour vers ce que l’on considérait comme l’origine première. Al-Afghânî ne considérait pas le retard et la faiblesse selon la logique de l’État ottoman lui-même, c’est-à-dire du point de vue de la supériorité militaire et économique de l’Europe occidentale, avec la conviction qu’il fallait suivre cette dernière sur la voie de la modernisation. Il est vrai que al-Afgânî tout comme ‘Abduh étaient d’accord sur l’importance de la modernisation technique, mais ils imputaient le retard, la faiblesse et le despotisme à ce qu’ils considéraient comme une déviation par rapport aux sources de l’Islam. La solution devait donc être le retour à ces sources, c’est-à-dire à l’Islam de l’époque des Califes bien guidés. Ce fut là la première forme de fondamentalisme islamique. Elle postulait l’existence d’une origine oubliée de l’Islam, et voyait dans cet oubli la cause de tous les problèmes – et voyait inversement dans la récupération de cette origine la clé de la solution. Pour al-Afghânî et pour ‘Abduh, ce retour imposait de passer par-dessus la pluralité des écoles juridiques et peut-être aussi d’une bonne partie de la tradition de l’Islam et de son histoire, considérés comme des « erreurs » qu’il était temps de « corriger ».

De la même manière, l’appel de al-Afghânî à libérer les pays musulmans de la tyrannie et à faire font contre le colonialisme était le premier pas vers une conception paranationaliste de l’Islam – qui allait, par la suite, prendre le dessus. Dans la pensée de al-Afghânî, le but de la récupération de l’Islam originel consistait à sauver du colonialisme et du sous-développement les peuples ou les habitants musulmans du monde entier, tandis que le dépassement de tous les pluralismes du passé tendait à l’unification de tous les musulmans. C’est ainsi que vint s’instaurer une prédication islamique non dirigée fondamentalement aux non-musulmans, mais aux musulmans eux-mêmes. Il est vrai que le droit musulman distingue historiquement le dâr al-islâm du dâr al-harb, qui est aussi dâr al-jihâd, et qu’il stipule le devoir de défendre le dâr al-islâm. Et il est vrai aussi que les récits musulmans répètent et soulignent la nécessité de la réforme religieuse après chaque déviation : mais auparavant, cela ne s’était jamais accompagné d’une requête de changements politiques et religieux radicaux.

Al-Afghânî ne s’est jamais soucié d’étayer sa pensée par une discussion de la tradition musulmane ni par une vision « scolastique » cohérente de la question. Ce fut son disciple le plus important, Muhammad ‘Abduh, qui s’en chargea. À la différence de al-Afghânî, ‘Abduh était un fils légitime de al-Azhar, où il avait obtenu le diplôme de âlim. Il connaissait bien les défauts de l’organisation et des études traditionnelles de al-Azhar, leur manque de syntonie avec le contexte de la modernité. Et à la différence de al-Afghânî, il était de tendance réformiste.

‘Abduh estimait que le problème résidait dans la faiblesse de la oumma en soi. Elle avait pris du retard, et, consciente de sa condition, n’était plus capable de se mesurer avec les défis du colonialisme et du despotisme. En conséquence, l’éducation de la oumma devait précéder la requête de liberté. Sur le plan directement politique, ‘Abduh espérait en un despote illuminé pour faire renaître la oumma et pour la gouverner pendant une période de quinze ans. Le despotisme toutefois n’était qu’un moyen, pas une fin, et une fois les réformes nécessaires réalisées, le despote devrait être remplacé par des représentants du peuple, tout d’abord dans les administrations locales, puis au niveau du pays dans son ensemble. Indépendamment de l’existence ou non du despote désiré, la réforme imaginée par ‘Abduh était une réforme religieuse islamique. Il critiquait avec une grande véhémence la sclérose de l’enseignement de al-Azhar, qui s’attachait à l’enseignement de la tradition juridique et linguistique antique, à travers les commentaires et les gloses des textes originels. Al-Azhar était devenu un monde replié sur lui-même et toujours plus éloigné de la réalité. Cet enfermement avait provoqué de surcroît une hostilité diffuse envers les sciences modernes, bien plus, vers tout genre de renouvellement, y compris dans les moyens et les méthodes d’enseignement. À cet égard, les propos de ‘Abduh sont emblématiques :

S’il y a en moi quelque fragment du vrai savoir, je l’ai obtenu uniquement après avoir passé dix ans à balayer la crasse de al-Azhar de mon cerveau. Et encore n’est-il pas nettoyé comme je le voudrais.

Ouvrir les portes de l’effort d’interprétation

La solution proposée par ‘Abduh ne consistait pas à s’affranchir des disciplines de la charia, mais à revenir aux origines, au Coran, et à ouvrir les portes de l’effort d’interprétation (ijtihâd) qui avaient été fermées lors des derniers siècles. Ceci revenait à mettre entre parenthèses la tradition juridique tout entière (et la tradition non juridique également), en la rendant susceptible de à des critiques, discussions ou dissensions. Le but était la recherche de solutions islamiques aux problèmes contemporains avec, en conséquence, l’ouverture de l’ « Islam » à la modernité et à l’Occident en un dialogue continuel. Et j’écris Islam entre guillemets pour faire référence à la conception d’un Islam unitaire, l’Islam avec le « I » majuscule, qui devait être réformé, et ramené à son origine ou purifié des ajouts impropres.

‘Abduh était de surcroît un partisan résolu de l’interprétation rationnelle du dogme jusqu’aux limites du possible. Il cherchait à expliquer les miracles de façon scientifique, et affirmait le primat de la raison (‘aql) sur la tradition (naql). Tout ce qui dans les textes sacrés ne concordait pas avec la raison devait être accepté comme une réalité soustraite au raisonnement (ce qui signifiait le sanctifier, puis le mettre de côté) ou interprété allégoriquement de manière à résoudre la contradiction par la raison.

Le shaykh avait mis en chantier un commentaire « objectif » de certaines parties du Coran (le Tafsîr al-Manâr), dans lequel il critiquait l’erreur (de son point de vue) de la compréhension reçue par la tradition, et refusait les discussions philologiques antiques, considérées comme vétustes, en insistant sur les questions de la réforme. C’était le premier commentaire « actualisant » et idéologique du Coran. ‘Abduh mourut avant de pouvoir le terminer.

Muhammad ‘Abduh inaugurait ainsi à la fois une vision moderniste et une vision fondamentaliste. Il invoquait en effet un retour au Coran sans médiation, et en rendait l’interprétation licite à quiconque possédait les moyens pour le faire, refusant la pratique de l’anathème (takfîr) envers qui avait des conceptions doctrinales différentes. Il s’opposait en outre au principe du lien d’appartenance à une école juridique particulière (hanafite, shafi‘ite, etc.) au bénéfice de la liberté d’en adopter une selon ce que requerraient les circonstances. Tout ceci signifiait traiter la tradition juridique comme un seul, grand récipient où puiser selon les besoins, indépendamment du lien avec les divisions historiques consolidées – sans compter le fait de pouvoir la critiquer ou intégrer selon les nécessités du moment.

C’est dans cet esprit que prit naissance un Islam un et une jurisprudence dynamique capable de s’adapter aux circonstances, sous une forme éclectique dont les lignes de force étaient la raison et l’adaptation à la réalité. De la même manière, le rétablissement du lien des musulmans avec leur propre origine se conjuguait à l’ouverture vers la situation historique et la modernité, comme les deux faces d’une même médaille. Il en dérivait que ‘Abduh exigeait du musulman qu’il renonce à son complexe de supériorité que le seul fait d’appartenir à l’Islam faisait naître en lui, et l’invitait à faire preuve de sa valeur en s’impliquant effectivement dans la réalité du monde, en participant à la civilisation, à ses inventions technologiques, et à la recherche de la puissance, s’inspirant de l’Occident comme dans le passé l’Occident s’était inspiré des musulmans. Dans ce contexte, ‘Abduh proposa certaines interprétations qui semblèrent en leur temps extrêmement audacieuses, comme l’exhortation à limiter le nombre d’épouses, la protection des droits de la femme mariée en cas de divorce, le droit de la femme à participer à la vie publique, la permission de prendre de la nourriture non islamique dans les pays non-musulmans, et bien d’autres choses qui sont considérées aujourd’hui comme normales ou même dépassées, même selon les canons des islamistes d’aujourd’hui. Bien plus, il alla jusqu’à permettre l’intérêt bancaire selon le principe d’utilité collective (maslaha). Toujours dans l’optique de l’unité totale, ‘Abduh estimait que l’oppression des minorités religieuses était un signe de faiblesse et de décadence, et non de force et de supériorité, et il exhortait de ce fait musulmans et coptes en Égypte à s’entendre entre eux.

Une tradition prêt-à-porter

En ce sens, la prédication de Muhammad ‘Abduh et ses interprétations étaient en rapport avec la réalité de l’État moderne et avec le monde de l’époque. Il tenta de réaliser au niveau du droit une rupture avec le passé correspondant à la rupture déjà accomplie en grande partie par la modernité aussi bien au niveau des institutions économiques que sociales et politiques. Et de même que la modernité n’avait pas détruit ce qui l’avait précédée mais en avait sélectionné certains éléments pour leur conférer une nouvelle forme selon un modèle différent, de même ‘Abduh décomposa la tradition islamique en unités élémentaires contigües à utiliser avec d’autres ingrédients comme matière première pour produire des conceptions juridiques et religieuses générales en syntonie avec les spécificités d’un monde nouveau. De ce point de vue, la figure de Muhammad ‘Abduh et son message représentent le point de jonction entre la pensée nationaliste naissante, l’idée de l’État moderne unitaire et totalisant, et l’idée de la création d’un Islam correspondant, unique et englobant tout. De fait, la prédication de ‘Abduh influença plus particulièrement les élites, davantage tournées vers la modernité et peu intéressées à la réforme religieuse. Il fut même soutenu par Lord Cromer [à l’époque Consul général d’Égypte, NdlR], lequel encouragea également ses disciples.

Mais ‘Abduh n’est pas l’inventeur d’une apologie islamique de la modernité, ce dont l’accusent maintenant certains fondamentalistes. ‘Abduh resta fidèle à l’idée de réforme religieuse, tentant de construire un pont qui puisse justifier la modernité aux yeux des musulmans, et inversement. Son appel à accompagner les musulmans vers la modernité était moins une invitation à une modernité absolue qu’à une modernité spécifiquement islamique. Preuve en est son affirmation selon laquelle l’autorité de la religion (en général) est « supérieure [à la science] dans les âmes, et a la prééminence dans la formation de la personnalité humaine ». Elle est en outre le fondement de l’édifice social. La science, on pouvait la puiser en Occident, mais la base des valeurs et de l’éducation était religieuse. Et comme la religion dominante en Égypte était l’Islam, la réforme ne pouvait que commencer par l’Islam. Voici ses propos :

Porter le musulman sur des voies de civilisation et de sagesse qui sont dépourvues de caractère religieux signifie le contraindre à construire un nouvel édifice dont il ne connaît pas l’origine. [Et]  si la religion est une garantie du raffinement des mœurs et de la renaissance civile de la oumma, pourquoi y renoncer pour faire recours à autre chose ? 

Dans le sillage de cette logique, ‘Abduh invitait à ne pas s’inscrire dans les écoles étrangères, et proposa la fondation d’une université égyptienne moderne, à condition qu’elle fût de nature islamique et non scientifico-pratique d’inspiration européenne. Quant à la structure politique du pays, ‘Abduh soutenait la nécessité pour l’État moderne de se conformer à l’Islam. Mais il affirmait aussi que le gouvernement islamique était civil.

Dans ce nouvel espace de dialogue avec l’Occident, al-Afghânî tout comme ‘Abduh entamèrent une confrontation avec les critiques européens, défendant l’Islam avec le « I » majuscule, ce qui confortait l’idée de l’existence d’un contenu unique de l’Islam. Pour les orientalistes, qui observaient l’Islam du dehors, cela allait de soi de considérer l’Islam comme un phénomène unitaire et cohérent dont on pouvait fournir une description. Ce fut à la pensée fondamentaliste créée par ‘Abduh qu’il échut d’introduire cette conception [dans le monde musulman] et de créer un espace intérieur de discussion sur l’essence de l’Islam en tant que concept susceptible de définition.

On comprend aussi que le cheikh fit un pas décisif aussi bien au niveau intellectuel que juridique, non seulement en présentant l’Islam come une réalité unitaire, capable de recueillir toute la tradition précédente comme une matière première à passer au tamis, nettoyer et intégrer, mais aussi en mêlant religion et nationalisme. ‘Abduh n’était pas un partisan fervent de l’État ottoman et il estimait que la réforme devait commencer à se mettre en marche à l’intérieur de chaque pays musulman. Mais pour lui, la chose la plus importante dans le nationalisme était de présenter l’Islam comme la clé pour la réforme de la oumma, c’est-à-dire pour sauver une communauté concrète de personnes, dans le contexte de l’hégémonie culturelle européenne. Dans cette approche idéologique, il se révélait un véritable intellectuel moderne, et un disciple de al-Afghânî.

Rashîd Ridâ, un ‘âlim d’origine syro-libanaise qui s’était établi au Caire, devenant disciple de ‘Abduh, poursuivit le processus d’élimination des causes de divergences entre musulmans. Il proposa ainsi de rédiger un livre rassemblant tous les éléments sur lesquels les musulmans de toutes tendances concordaient, et d’abandonner les questions qui étaient à l’origine des controverses entre les différentes confessions islamiques, comme celle chiite ; ou encore d’écrire des livres visant à une unification normative sur la base d’un consensus entre toutes les écoles juridiques islamiques et en accord avec les exigences de la modernité. Lui-même contribua avec des articles et des livres au débat sur des questions inédites comme par exemple la liberté de la femme. Mais Ridâ fut sûrement plus conservateur que son maître dans son effort de renouvellement, et plus préoccupé de travailler à l’unité confessionnelle.

L’héritage de Muhammad ‘Abduh se partagea de fait entre l’orientation plus fondamentaliste et salafiste (à la fois) de Rashîd Ridâ et les nouveaux penseurs musulmans comme Ahmad Lutfî al-Sayyid, Muhammad Husayn Haykal, Taha Husayn et d’autres encore, qui adoptèrent une pensée libérale sur un fond islamique beaucoup moins liée à la salafiyya et aux textes.

L’arène conflictuelle de l’Islam

Les idées de Muhammad ‘Abduh posèrent les bases de la pensée islamique moderne dans la plupart de ses modulations, fondamentalistes et rénovatrices, et influencèrent directement ou indirectement les protagonistes du mouvement des « Lumières » égyptien, comme Sa‘d Zaghlûl et Ahmad Lutfî al-Sayyid. On peut dire que les idéologies modernes, égyptiennes ou plus généralement islamiques, sont toutes sorties – passez-moi l’expression – du « caftan » de ‘Abduh, tout come la littérature russe est sortie du manteau de Gogol.

En effet, nous avons vu que la réforme repose sur la réouverture à l’effort d’interprétation, et que cela ne signifiait pas une réouverture en termes absolus, ni la simple pratique de l’ijtihâd, mais l’ouverture à la modernité. Cela ne revenait pas seulement à ouvrir à l’intérieur de l’Islam un espace pour les emprunts à la modernité, mais aussi, et surtout peut-être, à assimiler celle-ci de manière telle que l’Islam continuât à constituer la référence de la société et de l’État à l’intérieur du projet de confrontation avec le colonialisme, par la mobilisation politique, comme le pensait Afghânî, ou par la primauté de la réforme, comme affirmait au contraire ‘Abduh. Ce qui impliquait de créer un Islam unitaire imaginé, l’Islam par excellence, comme un espace que les différents courants allaient se disputer pour en avoir le monopole. C’est ce que j’appelle espace conflictuel ou arène conflictuelle.

Une telle arène est un espace de dialogue et de conflit, au centre duquel se tient la question de savoir ce qu’il faut prendre et ce qu’il faut laisser de la tradition religieuse et non religieuse. Le nouvel espace a été justement créé aux dépens du taqlîd, c’est-à-dire de l’ensemble de la tradition islamique, et en particulier de la tradition juridique, non toutefois de façon radicale, c’est-à-dire en le niant ou en le condamnant intégralement, mais plutôt, comme nous l’avons vu, à travers une conservation ciblée, au cas par cas. La tradition islamique est mise entre parenthèses et considérée comme un récipient où puiser ou ajouter, avec le but de construire cet Islam avec le « I » majuscule, en syntonie avec les temps et capable de rassembler tous les musulmans et leurs alliés en un unique projet de libération du despotisme et du colonialisme.

Cet espace devint une sorte d’arène de conflit idéologique entre les fauteurs de l’authenticité, les fauteurs de la modernité, et ceux d’un accord entre les deux premiers, dans leurs différentes modulations. C’est ainsi que surgirent des forces salafistes, fondamentalistes, innovatrices et laïques, toutes enracinées dans la pensée de Muhammad ‘Abduh, en compétition entre elles pour s’emparer ou monopoliser ce nouvel espace à travers l’imposition d’une définition spécifique de l’Islam. Le salafisme misa sur la conservation en gros de la tradition et sur sa purification par la défense de l’interprétation littérale. Les fondamentalistes partirent, eux, de l’idée de l’unité de l’Islam pour édifier une conception autoritaire de la religion, fondée sur la subordination de l’État à une conception islamique globale, c’est-à-dire sur l’islamisation intégrale de l’État moderne lui-même – orientation qui attint son sommet avec Sayyid Qutb. Quant aux rénovateurs, ils partirent de l’idée de l’interprétation allégorique pour réaliser l’accord avec la modernité, tantôt dans le cadre de l’Islam, comme le préconisait ‘Abduh, tantôt en en sortant carrément. Pendant longtemps, la dispute porta sur certains points précis, par exemple si les intérêts bancaires étaient licites ou non, ou si telle loi, tel article de loi, était conforme ou non à la charia. En ce qui concerne le principe de la codification moderne, celui-ci recueillait le consensus de presque tous les acteurs, de même que tous refusaient par définition le taqlîd.

Il y en a qui disent que ce conflit est destiné à détruire l’Islam. Selon le concept d’arène conflictuelle, par contre, l’Islam se nourrit et se reproduit justement en vertu de la convergence autour de lui de différents courants, et de la lutte qui s’ensuit. L’importance de la catégorie qui se trouve au centre du conflit, c’est-à-dire l’Islam, est en effet directement proportionnelle aux forces qui s’y concentrent et aux efforts déployés dans le conflit, et non le contraire. Ceci signifie que chacune des forces en conflit concourt de l’intérieur à l’existence des autres forces en jeu. C’est en effet le conflit pour accaparer cet « espace » qui en affirme l’importance. Ceci implique de fait l’élimination ou la marginalisation des questions ou des visions qui n’ont pas de rapport avec cet espace.

Par ailleurs, la transformation de l’Islam en objet de conflit idéologique ne signifie pas la production d’une jurisprudence fondée sur de nouveaux principes, ou une ou plusieurs visions intégrales du dogme. En réalité, ‘Abduh, et bien d’autres après lui, ont proposé des interprétations ponctuelles sur la condition de la femme et des minorités, la moralité publique, la modalité de codifier des parties de la charia, les théories sur le contrat, etc… mais aucun des grands courants en conflit n’a avancé de révision radicale du concept même du dogme. La réforme resta essentiellement juridique, c’est-à-dire liée aux normes (aussi bien positives qu’existentielles, comme par exemple les normes éthiques) et, par conséquent, elle s’est exprimée avec la création d’une forme générale à suivre, c’est-à-dire dans un cadre de prescriptions et d’interdits religieux.

On peut donc dire que la réforme a grandement contribué à réduire l’Islam à une brève présentation dogmatique d’où déduire la nécessité de suivre la charia, pour arriver ensuite au véritable débat, c’est-à-dire à la définition ou redéfinition, plus ou moins conflictuelle, de l’ensemble des prescriptions et des prohibitions. Ce n’est pas un hasard si tous ceux qui sont sortis du caftan de ‘Abduh, y compris les laïques, concordent dans la condamnation du soufisme ou dans la nécessité de le soumettre à des « règles », et dans la condamnation de la religiosité populaire multiple et bigarrée, dans la tentative de discipliner la population selon des principes « islamiques rationnels » ou des normes juridico-légales.

[Extrait de Sherif Younis, Al-Bahth ‘an al-Khalâs. Azmat al-Dawla wa-l-Islâm wa-l-Hadâtha fî Misr (« La recherche du salut. La crise de l’État, de l’Islam et de la modernité en Égypte »), Al-Hay’a al-Misriyya al-‘Âmma li-l-Kitâb, Le Caire 2014, pp. 161-174]
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

 

[1] Khedivé, que l’on peut traduire par « vice-roi », est le titre que les sultans ottomans, de 1867 à 1914, reconnurent officiellement aux gouverneurs égyptiens de la dynastie fondée par Mehmet Ali (NdlR).

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Sherif Younis, « Du caftan de Abduh les idéologies islamiques d’aujourd’hui », Oasis, année XI, n. 21, juin 2015, pp. 14-23.

 

Référence électronique:

Sherif Younis, « Du caftan de Abduh les idéologies islamiques d’aujourd’hui », Oasis [En ligne], mis en ligne le 4 août 2015, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/du-caftan-de-abduh-les-ideologies-islamiques-daujourdhui.

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