Les États ont intérêt à avoir des institutions religieuses fortes, capables de produire un nouveau discours sur la foi

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:02:28

Dans un monde où pullulent les extrémistes et les prédicateurs radicaux, les gouvernements ne peuvent affronter le problème de la violence religieuse avec de seules mesures de sécurité. Les États ont intérêt à avoir des institutions religieuses fortes, capables de réaliser une réforme profonde et de produire un nouveau discours sur la foi, dont dépend la paix de la société.

 

Comment les fatwas sont-elles nées ? En tant  que réponses à des questions déterminées touchant la vie quotidienne des gens – et combien ces questions sont nombreuses ! Voilà pourquoi les fatwas les plus anciennes étaient appelées réponses : tel est le cas des « réponses de Jâbir Ibn Zayd » et des « réponses de Qatâda ». Pour les aspects qui allaient au-delà de la vie quotidienne, les oulémas parlaient plutôt de « questions » et de « traités ». Nous avons des textes avec ces termes qui remontent au IIe siècle de l’ère islamique (VIIIe ap. J.-C.), touchant des problèmes qui naturellement ont une portée sur la vie quotidienne, mais qui, dans le même temps, requièrent une sorte d’approfondissement théorique qui a à voir avec les fondements de la religion ou de la vie, ou encore avec des concepts coraniques. C’est ce que l’imam Abû Hanîfa[1] appelait le Savoir Suprême (al-fiqh al-akbar), et que d’autres ont transmis sous le nom de théologie dialectique (‘ilm al-kalâm).

 

Dans une phase successive, les fatwas relatives aux questions de la vie quotidienne furent rassemblées et ordonnées par arguments, et les livres des Traditions et les œuvres normales de jurisprudence, comme la Muwatta’ de l’imam Mâlik [Ibn Anas], firent leur apparition[2]. L’épître de l’imam al-Shâfi‘î[3] représenta un tournant dans l’identification des sources pour les fatwas et la dérivation des normes, et dans les modalités d’action des juristes, produisant une séparation méthodologique entre jurisprudence (fiqh) et théologie.

 

Il faut souligner que les adeptes des orientations jurisprudentielles – lesquelles, au cours du IIIe et du IVe siècle de l’ère islamique (IX-Xe siècles ap. J.-C.) deviendront des écoles juridiques –, ne recouraient pas aux textes des chefs d’école, mais aux résumés rédigés par leurs élèves, comme le compendium de al-Muznî, élève de al-Shafî‘î, ou ceux de Tahâwî et Kurkhî pour les hanafites, ou de Ibn Abî Zayd pour les malikites, ou ceux de Khalîl Ibn Ishâq et de Khurqî pour les hanbalites[4] etc. Ces compendiums devenaient des textes pour l’enseignement scolastique et des supports pour la rédaction de fatwas, jusqu’à l’arrivée dans l’école d’un grand juriste qui écrivait une autre grande œuvre d’interprétation. Celle-ci à son tour ne devenait pas tout de suite un texte de référence : quelqu’un en faisait un résumé, et s’il avait du succès, il devenait un texte qui servait de base à l’enseignement et aux fatwas, et ainsi de suite. La tradition (taqlîd) se forma progressivement ainsi. […] Cette tradition fut déstabilisée à deux reprises pendant la période classique de l’Islam : dans le Levant arabe, cela se produisit dans le cadre du droit de la vie[5], à cause de la faiblesse du pouvoir abbasside qui, au Ve et au VIe siècle de l’ère islamique (XIe-XIIe siècles ap. J.-C.) faillit de disparaître. Dans l’Occident islamique en revanche, c’est le droit religieux qui fut touché également, lorsque la Sicile tomba entre les mains des Normands et cessa de faire partie des territoires régis par un ordre islamique.

 

On trouve des traces de la première situation dans l’ouvrage Ghiyâth al-umam (« Le salut des Nations ») de l’imâm al-haramayn al-Juwaynî, lequel, pour préserver l’autorité de l’Islam, proposa un changement dans la conception du rapport entre religion et califat : l’État gouverne les affaires terrestres et protège la religion, mais puisque le califat n’était plus en mesure de gérer la politique temporelle ni de protéger la religion, il était nécessaire de changer le régime gouvernemental ; si les juristes ne changeaient pas de méthode (chose qu’ils ne furent effectivement pas capables de faire), la religion allait se trouver en danger[6].

 

La situation dans l’Occident islamique fut encore plus grave, en ce qu’elle relevait du droit religieux et non du droit de la vie. Dans le Levant, le problème fut résolu avec l’apparition de pouvoirs forts qui protégèrent le peuple et le libérèrent de la domination des croisés et des mongols : et quand la communauté est sauve, la religion est sauve. Dans le second cas en revanche, alors que la demeure de l’Islam était attaquée et que l’Andalousie tombait après la Sicile, la jurisprudence se trouva face à un défi conceptuel : quels sont les éléments stables de la religion auxquels on ne peut renoncer et que l’on ne peut négliger ? Combien est étroit le lien entre la religion et l’extension ou le repli de l’État des musulmans ? C’est alors que parmi les malikites fit son apparition l’expression « droit des cas exceptionnels » (fiqh al-nawâzil), et que firent aussi leur apparition des questions concernant la jurisprudence de l’émigration, traitées le plus souvent de manière inadéquate. Dans les deux cas, dans les turbulences survenues dans le Levant arabe et dans l’Occident islamique, la jurisprudence de la nécessité requérait deux choses : un pouvoir fort, doté de capacités coercitives, et un lien plus étroit entre fatwas, droit religieux et droit de la réalité. Ainsi, l’élaboration des fatwas, qui à l’époque rentrait parmi les branches du droit, fut de nouveau considérée parmi les fondements et les éléments constants de la religion. C’est ainsi que nous voyons que tous ceux qui ont écrit des fatwas et des nawâzil après le Ve siècle de l’ère islamique, ont composé aussi des livres sur les fondements de la foi. […].

 

La tâche des oulémas

 

Quels sont les éléments stables de la religion et quels sont ceux du droit de la vie qui s’ensuivent ou en dépendent ? Quelle est notre tâche d’oulémas dans les circonstances actuelles ? Les éléments stables de la religion dans le credo des musulmans sont le monothéisme et l’existence du monde visible et invisible qui lui est indissolublement lié, la profession de foi – et donc les envoyés, les prophéties et les libres [sacrés] – le culte, et les rapports entre les hommes – et le Dernier Jour. Dans son discours prononcé lors du pèlerinage de l’Adieu, l’envoyé de Dieu – que la prière et la paix soient sur lui – a éclairé le lien entre le credo et la vie de la communauté musulmane, au moment où il s’est attardé sur les trois choses inviolables : le sang, l’honneur et les biens. Même si « Satan désespère désormais d’être adoré sur la terre des arabes », les personnes et leur foi continuent à être poussées à briser l’ordre des choses inviolables et celui de la vie.

 

Et c’est exactement de cette maladie que souffrent aujourd’hui la oumma et la religion : la violation des choses inviolables, la vie des personnes, leur dignité et leurs propriétés, et au nom de quoi ? Non seulement au nom de l’oppression et de la tyrannie, mais au nom de la religion, c’est-à-dire en répandant le sang après avoir prononcé l’anathème, en portant atteinte à la dignité, à l’honneur et aux biens, après avoir déclaré ces actes licites sous un prétexte satanique. C’est cela, le défaut inscrit dans le droit religieux lui-même, qui a conduit à un défaut dans le droit de la vie. S’il devait persister, il pourrait exposer la communauté des musulmans et l’Islam à des dangers encore plus grands.

 

Quelle tâche avons-nous, nous experts religieux et en fatwas, face à ce phénomène ? Quelle est notre mission ? Al-Mâwardî[7] affirme que la mission des savants religieux et des gouvernants est de « protéger la religion dans ses fondements et dans ses coutumes consolidées ». Il s’agit de tâches et de prérogatives claires. Quant aux autorités politiques, leur tâche est de « sauvegarder la religion », là où, par sauvegarde, on entend la protection des libertés religieuses de toutes les catégories de la société, indépendamment des différentes appartenances religieuses et confessionnelles, dans trois domaines précis : le credo, le culte, et l’enseignement selon les fondements de la religion et selon ses coutumes consolidées. C’est la tâche des savants religieux et des hommes de piété de définir les fondements à protéger, et cela non par le pouvoir, mais par l’enseignement, les fatwas et l’unité du credo et du culte. C’est cela, le sens de la coopération et de l’harmonie entre les institutions religieuses et les institutions politiques dans l’expérience historique et moderne de notre oumma. Nous avons accompli et continuons à accomplir les tâches qui nous reviennent par le moyen de quatre instruments : la pratique des actes de culte dans leur totalité et unité, l’enseignement religieux, l’émission de fatwas et l’exercice de la fonction de guidance générale dans ses différents aspects et activités. […]

 

Ici, deux questions se lèvent, qui doivent être soumises à examen si nous voulons comprendre la réalité dans laquelle nous sommes plongés, et ce qui nous attend. La première question est la situation actuelle de nos domaines d’action, c’est-à-dire la doctrine et le culte, l’enseignement et la fatwa ; les défis auxquels nous devons faire face, et, en conséquence, le changement à réaliser pour que nous nous trouvions préparés. La seconde question concerne notre condition aussi bien comme personnes que comme institution, et les modalités par lesquelles réaliser une réforme qui devra investir deux niveaux : d’une part, la culture, la conscience et la formation ; et de l’autre, repenser le rapport avec les masses, de manière à pouvoir assumer de façon efficace la tâche de protéger la religion.

 

Commençons par la première question. […] Je veux me concentrer en particulier sur les aspects de la doctrine et du culte, parce que c’est sur eux essentiellement qu’ont poussé les mauvaises herbes des extrémistes et des prédicateurs de violence, qui ont attaqué la vraie religion et ses éléments stables, déchirant la foi, la oumma et le monde avec leurs accusations de mécréance (takfîr), les meurtres et la terreur. […] Le premier aspect qui émerge de ce point de vue, c’est le fanatisme des accusations de mécréance lancées contre États et sociétés. […] Ce défaut et cette division ont provoqué une fracture dans la jurisprudence du culte, après celle du dogme. Naguère, les terroristes épargnaient ceux qui priaient dans les mosquées, puis ils ont commencé à faire sauter les mosquées à l’explosif avec les fidèles dedans. Au début, ils disaient qu’ils voulaient éliminer les laïques et les gouvernants mécréants et apostats, mais depuis les dix dernières années, ils n’ont aucun scrupule à détruire les mosquées dans lesquelles prient les musulmans ordinaires.

 

Ils présentent de ce fait un problème du point de vue de la doctrine, et un autre concernant le culte. Mais il y a un troisième problème, non moins alarmant, un problème moral, si l’on peut dire. Je ne me réfère pas seulement à ce que Dieu nous prescrit de garder et de préserver, en ordonnant le bien et en interdisant le mal. Je me réfère à quelque chose de plus, aux paroles du Très-Haut :« La prière éloigne l’homme de la turpitude et des actions blâmables » (Cor. 19,45). Quelle turpitude plus atroce que l’explosion dans les mosquées, l’enlèvement des femmes et les immoralités commises à leur égard, la logique de la domination et de la tyrannie avec laquelle on traite musulmans et non-musulmans, l’hérésie, les gens chassés de leurs propres maisons ? Ce sont bien là des atrocités, même selon la logique littéraliste dont les terroristes disent s’inspirer dans leur compréhension des textes. […]

 

C’est ce que nous entendons lorsque nous disons qu’il faut faire évoluer le concept et les fonctions de la fatwa, en particulier en mettant en lumière les éléments stables de la religion et de la oumma dans son expérience historique et en promouvant une juste compréhension de la religion dans les rapports internes à l’Islam et vis-à-vis des autres religions et cultures. La fatwa ne peut plus se limiter aux aspects de la vie quotidienne et à ses problèmes, bien que ceux-ci restent une de ses prérogatives. Il faut expliciter les fondements de l’Islam, du point de vue doctrinaire, cultuel, des valeurs et éthique. […]

 

Il faut recommencer à agir selon la doctrine sunnite : non selon les instrumentations des prédications néo-salafistes, mais selon la doctrine de l’imam Ibn Hanbal : « Nous ne déclarons pas un fidèle mécréant à cause d’un péché […]. Nous prions derrière chaque imam et menons le djihad au côté de tout émir ». Une telle récupération ne sert pas seulement à résoudre le problème du polythéisme présumé ou de la fidélité à l’Islam et de la rupture avec l’idolâtrie (al-walâ’ wa-l-barâ’), mais elle permet aussi de redécouvrir l’étendue et la pluralité de l’expérience historique de notre oumma. Dans l’incipit de son Maqâlât al-Islâmiyyîn, l’imam Abû al-Hasan al-Ash‘arî[8] écrit : « Après le Prophète – que la prière et la paix soient sur Lui – les gens se sont trouvés en désaccord sur beaucoup de choses, se poussant réciproquement vers l’erreur et se reniant les uns et les autres. Ils se sont ainsi divisés en factions en opposition entre elles, et en partis qui se dispersent. Mais l’Islam les unit et les inclut tous ». Nous devons donc récupérer la tradition de l’enseignement doctrinal des sunnites, et le tenir en considération dans la formulation des fatwas, de manière à nous libérer de l’excès takfiriste, des invocations à appliquer la charia et à imposer aux gens la religion par la violence. […]

 

Sur 19 imams libanais et jordaniens, 11 m’ont dit que les gens leur demandent souvent si l’Islam a un système de gouvernement, ou bien pourquoi l’Islam chiite a un système de gouvernement et l’Islam sunnite n’en a pas ; et puis si la charia aujourd’hui est appliquée, et quels sont les instruments pour le faire si elle ne l’est pas encore.

 

D’importants changements conceptuels se sont produits ces dernières décennies, non seulement de la part des extrémistes, mais surtout chez les personnes et dans les partis que l’on désigne du nom d’Islam politique. Les plus dangereux sont les changements conceptuels touchant la nécessité d’appliquer la charia, jugée comme actuellement éludée. Les gens ne sont plus considérés comme musulmans parce qu’ils n’appliqueraient pas la charia, et cela est absurde, aberrant et illégitime. La légitimité dérive de la religion, et la religion, nous l’avons dit, est faite de doctrine, culte, éthique et rapports entre les hommes. Tout cela est présent dans la vie des musulmans, et personne ne le nie, sauf ceux qui veulent accaparer le pouvoir sous le prétexte de devoir appliquer la religion pour restaurer la légitimité perdue. De cette manière, et précisément avec cette révolution et mutation, nous sommes arrivés à ce discours explosif selon lequel l’Islam possèderait un système de gouvernement, qui ferait partie de la charia et qu’il faudrait appliquer à travers le pouvoir de l’État. Les extrémistes ont fait de cette interprétation une profession de foi, que les gens du peuple ont commencé à considérer comme parfaite et vertueuse. Et pourtant, tous nos oulémas, depuis l’antiquité, ont toujours affirmé que l’imamat et le pouvoir politique sont un fait purement administratif et d’intérêt public, et non une question religieuse, doctrinale ou cultuelle. Telle est l’opinion des sunnites, la nette majorité des musulmans, qui ne prêchent pas un État religieux, qui est de toute façon impossible à réaliser […].

 

Les institutions religieuses et les pressions du pouvoir

 

Après avoir examiné les tâches confiées aux experts religieux, et leur nouvelle mission dans cette phase de difficultés et de tension, nous passons à présent au deuxième aspect de notre réflexion. Il concerne les institutions religieuses à qui échoient ces tâches et cette mission, dont ont tenté et tentent encore de s’emparer les revivalistes et les djihadistes.

 

Au cours des décennies passées, les institutions religieuses dans le monde arabe ont dû affronter de nombreux problèmes. Le premier, et le plus important, a été les pressions de la part du pouvoir. À l’exception de l’Égypte, de l’Arabie Saoudite et du Maroc, les institutions religieuses des pays arabes se sont affaiblies au point d’être près de se dissoudre. Il y a des pays où il n’y a même plus d’oulémas, comme il est apparu concrètement avec les attaques des islamistes politiques et des djihadistes après 2011. À l’exception encore une fois de l’Égypte, du Maroc et de l’Arabie Saoudite, les institutions ou les oulémas n’ont joué aucun rôle dans les pays de ce que l’on a appelé le Printemps arabe. Il est donc nécessaire de surmonter ce vide et cette fragilité en reconstruisant les institutions religieuses. Les États ne peuvent affronter le problème de la violence religieuse avec de simples mesures de sécurité. Il est vrai qu’ils doivent se défendre et défendre leur propre existence, dont dépend la sécurité des sociétés. Toutefois la paix religieuse et la confiance que les gens mettent dans les religions et dans leur éthique ont une grande importance, pour nous et pour l’État. Les États ont tout intérêt à avoir des institutions religieuses fortes, capables de réaliser une grande réforme religieuse et de produire un nouveau discours religieux qui puisse rétablir dans la société la paix et la confiance. […]

 

Le second problème, c’est la confusion sur le plan conceptuel. Il est vrai que dans les institutions religieuses des grands pays arabes il n’y a pas eu d’infiltrations importantes, en ce sens que, à l’intérieur de celles-ci, les oulémas islamistes ou djihadistes restent peu nombreux ou rares. Toutefois des concepts comme l’application de la charia et la nécessité de réaliser un système de gouvernement islamique, qu’il s’agisse de califat ou d’un autre système, ont trouvé place dans certains libres et fatwas. Je n’entends pas dire qu’il faudrait interdire les textes ou les fatwas sur ces thèmes, mais c’est un fait qu’il n’y a pas eu dans les institutions ou dans les organismes des oulémas de débats sérieux lorsque se sont levées les vagues du réveil [islamiste] qui ont entrainé dans leur sillage un public de jeunes. Maintenant qu’on a vu émerger les horreurs de la politisation et du djihadisme, les choses ont changé. Mais cette prise de distance doit être encouragée avec l’enseignement et avec les fatwas, de la manière que nous avons déjà expliquée. […] La véritable question est le gouvernement civil, qui sauve la religion du risque d’entrer dans les rivalités de partis et des horreurs des luttes pour le pouvoir en son propre nom. Les Constitutions et les lois ont transposé la requête d’identité et de spécificité, il n’est donc besoin de rien ajouter, ou l’Islam finira par être accaparé par les fondamentalismes religieux et exploité par les luttes politiques.

 

Le troisième problème est celui de la méthode et du contexte. La fatwa est en effet une partie fondamentale de la tradition jurisprudentielle, dont la méthodologie et les instruments sont pour nous contraignants. Du reste il s’agit d’une tradition ouverte, tant il est vrai que toutes les grandes interprétations du XXe siècle ont été réalisées par les juristes qui s’y réfèrent. Même les revivalistes qui ont produit un droit religieux digne de ce nom n’ont pu que puiser dans la tradition antique, en dépit de la campagne bruyante qu’ils ont déchaînée contre elle et des slogans sur le renouvellement du fiqh et des fondements. Même dans le domaine des finalités de la charia, ils n’ont pas ajouté grand-chose à ce qu’a dit al-Shâtibî[9]. Naturellement, la tradition n’est pas contraignante, mais elle n’est pas non plus blâmable. Nous avons en effet des instruments différents de ceux fournis par les experts des fondements du droit et des normes chariatiques et par les spécialistes des finalités de la charia et des cinq nécessités.

 

Il y a ensuite la question de la nature contraignante des fatwas parmi les oulémas des différentes écoles juridiques. Or aucun ouléma n’a jamais rêvé d’affirmer cette nature contraignante, c’est uniquement une question d’opinion dominante : le musulman interpelle ceux en qui il a confiance en raison de leur religiosité et de leur connaissance, et habituellement il suit leurs fatwas. Il n’est donc pas nécessaire de les rendre contraignantes, sinon nous retomberions dans la jurisprudence produite par Daech et par al-Qaida. Les autorités chiites elles-mêmes, qui ont accepté la possibilité de suivre la tradition [des juristes] morts, chose jadis interdite, ne peuvent faire à moins du concept de tradition vivante !

 

Le quatrième problème est l’affaiblissement dont souffrent les institutions religieuses, à cause des conditions dans lesquelles se trouvent l’État et les sociétés, et du fait de la sensation diffuse parmi les oulémas de n’être plus intéressants ni utiles. Cette perte d’intérêt et le manque de perception de notre mission est précisément la plus grande menace qui pèse sur nous. Il est vrai que les circonstances actuelles nous ont pris de surprise, mais le zèle pour la religion et pour la paix sociale doit nous pousser à nous bien préparer et à agir dans le domaine de l’enseignement, des fatwas et de l’exercice de guide général. Nous avons répondu avec ardeur à l’invasion culturelle et religieuse de l’Occident et nos cheikhs ont produit un patrimoine important à ce sujet. Mais le problème que nous affrontons aujourd’hui est plus grave, parce qu’il a à voir avec les fractures internes à la religion et avec l’usage de la violence contre les sociétés et les États au nom de la religion. Nos institutions sont des institutions volontaires qui s’appuient fondamentalement sur la compétence et n’ont aucune prétention de sainteté. Si dans cet esprit la vie commençait à fleurir de nouveau, elle pourrait produire encore beaucoup de fruits, dans la mesure où cela répond à des désirs profonds, au sentiment d’une mission, à un besoin social et à une vocation divine : « Puissiez-vous former une Communauté dont les membres appellent les hommes au bien : leur ordonnent ce qui est convenable et leur interdisent ce qui est blâmable : voilà ceux qui seront heureux » (Cor. 3,104).

 

L’exercice de guide général et la fatwa sont une vocation. L’enseignement de la religion est une mission. À cette vocation et à cette mission, nous ne nous sommes pas dérobés hier, nous ne nous dérobons pas aujourd’hui et, Deo volente, nous ne nous déroberons pas demain, car de notre travail dépend le salut de la religion et la restauration de la paix intérieure pour les sociétés et les États : « L’écume s’en va au rebut, mais ce qui est utile aux hommes reste sur la terre » (Cor. 13,17). Parole de Dieu.

 

* Intervention à la conférence internationale « La Fatwa, les problématiques actuelles et les perspectives futures », tenue au Caire les 17-18 août 2015.

 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

 

[1] Né à Koufa en 702, mort à Bagdad en 772, c’est le juriste éponyme de l’école juridique hanafite.

[2] Né en 715, mort en 796 à Médine, c’est le juriste éponyme de l’école juridique malikite. Il est l’auteur du recueil le plus ancien de hadîths juridiques, connu comme al-Muwatta’ [La voie aplanie].

[3] Né à Gaza en 767, mort à Fustat (l’actuel Vieux-Caire) en 820, c’est le juriste éponyme de l’école juridique chaféite.

[4] Les hanbalites sont la quatrième école juridique sunnite. Ils tirent leur nom de l’expert en hadîth Ahmad Ibn Hanbal (Bagdad, 780-855).

[5] Le droit de la vie, que l’auteur oppose au « droit religieux », indique la partie des normes juridiques islamiques qui ne dérivent pas directement des sources religieuses et qui règlementent la vie sociale.

[6] Voir la section Classiques dans ce numéro. Al-Juwaynî a enseigné pendant plusieurs années à la Mecque et à Médine, et reçut pour cette raison le titre honorifique d’imam des deux sanctuaires, en arabe : imâm al-haramayn.

[7] Al-Mawardî (972-1058) a été le grand artisan de la théorie du califat dans la jurisprudence sunnite.

[8] Fondateur de la plus importante école de théologie sunnite, mort à Bagdad en 936.

[9] Imam malikite andalou, mort à Grenade en 1388, il fut le premier à donner une forme accomplie à la doctrine des « finalités de la charia » selon lesquelles les normes religieuses islamiques devraient être lues à la lumière de cinq objectifs généraux.

 

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Ridwan Al-Sayyid, « Les fatwas, une arme contre le fanatisme», Oasis, année XIII, n. 25, juillet 2017, pp. 47-55.

 

Référence électronique:

Ridwan Al-Sayyid, « Les fatwas, une arme contre le fanatisme », Oasis [En ligne], mis en ligne le 29 août 2018, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/les-fatwas-une-arme-contre-le-fanatisme.

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