La tendance intégrale de l’islam sunnite est entrée dans un processus de fractionnement. À l’échelle internationale, cette division se traduit par la confrontation de deux instances religieuses : l’Union Mondiale des Savants Musulmans d’un côté, le Conseil des Sages Musulmans de l’autre

Dernière mise à jour: 22/04/2022 10:00:08

CLIQUEZ ICI POUR TÉLÉCHARGER L’ARTICLE EN PDF

 

Le 23 février 2019, le Bureau central des Frères musulmans a publié sur ikhwanonline, le site officiel du mouvement, une épître datée de la veille intitulée « Consolation différée et récompense méritée » (texte n°1). Son objet est de promouvoir, au nom de références islamiques, le sacrifice de « martyrs » et le soulèvement révolutionnaire en vue d’éradiquer les criminels « des services de l’État terroriste » égyptien. L’appel à l’engagement armé a été placé sous le patronage du « martyr et guide Sayyid Qutb », pendu après avoir passé une décennie en prison sous le régime de Gamal Abdel Nasser (1918-1970) et concepteur de « signes de piste » pour une « avant-garde » musulmane chargée de se mettre « en marche au milieu de la jâhiliyya [ignorance] qui règne sur la terre entière »[1]. Trois jours plus tard une « Réponse de l’Observatoire d’al-Azhar pour lutter contre l’extrémisme à la déclaration du groupe terroriste des Frères » (texte n°2) a été mise en ligne sur le site officiel d’al-Azhar. Les rédacteurs de ce second document y accusent les Frères musulmans d’utiliser à mauvais escient un verset coranique et d’en falsifier l’interprétation. Ils contestent l’usage du terme de « martyrs », ils posent en principe que l’ « amour des patries relève de la foi », ils défendent le cadre de l’État comme de l’ordre institutionnel établi, ils accusent « le groupe terroriste des Frères [de suivre] les traces de « Daesh » et, au-delà, « des groupes extrémistes qui s’emploient à étendre le désordre ».

 

Quarante ans plus tôt, pourtant, savants d’al-Azhar et Frères musulmans manifestaient un accord de fond sur ce que devait être un État islamique idéal. L’exemple de cette convergence fut la publication, dans la nouvelle série de la revue al-Da‘wa, de l’essentiel du projet de Constitution islamique préparé par des savants de l’Académie de recherche islamique (texte n°3). Ce document était destiné à servir de modèle pour tous les États à référence musulmane. L’ordonnateur du projet était le grand imâm ‘Abd al Halîm Mahmûd (1910-1978). Docteur de la Sorbonne[2], soufi, fondateur d’une association pour l’édition des sources mystiques, professeur de théologie, ‘Abd al Halîm Mahmûd avait fréquenté l’association des Amis de René Guénon fondée en 1953 et publié en arabe Le philosophe musulman : René Guénon ou Cheikh Abdel Wahed Yehia[3]. C’est à ce moment qu’il décida de rejeter et de combattre les sciences humaines et sociales qu’il avait lui-même enseignées. Doyen de la faculté de sciences religieuses en 1964, il accéda au poste de secrétaire général de l’Académie de recherches islamiques en mars 1969. Il encouragea la création de la Kulliyyat al-Da‘wa [« Faculté de mission musulmane »] et œuvra à l’élaboration d’une codification islamique à même de supprimer tous les éléments de droit européen introduits depuis le XIXe siècle. À l’occasion d’un congrès international organisé par al-Azhar en 1977[4] auquel fut convié le savant pakistanais, associé Abû al-A‘lâ al-Mawdûdî (1903-1979), engagé dans un processus de rejet de tout élément culturel, juridique, politique, celui qui était devenu grand imâm en 1973 lança le projet de Constitution islamique type, qu’il valida peu de temps avant son décès[5].

 

Après une persécutions, les Frères musulmans bénéficiaient de mesures de libéralisation et d’appuis extérieurs Le contexte était favorable à l’élaboration d’un tel document. L’intelligentsia musulmane libérale, active des années 1870 aux années 1950, avait été disqualifiée pour plusieurs motifs : l’accusation de collaboration avec les ex-colonisateurs, britanniques ou français[6] ; leur attitude contestatrice à l’encontre des régimes autoritaires ; une relative indifférence à l’égard des combats sociaux ; une suspicion religieuse dans la mesure où leurs travaux conduisaient à remettre en question des éléments de la tradition islamique. Les nassériens et les baasistes étaient, quant à eux, confrontés à un bilan économique qui n’avait pas répondu aux attentes et à leurs échecs en politique étrangère, celle-ci étant essentiellement orientée vers la lutte contre Israël. Les forces de gauche[7] avaient tantôt coopéré avec les gouvernements en place tantôt subi leur répression et elles étaient contestées par les hommes de religion. Après une phase de persécutions ayant décimé une partie de leurs rangs, les Frères musulmans bénéficiaient de mesures de libéralisation et d’appuis extérieurs[8], ils donnèrent à ce moment le nom de Sahwa [« Réveil »]. Derrière l’Arabie Saoudite, les monarchies du Golfe connaissaient alors une expansion remarquable qui leur était permise par l’augmentation du prix du pétrole et du gaz. Grâce à ces revenus, le roi Faysal (1906-1975) avait développé des universités[9] et favorisé une dynamique unitaire autour de la formule d’un régime islamique intégral, destiné à renvoyer dos à dos le référentiel libéral du bloc de l’Ouest et le référentiel communiste du bloc de l’Est[10], avec la bienveillance du protecteur états-unien[11]. Les enjeux économiques, politiques, géopolitiques et religieux s’imbriquaient étroitement les uns dans les autres. Qu’ils fussent monarchiques ou républicains, les régimes de la région avaient tous un caractère autoritaire plus ou moins violent et, même pour ceux qui avaient ratifié le Pacte international sur les droits civiques et politiques (1966), l’exercice des libertés individuelles et l’égalité en droit des personnes restaient subordonnés à leurs intérêts et à leur interprétation d’un corpus juridique religieux.

 

Le projet de Constitution-modèle, qui fit consensus pour tous les rameaux de l’islam intégral, des azharis conservateurs aux wahhabites en passant par les bannaïtes, les salafistes de diverses obédiences et une partie des chiites, était fondé sur le schéma suivant :

 

1-      Tout État islamique doit placer comme référence suprême la sharî‘a, conçue par le grand imâm comme « tout ce qu’il y a dans les manuels de fiqh », et incluant au premier chef al-ahkâm al-islâmiyya [« les prescriptions/dispositions islamiques »] à savoir les hudûd [« limites », terme à comprendre comme « peines religieuses intangibles »] concernant le vol (amputation de la main), l’imputation calomnieuse de fornication (coups de fouet), l’adultère (coups de fouet), le brigandage (exécution, crucifixion, bannissement ou détention). Les peines liées à l’apostasie (mort) et à la consommation d’alcool figurent également dans ce référentiel, sans être considérées comme coraniques dans la mesure où la première a été fondée sur deux hadîth-s et que la seconde a été fixée par analogie avec la peine de l’imputation calomnieuse de fornication.

 

2-      Le corps d’al-qadâ’ [« magistrature »] comprend les ‘ulamâ’ [« savants » versés dans les sciences islamiques], les fuqahâ’ [« juristes »] et les qudâ [« juges »]. Il exerce l’autorité la plus décisive, puisque ses membres transmettent, interprètent et exercent la surveillance de la bonne application des normes et des règles formulées par eux-mêmes.

 

3-      L’imâm [« guide »] est celui qui dirige avec les fonctions d’un calife ou d’un gouverneur. Il commande les forces de l’ordre et l’armée. Il est chargé de la mise en œuvre des « prescriptions islamiques », de l’application des peines, et plus largement de la promotion du bien et du pourchas du mal selon la conception développée par les hommes de religion. Il ne peut en aucun cas contrevenir à la sharî‘a attribuée à Dieu et garantie par al-qadâ’.

 

4-      Le sha‘b [« peuple »] ou la ‘âmma [« masse »] a pour vocation et devoir d’appliquer, de respecter, d’obéir. Sous cette condition, ses composantes disposent d’un certain nombre de droits comme celui d’être propriétaire et de transmettre ses biens, de s’instruire selon la conception du savoir fixée par les ‘ulamâ’.

 

Dans les mois qui suivirent la rédaction de ce document, la logique des États-nations, nourrie par la division intra-confessionnelle, reprit partiellement l’avantage sur la logique de la Umma islamique. Au début de l’année 1979, en effet, la révolution iranienne bouscula le processus de consultation des savants musulmans dans le monde. L’adoption par référendum d’une Constitution islamique iranienne[12] ayant pour pierre d’angle le principe théorisé par l’ayatollah Ruhollâh Khomeyni (1902-1989) de la wilâyat al-faqîh[13] [« pouvoir absolu du juriste par nomination », c’est-à-dire autorité du juriste-théologien chiite doté des « mêmes prérogatives que les saints législateurs (le Prophète et les imâms) »[14]] apparut inacceptable pour les savants et juristes sunnites[15], et se trouva d’ailleurs contestée au sein même du clergé chiite. L’accord de paix israélo-égyptien, justifié publiquement par les plus hautes autorités religieuses du pays au grand dam de celles qui se trouvaient en dehors, mit ensuite Le Caire au ban de la Ligue arabe. Enfin, la tentative de renversement des Saoud après la prise de contrôle temporaire de la grande mosquée de La Mecque fragilisa le leadership de l’Arabie[16]. Néanmoins, grâce à l’apport financier des pétrodollars et au rôle croissant de l’OCI (Organisation de la Conférence – puis de la Coopération islamique[17]) parrainé par Riyad, le courant intégral continua à prospérer. À titre d’exemple, les trois déclarations des droits de l’homme en islam (1981[18], 1983[19], 1990[20]) reprirent en partie des éléments contenue dans le projet de Constitution islamique. Olivier Carré synthétisa cette harmonie doctrinale par une formule :

 

Le Caire, dans son islam officiel (celui de l’Azhar) comme dans son islam parallèle (celui que l’Azhar réfute avant… de le récupérer), est un centre important de l’islam actuel. Dans sa fraction officielle, orthodoxe, régulatrice, l’islam du Caire conforte celui de Riyad et des villes saintes. Dans sa fonction « parallèle », extrémiste, à la fois pourchassée et courtisée, l’islam du Caire est en symbiose avec celui de Téhéran et de Qom – tout chiite qu’il soit – comme avec celui, bien sunnite, d’Afghanistan, de Syrie, de Tunisie, du Maroc etc.[21]

 

Rached Ghannouchi (n. 1941), leader du mouvement Ennahda relevant de la constellation bannaïte et auteur d’un essai intitulé Les libertés publiques dans l’État islamique (1993) inscrivit son effort intellectuel et organisationnel dans cette perspective : « Dans le gouvernement islamique adopté comme “régime d’État”, la souveraineté ou l’ultime légitimité appartient à la sharî‘a et à la Révélation considérées comme autorité supérieure à toute autre. C’est à la lumière de ses préceptes que les juristes, faisant œuvre de jurisprudence, opèrent à leur propre niveau de déduction, de même que les magistrats en ce qui concerne les jugements qu’ils rendent. Plus que cela, ce sont tous les organes de l’État qui puisent leur dynamisme dans le cadre de la sharî‘a de ses orientations et de ses objectifs supérieurs [maqâsid]. »[22] Les trois déclarations des droits de l’homme en islam reprirent des éléments du projet de Constitution islamique L’invocation commune et répétée de la formule de thawâbit [« principes immuables »], présupposant la référence à la sharî‘a, le recours à des distinctions juridiques classiques comme celle classant d’un côté la catégorie des huqûq Allah [« droits de Dieu »] incluant al-‘ibâda [« la dévotion »] au sens des devoirs rituels des musulmans conçus comme affranchis des contraintes de temps, de lieu et de personne, de l’autre côté al-mu‘âmalât [« obligations sociales »] sujettes à l’interprétation en fonction des circonstances[23], servirent à maintenir une cohésion. Cette revendication d’orthodoxie fut dotée d’un fort potentiel d’attraction.

 

Des fissures existaient cependant. En Égypte, la ligne de partage du courant intégral porta sur deux points majeurs : la justification ou non de l’accord de paix israélo-palestinien ; la justification ou non de l’assassinat du président Anouar al-Sadate (1918-1981). La matrice des Frères musulmans s’était elle-même scindée avec la constitution du groupe Takfîr wal-Hijra [« Excommunication et Exil »], responsable de l’assassinat du président de la République, et d’al-Jamâ‘a al-islâmiyya [« Le Groupe islamique »] dont les membres organisèrent une série d’attentats jusqu’en 1997. Le pouvoir de Hosni Moubarak (n. 1928) adopta une stratégie à deux coups :

  1. une répression violente contre toute personne ou organisation susceptible de menacer le pouvoir, les forces de sécurité intérieure, les forces armées, ainsi que leurs intérêts économiques ;
  2. une tolérance à géométrie variable envers tous ceux qui se contentaient d’agir dans les domaines de l’éducation, de la culture et des services sociaux.

La direction des Frères musulmans prit la décision de jouer cette seconde carte. Ses militants ou sympathisants investirent les syndicats, les corporations, l’instruction publique, l’institution d’al-Azhar, tant que le pouvoir la laissa agir en ce sens. Elle put même présenter des candidats « indépendants » lors d’élections législatives, comme en 2005 où le phénomène fut important, étant entendu que le système électoral ne permettait pas de changement démocratique.

 

Comme dans la plupart des pays majoritairement musulmans, sous la poussée du courant intégral, la tendance à l’islamisation du champ juridique, de la culture, de l’éducation et des pratiques collectives se renforça au cours des deux dernières décennies du siècle. Défenseur du statu quo, un droit confessionnel limité à côté d’un droit civil commun, le haut magistrat Muhammad Sa‘îd al-‘Ashmâwî (1932-2013) vit le projet de codification islamique globale comme un danger, « l’éclatement en deux des systèmes juridique et judiciaire, et de la patrie elle-même [annonçant] la fin du droit islamique égyptien contemporain, tout ceci sans que rien, dans la religion et dans la sharî‘a, ne nous y invite »[24]. Inquiet de l’ascendant prit par les bannaïtes, les hommes qui tenaient le pouvoir au Caire verrouillèrent davantage le système tout en se divisant sur les solutions à adopter concernant le successeur du président de la République[25]. Ils encouragèrent également une autre déclinaison de l’intégralisme, celle des salafistes, qui se distinguaient des héritiers de Hasan al-Bannâ (1906-1949) en ce sens qu’ils affirmaient n’envisager nullement d’accéder aux responsabilités de l’État. Dans un mémorandum en date du 30 novembre 2009, les responsables des Frères musulmans synthétisèrent quant à eux les orientations prises au cours des trente années écoulées en matière d’objectifs et de moyens, à savoir la prédication, l’éducation et l’aide sociale en vue d’un vaste projet :

 

[…] libérer la patrie musulmane – toutes ses parties – de tous les pouvoirs non islamiques et aider les minorités musulmanes en tout lieu, œuvrer en vue du rassemblement des musulmans jusqu’à ce qu’ils deviennent une Umma unie ; édifier l’État islamique qui exécute effectivement les préceptes de l’islam et ses enseignements, qui les préserve à l’intérieur et qui se charge de leur promotion et de leur transmission à l’extérieur […]. La régénération de la Umma : préparation jihadiste pour constituer un front unique face aux envahisseurs et aux dominants qui sont parmi les ennemis de Dieu pour aplanir [le terrain] en vue d’élever l’État islamique bien guidé[26].

 

La mobilisation d’une partie de la jeunesse égyptienne, le 25 janvier 2011, aboutissant au renversement de Moubarak, surprit ces acteurs et rebattit les cartes. Rejoignant, avec un temps de retard, la contestation populaire, les Frères musulmans récupérèrent la mise politique. Ils bénéficiaient de la structure la mieux organisée, la plus disciplinée et la plus étendue dans les différentes sphères de la société. Ils créèrent un parti politique, bénéficièrent du soutien du Qatar et de la Turquie et obtinrent la confirmation de la bienveillance des principales puissances de la communauté internationale. Nombre de diplomates et d’experts expliquèrent alors que la participation au processus électoral était un gage de démocratisation en cours. Les Frères musulmans sortirent vainqueurs des législatives de 2011 et constituèrent une majorité parlementaire avec les salafistes. Leur candidat, Mohammed Morsi (1951-2019), remporta l’élection présidentielle contre un candidat venu des rangs de l’armée. Dans son premier discours, le vainqueur réclama la libération du shaykh ‘Umar ‘Abd al-Rahmân (1938-2017), mentor d’al-Jamâ‘a al-islâmiyya et condamné aux États-Unis pour son implication dans un attentat sur le World Trade Center (26 février 1993). Cette demande indiquait la porosité entre le discours bannaïte et les actes violents commis au nom de l’islam, même si ceux-ci avaient été parfois condamnés par la direction des Frères musulmans ; la nomination ultérieure, comme gouverneur de Louxor, d’un membre de ce groupe ayant commis des attentats contre des touristes étrangers une quinzaine d’années plus tôt en fut une autre illustration[27]. La Constitution rédigée par la majorité bannaïte et salafiste, adoptée par voie de référendum en décembre 2012, fixa dans son article 219 une règle qui renforçait le lien entre la législation à venir et le corpus juridique islamique : « Les principes de la sharî‘a islamique incluent ses preuves intégrales, ses règles fondamentales et de jurisprudence et ses sources crédibles dans les doctrines sunnites et de la jamâ‘a »[28]. Cet article inquiéta une partie des musulmans et les non-musulmans (l’Eglise copte avait retiré ses représentants du comité de rédaction).

 

Au cours de deux années d’expériences démocratiques ponctuelles, le rejet grandit contre la tentative de mainmise des Frères musulmans sur tous les ressorts du pouvoir, incluant une suspension de la Constitution, la mise en œuvre d’un programme d’islamisation englobante[29], le renforcement de la censure et la multiplication des procès pour « insulte » contre l’islam. Une partie de la population égyptienne se souleva à nouveau en juin 2013 ; au nom de tamarrud [« rébellion »], elle manifesta massivement contre les Frères musulmans[30], relayée par l’armée qui renversa le gouvernement. D’autres manifestants cherchèrent alors à restaurer les membres du pouvoir déchu : au mois d’août, chaque camp rejeta sur l’autre, à coup de vidéos[31], la responsabilité de l’initiative de la violence. Au nom de la sécurité du pays, les militaires établirent un régime autoritaire, plus inflexible que le précédent dans la répression contre tous les mouvements contestataires ou dissidents et, tout à la fois, ouvert à un tajdîd al-khitâb al-dînî [« renouveau du discours religieux »]. Au nom de la sécurité du pays les militaires établirent un régime autoritaire Le mouvement des Frères musulmans radicalisa son positionnement derrière sa figure religieuse tutélaire, le shaykh égypto-qatari Yûsuf al-Qaradâwî[32] (n. 1926), qui appela au fard ‘ayn[33] [« devoir impératif individuel »] c’est-à-dire à la lutte au nom de l’islam contre les auteurs du coup d’État et ceux qui l’avaient cautionné parmi lesquels le grand imâm Ahmad al-Tayyib (n. 1946) et le patriarche copte Tawâdrus II (n. 1952). Les Frères musulmans d’un côté, les forces de sécurité et les chrétiens de l’autre, payèrent le prix fort de cette flambée de violence. Dans une déclaration, des savants bannaïtes justifièrent le devoir religieux de tuer les responsables impliqués dans le soutien au coup d’État :

 

Les gouverneurs, les juges, les officiers, les soldats, les muftis, les journalistes, les politiciens, et toute autre personne dont [la] participation est sans conteste dans la violation et dans l’effusion injuste du sang des innocents, même [si c’est] seulement par incitation, sont considérés comme des tueurs et les dispositions légitimes [contre] un tueur en islam doivent être appliquées. La présence du Shaykh al-Azhar [sur] la scène du coup d’État et son silence pour ses crimes le délégitiment et font de lui un partenaire de ces criminels dans tout ce qu’ils ont fait. Ceux qui collaborent, soutiennent ou défendent les sionistes, ceux qui sont hostiles à la résistance palestinienne ou ceux qui conspirent contre elle, ceux qui détruisent les maisons [dans le] Sinaï et déplacent par [la] force ses habitants sont des traîtres à la religion et à la patrie et sont un ennemi pour Dieu, son messager et ses croyants[34].

 

Une nouvelle Constitution fut adoptée par voie référendaire en 2014, elle ne contint plus les articles disputés de la précédente loi fondamentale. Le général Abdel Fattah al-Sissi (n. 1954), élu président la même année, obtint – après hésitation – la caution des principales puissances de la communauté internationale, en dépit des atteintes répétées aux droits de l’homme qui touchèrent tous les opposants au nouveau régime, dans le contexte de déliquescence de la Libye voisine et de territorialisation de l’autorité de Daesh à cheval sur la Syrie et l’Irak. Cible principale de cette répression, les Frères musulmans agirent de deux manières, non sans se diviser en leur sommet[35] : soutien aux assassinats et aux attaques armées en Égypte ; mobilisation de médias et de réseaux académiques à l’étranger pour se présenter comme les victimes d’un pouvoir non seulement oppresseur mais qualifié d’ « islamophobe[36] ». Le premier document traduit a été publié immédiatement après l’exécution des Frères musulmans condamnés à mort pour l’assassinat en 2015 du procureur général Hicham Barakat[37], il est imprégné de références religieuses. En revanche, après le décès de l’ex-président incarcéré Mohammed Morsi, trois mois plus tard, le même bureau central des Frères musulmans a publié une autre déclaration visant à proposer un « front uni » de tous les opposants au régime égyptien et dans laquelle l’unique référence religieuse est la formule tayyâr watanî ‘âm dhû khalfiyya islâmiyya[38] [« courant patriotique général de tendance islamique »].

 

La confrontation de la fin de la décennie 2010 s’inscrit dans un contexte de crise profonde de la pensée sunnite[39]. La dimension religieuse des conflits au Proche et au Moyen-Orient s’articule sur d’autres luttes pour lesquelles le recours à l’argument du jihâd a été invoqué de manière explicite : celle contre la « coalition judéo-croisée » ; celle contre les râfidiyyûn [« ceux qui refusent », les chiites au sens d’hérétiques] ou plus spécifiquement celle contre les nusayrî-s [« alaouites »] contre lesquels les accusations pluriséculaires de mécréance ont été relancées. Elle se développe sur fond de guerres civiles et régionales en Libye, en Syrie, en Irak, au Yémen et en Afghanistan, Soudan[40], de guerre froide entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, de renforcement de la mainmise israélienne sur les territoires de Cisjordanie occupée depuis 1967 et de renvoi dans un avenir toujours plus lointain de l’octroi d’un État aux Palestiniens, de la territorialisation temporaire du groupe Daesh puis de sa transformation en constellation transfrontalière sur le modèle d’al-Qaïda dont il est une émanation. Les écarts de revenus par pays ou au sein d’une même société sont parmi les plus élevés de la planète. Les pétrodollars nourrissent le commerce des armes qui bénéficie aux principales puissances exportatrices, ce qui limite les interventions diplomatiques réclamées par différentes ONG au nom du droit international. Les différentes ressources du soft power sont également en jeu grâce à des fonds considérables : mosquées, associations, chaires universitaires, programmes d’études, maisons d’édition, groupes de travail, chaînes satellitaires, réseaux sociaux.

 

La traduction des trois documents qui suivent vise à permettre de mieux saisir les enjeux doctrinaux du conflit intra-sunnite contemporain brièvement présenté ci-dessus. À notre connaissance, le projet de Constitution islamique validé en 1978 ne figure pas plus sur le portail officiel d’al-Azhar, que sur ceux qui lui sont directement associés. Ses principaux responsables n’y ont d’ailleurs pas fait référence, ni au moment de la préparation de la Constitution égyptienne de 2012, ni au moment de la préparation de la Constitution égyptienne de 2014. En revanche, les Frères musulmans l’ont mis partiellement en ligne le 03 septembre 2011 sur l’un de leurs sites[41].

 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

[1] Sayyid Qutb, Signes de Piste, cité par Gilles Kepel, Le Prophète et le Pharaon, Paris, La Découverte, 1984, p. 46-47.

[2] ‘Abd el-Halim Mahmoud, Al-Mohâsibî. Un mystique musulman religieux et moraliste, thèse sous la direction de Louis Massignon, Paris, Geuthner, 1940.

[3] ‘Abd al-Halîm Mahmûd, Le philosophe musulman : René Guénon ou Cheikh Abdel Wahed Yehia, Le Caire, Éditions Lagnat al-Bayan al-‘Arabi, 1954.

[4] Jacques Jomier, « Les congrès de l’Académie de recherches islamiques », MIDEO (Mélanges de l’Institut dominicain d’études orientales), 1980, n°14, p. 95.

[5] Malika Zeghal, Gardiens de l’islam. Les oulémas d’Al Azhar dans l’Egypte contemporaine, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, p. 156-158.

[6] Dominique Avon, « L’Université al-Azhar et les sciences venues d’Europe. Le retournement de la fin des années 1950 », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n°130, avril-juin 2016, p. 45-58.

[7] « Les gauches en Egypte xixe-xxe siècle », numéro spécial coordonné et introduit par Didier Monciaud, Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, juillet-décembre 2008, n°105-106. Lire, en particulier, Tewfik Aclimandos : « Les officiers et les communistes. Relations et tensions 1945-1954 ».

[8] Anna Viden, « La fausse rupture de la politique américaine face aux Frères musulmans », in Pierre Puchot (éd.), Les Frères musulmans et le pouvoir, Paris, Galaade éditions, 2015, p. 308-309.

[9] Nabil Mouline, Les Clercs de l’islam. Autorité religieuse et pouvoir politique en Arabie Saoudite, xviiie-xxie siècle, Paris, PUF, coll. « Proche-Orient », 2011, p. 211-222.

[10] Hamadi Redissi, Le Pacte de Nadjd. Ou comment l’islam sectaire est devenu l’islam, Paris, Seuil, coll. « La Couleur des Idées », 2007, p. 238-239.

[11] Bruce Riedel, Kings and Presidents : Saudi Arabia and the United States since FDR, Washington D.C., Brookings Institution Press, 2019, p. 27-84.

[12] Michel Potocki, La Constitution de la République islamique d’Iran 1979-1989, Paris, L’Harmattan, 2004, 120 p.

[13] Pierre-Jean Luizard, Histoire politique du clergé chiite xviiie-xxie siècle, Paris, Fayard, 2014, p. 203-215.

[14] Mohammad-Ali Amir-Moezzi et Christian Jambet, Qu’est-ce que le shî’isme ?, Paris, Fayard, 2004, p. 219.

[15] Olivier Roy, « L’impact de la révolution iranienne au Moyen-Orient », in Sabrina Mervin (éd.), Les mondes chiites et l’Iran, Paris, Karthala/IFPO, 2007, p. 29-42.

[16] Gilles Kepel, Jihâd. Expansion et déclin de l’islamisme, Paris, Gallimard, 2000, p. 76. Stéphane Lacroix, Les islamistes saoudiens, une insurrection manquée, Paris, PUF, coll. « Proche-Orient », 2010, p. 110-122.

[17] Blandine Chelini-Pont, « L’Organisation pour la Coopération islamique. Voix mondiale des Musulmans ? », Diplomatie, Grands dossiers « Géopolitique des religions », septembre 2013, n°16, p. 67-71.

[18] Conseil islamique d’Europe, Déclaration islamique universelle des droits de l’homme, Paris, 19 septembre 1981.

[19] Mohammad Amin Al-Midani, Les droits de l’homme et l’islam. Textes des Organisations arabes et islamiques, Publications de la Faculté de Théologie protestante, Strasbourg, Université Marc Bloch, 2003, p. 67 sq.

[20] Une traduction en anglais est proposé sur le site de la Bibliothèque de l’Université du Minnesota, http://hrlibrary.umn.edu/instree/cairodeclaration.html.

[21] Olivier Carré, L’utopie islamique dans l’Orient arabe, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1991, p. 81-82.

[22] Râshid al-Ghannûshî, « Al-hurriyyât al-ʻâmma fî-l-dawla al-islâmiyya », Tunis, Dâr al-mujtahid lil-nashr wa-l-tawzî‘, 4ème édition 2011 (1e édition 1993), p. 401.

[23] Krämer Gudrun, « La politique morale ou bien gouverner à l’islamique », Vingtième Siècle. Revue d'histoire 2/2004, no 82, p. 131-143.

[24] Muhammad Saïd al-Ashmawy, L’islamisme contre l’islam, préface de Richard Jacquemond, Paris/Le Caire, La Découverte/Al-Fikr, « Textes à l’appui », 1989, p. 106.

[25] Tewfik Aclimandos, « Splendeurs et misères du clientélisme », Égypte-Monde arabe, n°7, 2010, p. 197-219.

[26] Extrait du mémorandum (en arabe) du 30 décembre 2009 valant Code général des Frères musulmans et reprenant les termes des documents du 10 mai 1978, du 29 juillet 1982 et du 28 mars 1994. Traduction D. Avon. Ce document ne figure plus sur les sites contrôlés directement ou indirectement avec les Frères musulmans.

[27] « Égypte : le nouveau gouverneur de Louxor démissionne », www.lemonde.fr, 23.06.2013.

[28] Amany Fouad Salib, « La violence “citoyenne”. Aux fondements du discours politique des différents courants de l’islamisme contemporain. Approche comparative », intervention dans le cadre du colloque international « islamismes et violence », dirigé par Patrice Brodeur, Wael Saleh, Amany Fouad Salib, Université de Montréal, 26 mars 2019.

[29] Amany Fouad Salib, « La conception de l’identité [al-huwiyya] dans le fondamentalisme islamique sunnite contemporain : une composante dogmatique substantielle ? », Théologiques, vol. 24, n°2, p. 41-74.

[30] Tewfik Aclimandos, « Réflexions sur la révolution et la transition égyptiennes », in Anna Bozzo et Pierre-Jean Luizard (éd.), Polarisations politiques et confessionnelles : la place de l’islam dans les « transitions » arabes, Rome, Roma Tre Press, 2015, p. 129-152.

[31] Le nouveau régime, qui assume l’usage de la violence, se justifie en affirmant qu’elle n’a été qu’une réponse à des actes de violence préalables. À titre d’exemple : https://youtu.be/OLynN27wHKE. À l’inverse, les Frères musulmans dénoncent la violence initiale des forces de l’ordre : https://www.youtube.com/watch?v=3J5VhWS8Z-A

[32] Amin Élias, « Le sheikh Yousef Al-Qaradâwî et l’islam du “juste milieu” : jalons critiques », Confluences Méditerranée, n°103, 2017, p. 133-155. Haoues Seniguer (entretien avec Clément Pellegrin), « Youssef El Qaradawi, fer de lance de l’islamisme sunnite ? », www.lesclesdumoyenorient.com, 13.10.2015.

[33] Yûsuf al-Qaradâwî, « Al-ittihâd yuʼakkid fatwâ al-Qaradâwî wa yuhadhdhiru min sharr mustatîr bi-misr » , et « Akkada anna al-tazâhur al-ân fard ʻayn… al-Qaradâwî yadʻû al-shaʻb al-misrî wa-l-umma ilâ jumʻat ghadab », www.qaradawi.net, 10.07.2013 et 15.08.2013.

[34] « Nidâ’ al-kinâna » [« Déclaration des « savants de la Umma par rapport aux crimes reliés au coup d’État en Égypte et le devoir religieux contre ce coup d’État »]. Le texte était en ligne sur le site http://egyptcall.org/ en juin 2016. Il est reproduit, avec le nom des dizaines de savants signataires, en annexe de la thèse de Wael Saleh, « La conception de l’État au prisme du lien entre le religieux et le politique dans la pensée égyptienne moderne et contemporaine (2011-2015) : Continuités, évolutions et ruptures », thèse sous la direction de Patrice Brodeur, Université de Montréal, 2016, p. 456-462. L’extrait est traduit p. 355-356.

[35] Le 21 juillet 2019, Ashraf ‘Abd al-Ghaffâr, dirigeant des Frères musulmans, a lancé un appel à la réunification relayé par al-Jazira : « Al-nidâʼ al-akhîr, qiyâdî ikhwânî yutliq mubâdara li-inhâʼ inqisâm al-jamâʻa » [« Le dernier appel. Le chef des Frères prend une initiative pour mettre fin à la division du groupe »], www.aljazeera.net, 21.07.2019.

[36] Enes Bayrakli et Farid Hafez, Islamophobia in Muslim majority Societies, Abingdon-on-Thames, Routledge, 2018, 218 p. Promotion de cet essai en anglais sur le site d’al-Jazira en arabe : ‘Umrân ‘Abd Allāh, « La taqtasiru ʻalâ al-gharb. Al-islâmûfûbiyâ bi-l-mujtamaʻât al-muslima » [« Non réduite à l’Occident : l’islamophobie dans les sociétés musulmanes »], www.aljazeera.net, 04.04.2019.

[37] « Égypte : le procureur général tué dans un attentat », www.lemonde.fr, 29.06.2015.

[38] « Bayân min al-ikhwân al-muslimîn ilâ-l-umma hawla al-wâqiʻ al-jadîd li-l-qadiyya al-misriyya », https://ikhwanonline.info, 29.06.2019.

[39] Michele Brignone, « A la recherche d’un réformateur pour l’islam », Oasis, n°21, juin 2015, p. 75-82. Wael Saleh, « La conception de l’État au prisme du lien entre le religieux et le politique dans la pensée égyptienne moderne et contemporaine (2011-2015) », thèse citée, p. 267 sq.

[40] Iris Seri-Hersch, « From one Sudan to two Sudans : Dynamics of Partition and Unification in Historical Perspective », Tel Aviv Notes, n°7 (13), 2013, p. 1-8.

[41] « Mashrûʻ al-dustûr al-islâmî alladhî wadaʻa-hu al-Azhar ʻâm 1977m », https://bit.ly/2Pq1G7q

Tags