Comme l’Iran a changé : du traditionalisme chiite à l’idéologie religieuse qui a animé la Révolution ; et de l’islamisation imposée d’en haut au nouveau discours réformiste, qui limite le rôle de la religion dans la sphère politique

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:29:46

Comment a eu lieu, durant ces 60 dernières années, en Iran, la transition du traditionalisme chiite à l’idéologie religieuse autochtone et marxiste capable de mobiliser les masses jusqu’à la Révolution de 1979. Et comment, par la suite, presque par réaction à l’islamisation imposée d’en haut, un discours réformiste a-t-il pu être généré « puritain » et minimaliste sur le rôle de la religion dans la sphère publique, et décidé à s’appuyer sur une nouvelle théologie.

 

Bien que le processus de modernisation et son impact sur la religion ait été plus ou moins identique dans toutes les sociétés musulmanes, nulle part ailleurs la transformation du discours religieux n’a été aussi évidente qu’en Iran au cours de ces soixante dernières années. Depuis les années 1960, il est possible de distinguer deux phases distinctes du discours religieux. Ces étapes de transformation, correspondant à la période pré- et post-révolutionnaire, seront désignées respectivement comme discours « idéologique/révolutionnaire » et discours « post-idéologique/réformiste ».

Dans ce court essai, je propose d’expliquer ces changements religieux sans cependant entrer trop dans les détails. Tout d’abord, j’illustrerai brièvement le contexte dans lequel a eu lieu la transition typiquement moderne du traditionalisme au discours idéologique/politique. Je présenterai ensuite quelques-unes des principales caractéristiques de ces deux types de discours islamique. L’analyse se concentrera sur quelques thèmes : le rôle de la religion et du clergé dans la politique et dans l’État, la modernité et la modernisation, l’Occident, les femmes, les textes religieux et la charia.

Avant la phase révolutionnaire, le discours religieux majoritaire était la prérogative des oulémas et des érudits chiites traditionnels. Cependant, depuis le début du XXe siècle, et après des décennies de sécularisation et modernisation imposées d’en haut par l’État des Pahlavi, la différenciation institutionnelle entre le sacré et le profane apparut presque complète. La religion s’était retirée de la sphère publique pour être reléguée aux séminaires, aux mosquées et à la vie privée des personnes. L’unique manifestation publique de l’Islam, outre les prières congrégationnelles insipides, était la participation populaire aux cérémonies de Muharram commémorant le martyre de l’iman Husayn, petit-fils du Prophète, tué au nom de la justice et de la vertu. Dans la société, l’occidentalisation et la sécularisation régnaient en maître et la religion était considérée comme non pertinente vis-à-vis du progrès moderne ou, dans le meilleur des cas, comme une affaire purement privée. Dans le contexte de la Guerre Froide et de la rivalité toujours plus intense entre l’Union Soviétique et l’Occident, c’était selon ces lignes que se divisait l’élite intellectuelle et politique du pays, à l’époque allié de l’Occident et bastion de la présence américaine dans la région.

 

Entre Marx et le Bazar

L’avant-garde dominante, critique du processus d’occidentalisation rapide, appartenait à l’intelligentsia socialiste marxiste et faisait propagande, notamment dans les universités et les syndicats, de ses propres idéologies d’opposition au capitalisme, au libéralisme et à l’impérialisme occidental. Néanmoins, les deux secteurs les plus profondément religieux, à savoir les masses et le Bazar, cœur économique de l’Iran, ne pouvaient pas comprendre ces concepts et ces langues étrangères et athées. Bien que contraire aux politiques laïques du régime des Pahlavi, ces segments de la population n’étaient pas organisés, et ne disposaient pas d’une idéologie alternative pour les combattre. Ils restèrent par conséquent fidèles aux oulémas chiites de haut rang (maraje’ : sources d’émulation). Les maraje’ ne s’intéressaient pas à la politique et s’occupaient uniquement d’enseignement. Seul l’Ayatollah Khomeini faisait exception : en 1963 il avait guidé un soulèvement populaire contre les politiques du Shah, ce qui lui valut l’exile en Irak. Avec lui, certains de ses disciples avaient été exilés ou emprisonnés. C’est dans ce scénario que, en dehors du clergé traditionnel, émergèrent des intellectuels religieusement sensibles, qui manifestèrent leur mécontentement face au status quo religieux et socio-politique[1]. Depuis lors, ce nouveau groupe d’intellectuels religieux, bien que limité, a exercé et continue d’exercer une énorme influence en modelant et remodelant la pensée et le discours religieux en Iran. Deux figures emblématiques de la période pré-révolutionnaire sont Mehdi Bazargan et ‘Ali Shari‘ati.

Mehdi Bazargan (1907-1995), professeur d’Ingénierie à l’Université de Téhéran, de formation française, est considéré comme le père de l’intellectualisme religieux en Iran et aurait ensuite été nommé par l’Ayatollah Khomeini Premier Ministre du gouvernement provisoire du régime islamique. Bazargan s’était fixé pour objectif de montrer aux jeunes gens instruits que l’Islam est compatible avec la science et le progrès, et qu’ils n’avaient donc pas besoin d’abandonner leur foi pour devenir modernes. Dans sa tentative de présenter les enseignements traditionnels du Coran dans une langue moderne et presque scientifique, compréhensible par une classe instruite alors croissante, Bazargan fut rejoint par quelques membres du clergé mentalement ouverts et socialement conscients, tels que Sayyid Mahmud Taliqani et Mortaza Mottahari. Leur révivalisme visait à renforcer une religion devenue très dysfonctionnelle dans l’Iran moderne tant en termes de vie privée que de vie publique. Bien que politiquement actifs et critiques envers le régime autoritaire du Shah, ces derniers ne promurent aucune révolution, ni de plates-formes religieuses visant à la création d’un nouvel ordre politique. Au contraire, dans l’esprit du temps, ils reconnaissaient la nécessité d’une « idéologie » autochtone et familière comme moteur du changement, lequel aurait bien entendu dû être représenté par l’Islam. Bazargan montra une attitude positive envers l’Occident. Pour lui, le progrès scientifique et matériel de l’Occident, l’État de droit, la liberté de pensée, la discipline et le travail acharné des citoyens responsables étaient compatibles avec les enseignements islamiques. Le modernisme religieux de Bazargan était très mesuré. Bien qu’étant une source d’inspiration pour la jeunesse instruite, il n’était pas révolutionnaire. Son idéal était une religiosité faite de piété personnelle, hautement éthique dans les relations avec les autres, extrêmement responsable, consacrée aux tâches sociales et à la participation politique. L’accent mis sur la liberté politique comme norme islamique illustrée par la notion coranique de shûrâ (consultation) poussa Bazargan à fonder le Mouvement iranien pour la liberté, le premier véritable parti politique nationaliste religieusement orienté[2].

 

La troisième voie de Shari‘ati

La révivalisme islamique pris un pli plus radical avec l’ascension, entre 1965 et 1967, d’‘Ali Shari‘ati, considéré comme l’architecte du discours idéologique de l’Islam politique révolutionnaire en Iran. Shari‘ati, d’une génération plus jeune que celle de Bazargan et diplômé de la Sorbonne, était professeur d’histoire et de littérature et vantait de solides bases en sociologie. En France, il avait connu le Mouvement de Libération algérien et certains groupes marxistes organisés. Il appartenait à une génération de jeunes iraniens éduqués dont les espoirs politiques de sauver le gouvernement démocratique et nationaliste de Mossadegh avaient été brisés par le coup d’État organisé par les États-Unis en 1953, lequel avait ramené le Shah et son autoritarisme au pouvoir, déterminant une présence américaine croissante durant la Guerre Froide. En réaction au status quo, les groupes socialistes marxistes étaient devenus les plus actifs et prestigieux recruteurs de cette génération frustrée, pour ne pas dire les seuls. Pour des penseurs sensibles tels que Shari‘ati, l’influence croissante de l’idéologie marxiste et de ses organisations de guérilla était extrêmement alarmante. Considérant le clergé traditionnel et son discours incapables de contrebalancer la vague d’occidentalisation laïque de l’État d’une part, et la popularité croissante du marxisme d’autre part, Shari‘ati se lança dans la création d’une troisième alternative : l’idéologie islamique[3].

 

Activisme jusqu’au martyre

Dans sa volonté de ressusciter ce qu’il croyait être le « véritable » message de l’Islam, Shari‘ati n’eut pas peur de puiser dans des éléments externes à la religion pour la renforcer dans le défi face à ses concurrents. Shari‘ati emprunta et copia la structure idéologique et les catégories du marxisme, en les remplissant d’expressions et de symboles chiites afin de créer une idéologie islamique. Sa prédication idéologique fut efficace si l’on considère la capacité que son discours démontra dans la mobilisation des masses durant la révolution. L’activisme, le sacrifice de soi pour le bien commun, la résistance et le martyre étaient quelques-uns des grands thèmes de ce discours idéologique et révolutionnaire. Comparé au traditionalisme quiétiste, le discours idéologique se basait sur une lecture sélective et littérale du texte coranique accompagnée de quelques interprétations arbitraires et peu orthodoxes. En d’autres termes, cette lecture de l’Islam orientée vers l’action traitait l’écriture et la tradition selon une rationalité instrumentale visant à secouer, mobiliser et abattre l’ordre établi, qu’il soit religieux ou laïque. Étant donné les objectifs idéologiques établis, la vision coranique du monde et l’histoire islamique tombaient dans le dualisme de blanc et du noir, du vrai et du faux, du towhidi (monothéisme) et du taqouti (idolâtrie matérielle). L’histoire du chiisme avec son riche symbolisme du martyre fournit à Shari‘ati le meilleur moyen de manipuler la « vérité » du chiisme à travers la vie des Imams, démontrant que la « véritable » foi et la « véritable » religion vont bien au-delà de la piété personnelle et de l’observance rituelle. Le chiisme pacifique et quiétiste concentré sur l’au-delà venait ainsi condamné, tandis que le chiisme « rouge » de résistance active et de révolution dans ce monde était loué. Shari‘ati critiqua également avec véhémence les collections canoniques de hadîths, en les accusant de promouvoir l’apathie et d’entraver l’activisme socio-politique.

Shari‘ati réserva sa critique la plus dure à l’Occident et à l’hégémonie politique et culturelle qu’il exerçait sur les mostaz’afin de la terre (terme coranique indiquant les opprimés), privés de leur dignité humaine et du progrès car leurs richesses naturelles et leurs ressources humaines avaient été gaspillées par le colonialisme occidental et l’impérialisme. Cet aspect destructeur de l’impérialisme et du capitalisme n’était qu’une face de la médaille de la culture occidentale moderne qui, en interne, avilit son propre peuple en l’asservissant à ce qui était défini comme un machinisme, un processus d’aliénation de l’homme de son véritable soi, au service du matérialisme et du consumérisme, et sans possibilité de réfléchir à sa propre situation. Shari‘ati critiqua l’humanisme moderne pour avoir privé l’humanité du désir de cultiver une relation avec sa propre dimension transcendante, par laquelle s’acquitter de la responsabilité d’être le vicaire de Dieu sur Terre[4].

 

Des femmes, pas seulement des dévotes

Le discours idéologique pré-révolutionnaire a donné une voix et un rôle aux femmes, allant au-delà de celui traditionnel de mères et d’épouses dévotes. Le récit de Shari‘ati sur la vie de Fatima et Zaynab, respectivement fille et petite-fille du Prophète, ainsi qu’épouse et fille du premier Imam ‘Alî, fournit des modèles de référence pour les filles et les femmes, dont le soutien public et la participation au processus révolutionnaire se révélèrent cruciaux. Dans la lecture des origines de l’Islam propre à Shari‘ati, la maternité n’empêchait pas les femmes de prendre part aux affaires politiques et sociales. Après la mort de son père, Fatima avait défendu activement son mari ‘Alî et ses droits contre les conspirations politiques visant à usurper les privilèges religieux et politiques des ahl-ul-bayt (la famille du Prophète). Zaynab, l’héroïne de Kerbala, n’était pas seulement montée au front aux côtés de son frère Husayn contre le Calife omeyyade, illégitime et tyrannique, mais était également devenue un messager de la révolution de Husayn, portant au monde le message de son martyre. Par conséquent, une femme responsable, consciencieuse et croyante n’aurait pas dû assister passivement à la manifestation d’hégémonies culturelles de toutes sortes par lesquelles l’Occident la transformait en objet imaginé du matérialisme, du sexisme et de la consommation au nom du modernisme. Il ne lui était pas non plus permis de se laisser étourdir et dégrader au nom de la tradition et de la religion.

Le succès de la Révolution de 1979 ne doit pas être uniquement attribué à ce changement de discours religieux. Cependant, il est indéniable que la popularité de cette idéologie religieuse autochtone a ouvert la voie à une mobilisation des masses sans précédent et à l’acceptation rapide de la révolution de la part de l’Ayatollah Khomeini.

 

Le discours jurisprudentiel

En laissant derrière lui les années révolutionnaires et leurs turbulences socio-politiques, l’État Islamique se consolida en créant ses propres institutions et en encourageant une interprétation officielle de l’Islam chiite, qui est encore aujourd’hui le langage politico-religieux officiel du pouvoir en Iran. Ce discours religieux officiel offre simultanément au traditionalisme, au conservatisme militant, et au populisme, des titres de noblesse révolutionnaire. Il se base exclusivement sur des interprétations conservatrices du Coran et des hadîths, sans aucune évaluation historico-critique. Ce discours peut être défini comme un « discours jurisprudentiel » sachant que sa principale caractéristique est l’interprétation et l’application de la charia. Fort de celui-ci, le rôle et la présence de l’imam-juriste imprégnaient la sphère publique. Le discours islamique jurisprudentiel reste, dans sa version officielle, hautement politique. Non seulement il ne sépare pas la religion et l’État, mais il affirme que la charia a la réponse et la solution à toutes sortes de questions et problèmes du monde. Il favorise la présence maximum de la religion dans la politique soutenant que les lois de la charia fournissent une plate-forme politique globale et que l’État Islamique bénéficie de la souveraineté et de la légitimité divine, dépassant de loin la souveraineté et la légitimité populaire. La velayat-e faqih (gouvernement du jurisconsulte), la forme officielle du gouvernement, garantit un pouvoir religieux et politique absolu au Guide suprême, un jurisconsulte dans lequel le sacré et le profane sont réunis en une unique fonction. La velayat-e faqih exige l’obéissance absolue au Guide suprême, non seulement dans le domaine politique mais également dans celui religieux, culturel et social, sur des questions allant des rôles de genre à l’esthétisme, en passant par les manifestations artistiques et la politique étrangère... Dans une tentative de plaider la cause des opprimés, ce discours islamique officiel a fidèlement maintenu les slogans anti-impérialistes, anti-laïques et anti-libéraux de l’époque révolutionnaire. Il le fait principalement en utilisant le langage messianique de la doctrine chiite du mahdisme, soit le retour de l’Imam attendu, dont le règne apportera la paix et la justice universelle.

 

Le discours post-idéologique

Tout comme le discours islamique idéologique révolutionnaire était une réaction à la sécularisation imposée d’en haut avant la Révolution, le recours réformiste est, dans le même esprit, une réaction à l’islamisation. La tendance réformiste s’est rendue célèbre dans le monde entier avec la montée du clerc modéré Mohammad Khatami à la présidence (1997-2005). Mais le lancement des réformes politiques, lesquelles mettaient l’accent sur la souveraineté publique et les libertés socio-politiques, avait été précédé par un mouvement religieux et intellectuel actif depuis déjà une dizaine d’années. Le discours religieux réformiste, commencé à la fin des années 1980, a en effet donné forme à un mouvement social et à un mouvement religieux qui défient ensemble les fondements intellectuels du discours religieux et idéologique dominant[5]. Ce discours religieux subversif favorisant une évaluation critique de la lecture officielle de l’Islam a été popularisé par des intellectuels laïques (ne faisant pas partie du clergé), mais religieusement sensibles, ayant bénéficié, pendant quelque temps d’une relative, bien que limitée, liberté de parole. Des intellectuels religieux tels que le philosophe Abdulkarim Soroush et l’ancien clerc et théologien Mohammed Mojtahed Shabestari ont guidé les nouveaux débats épistémologiques et herméneutiques sur des thèmes tels que la multiplicité des interprétations des textes sacrés, la religion et la science, la religion et le rationalisme moderne, le pluralisme religieux et la démocratie. Leurs idées sont apparues initialement dans le mensuel culturel Kiyan (1990-2001), devenu le forum privilégié des réformateurs religieux.

Abdulkarim Soroush est parti de la critique de l’idéologisation de la religion par ‘Alî Shari‘ati. Ses nombreuses conférences et publications, dans lesquelles il explique comment et pourquoi la religion en tant que foi doit s’affranchir de l’idéologie et de la politique, ont suscité une nouvelle tendance du discours islamique dans l’Iran post-révolutionnaire et post-guerre. Ce discours réformiste ne veut toutefois pas encourager l’apathie envers la situation politique et sociale, mais mettre l’accent sur la participation publique au processus décisionnel à tous les niveaux de la gestion sociale, politique et économique, par le biais de moyens démocratiques. Il considère l’engagement dans la vie publique comme un « droit » des citoyens, lesquels l’exercent de façon discrétionnaire selon leur propre volonté, et non pas comme une « obligation » religieuse, comme l’impose un système politique idéologique religieux[6]. Le discours réformiste a une approche « minimaliste » par rapport au rôle de la religion dans la sphère publique. En ce sens, il adopte une tendance puritaine visant à supprimer les éléments indûment ajoutés à la foi en raison de sa politisation. Le discours reste néanmoins revivaliste.

 

Non pas de ritualisme, mais une expérience spirituelle

Contrairement à la phase précédente du discours islamique, qui exhume les fonctions politiques de l’Islam, ce discours se propose de relancer l’aspect éthique, négligé et marginalisé dans le système idéologique basé sur la charia. Celui-ci affirme que la charia et la jurisprudence ne sont pas et ne devraient pas constituer la totalité de la religion au détriment de sa dimension éthique et spirituelle. Les intellectuels réformistes post-révolutionnaires posent avec force « l’expérience religieuse » ou la foi intime (îmân) au centre de toute définition de la religion. Pour eux, la religion est une expérience spirituelle du divin plutôt qu’un rituel ou des pratiques extérieures (amal) promues par le gouvernement juridico-politique. La rhétorique réformiste représente Dieu comme le compatissant, le Dieu amant des mystiques, plutôt que le Dieu terrible des juristes ou le Dieu combattant des militants idéologiques. Dieu est source de persuasion, non de coercition. Le respect des commandements religieux et des rituels devrait donc être une expression de l’amour pour Dieu plutôt qu’une obéissance aveugle par crainte de la punition post-mortem, ou par peur de l’incapacité à remplir les obligations idéologiques.

L’accent est mis sur l’expérience religieuse, et la prophétie et le prophétisme en sont considérés comme la forme la plus élevée, tandis que la révélation est comprise comme un dérivé de cette expérience « prophétique » unique[7]. Le texte sacré du Coran n’est pas un livre de droit comme le présentent les juristes. Il est d’abord l’expression de l’expérience de la rencontre du Prophète avec le Divin, présentée dans les limites du langage humain et dans le contexte socio-historique du temps.

Du moment que l’expérience religieuse est par nature pluraliste, ce discours réformiste soutient la diversité par opposition à l’uniformité des expressions religieuses. D’un point de vue pratique, la diversité concerne la compréhension et les interprétations de la religion et exige donc de la souplesse et de la tolérance plutôt qu’une rigidité exclusiviste.

 

La nécessité d’une nouvelle théologie

Par rapport aux textes sacrés – le Coran et les hadîths – les intellectuels réformistes adoptent une approche historico-critique et épistémologique. Initialement, l’accent était mis sur la multiplicité des interprétations de la religion. Puis, dans leurs théories sur la révélation et le Coran, Soroush et Shabestari ont adopté une position peu orthodoxe, en mettant l’accent sur le rôle de l’intermédiation humaine du Prophète Muhammad et de son contexte culturel, sans toutefois nier le caractère sacré de son expérience révélatrice. Il s’agit d’un pas hautement significatif vers leur objectif principal d’introduire une nouvelle théologie en tant que fondement systémique de la réforme dans la pensée islamique[8]. Ils soutiennent qu’une réforme durable nécessite une réévaluation et reformulation des principes théologiques comme condition préalable de la réforme juridique, car c’est à ce niveau que se définit la relation divin-humain. Des réformes jurisprudentielles et juridiques sporadiques, même si bien acceptées, offrent uniquement des remèdes partiels et fragmentaires. Cette croyance de fond se reflète également dans leur position face au rôle du clergé. Le caractère multidimensionnel de la religion et ses multiples interprétations n’impliquent aucun droit « a priori » pour les juristes, que ce soit sur le thème religieux ou politique.

En ce qui concerne la modernité et l’Occident, le discours réformiste adopte une approche de non-rejet et de non-antagonisme, bien que toujours critique. Dans la mesure où le mouvement réformiste est également un nouveau type de modernisme religieux, il accueille sélectivement certaines réalisations intellectuelles humaines, fruit de la modernité post-Lumières, mais ne la reconnaît cependant pas comme la seule forme de modernité. En d’autres termes, il cherche sa propre forme de modernité parmi les multiples modernités. Soroush sépare la laïcité philosophique (qui nie la transcendance) et la laïcité politique (la séparation institutionnelle entre la religion et l’État). Tandis qu’il approuve cette dernière, il encourage une sorte de sécularisation reconnaissant la dimension spirituelle de l’existence humaine et la faisant s’épanouir. Il donne la primauté à la raison humaine et à la rationalité, mais ne pense pas qu’il s’agisse de la seule source ou force capable de guider les êtres humains vers le progrès et la dignité humaine. Le discours réformiste critique de façon semblable le despotisme religieux et le sécularisme radical militant, ainsi que l’hégémonie politique de l’Occident.

Quant aux femmes iraniennes réformistes, grâce aux élaborations intellectuels et aux débats sur les divers aspects des textes religieux, sur les autorités, les lois et les pratiques religieuses, elles ont pu rejoindre les voix laïques en faveur des droits des femmes, en développant leur discours, leurs propres organisations et leurs propres magazines donnant ainsi voix à leurs préoccupations. Malgré les restrictions et les résistances des juristes officiels, elles ont ainsi réussit à obtenir une certaine reconnaissance. Même si les résultats concrets peuvent paraître faibles, leur conscience du fond est très prometteuse et finira par conduire à des changements plus substantiels[9].

Comme le révèle cet aperçu synoptique, la pensée islamique en Iran n’est pas restée stagnante. Son dynamisme a connu des hauts et des bas, mais continue son progrès dans le temps.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

Notes

[1] Forough Jahanbakhsh, The Emergence and Development of Religious Intellectualism in Iran, «Historical Reflections», 3 (2004), vol. 30, pp. 469-490.

[2] Forough Jahanbakhsh, Islam, Democracy and Religious Modernism in Iran : From Bazargan to Soroush, Brill, Leiden 2001.

[3] Ali Rahnema, Islamic Utopian: a Political Biography of Ali Shari`ati, I.B. Tauris, Londres 2000.

[4] Mehrzad Boroujerdi, Iranian Intellectuals and the West, Syracuse University Press, Syracuse 1996, Farhang Rajaee, Islamism and Modernism: The Changing Discourse in Iran, University of Texas Press, Austin 2007.

[5] Forough Jahanbakhsh, Religious and Political Discourse in Iran: Moving Toward Post-Fundamentalism, «The Brown Journal of World Affairs» 9 (2003), pp. 243-354.

[6] Abdulkarim Soroush, Reason, Freedom and Democracy in Islam, Oxford University Press, Oxford 2000.

[7] Abdulkarim Soroush, The Expansion of Prophetic Experience: Essays in Historicity, Contingency and Plurality in Religion, Brill, Leiden 2009.

[8] Forough Jahanbakhsh, A Neo-Rationalist Approach to Islam in Ibi, pp. x-xlviii.

[9] Asef Bayat, Making Islam Democratic: Social Movements and the Post-Islamist Turn, Stanford University Press, Redwood City 2007.

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Forough Jahanbakhsh, « Quelque chose de nouveau de Téhéran », Oasis, année XI, n. 21, juin 2015, pp. 42-51.

 

Référence électronique:

Forough Jahanbakhsh, « Quelque chose de nouveau de Téhéran », Oasis [En ligne], mis en ligne le 4 août 2015, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/quelque-chose-de-nouveau-de-teheran. 

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