L’unité de l’Iran moderne s’est cristallisée non pas grâce à la langue persane, mais grâce au chiisme. Et c’est pour cette raison que l’expulsion du Shah et l’instauration de la République Islamique ont pu s’appuyer sur une tradition bien enracinée dans l’identité nationale

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:58:11

L’identité politique de l’Iran moderne s’est forgée au XVIe siècle lorsque les souverains de la tribu turque des Safavides ont fait de l’Islam chiite la religion officielle de la Perse, permettant – au prix de conversions forcées – l’unification des nombreuses ethnies de la Perse autour de cette secte de l’Islam, face à l’Empire ottoman sunnite. Ce n’est donc pas langue persane, mais le chiisme qui a cristallisé l’unité de l’État iranien moderne, dans des frontières territoriales qui sont globalement restées stables, centrées sur le plateau iranien.

 

A partir de 1923, l’Iran contemporain des Pahlavi chercha à se construire une nouvelle identité et une cohésion autour de l’Iran antique et de la culture persane. Ils ont marginalisé l’Islam chiite considéré comme le principal soutien d’un passé révolu, même si le clergé avait joué un rôle central dans les revendications politiques et sociales de l’Iran depuis un siècle. En donnant à l’Islam chiite une place centrale et même exclusive, la révolution islamique de 1979 s’est donc inscrite dans une tradition politique et religieuse ancienne et très enracinée dans l’identité nationale iranienne.

 

La visibilité du clergé chiite au sommet du pouvoir, pour curieuse qu’elle fut, ne traduisait pas une réalité totalement nouvelle pour les pays de la région qui ont toujours perçu la Perse comme un pays chiite, le seul État chiite du monde musulman. En Occident, l’Islam politique, est par contre apparu comme un fait politique nouveau, une dynamique géopolitique peu connue et aux méthodes et objectifs inquiétants. Pour les pays du monde musulman la crainte de l’Iran khomeyniste était donc bien moins son caractère chiite traditionnel, que sa nouvelle dynamique « républicaine » et l’interaction entre ces deux facteurs.

 

L’exportation de la révolution islamique iranienne s’est donc opposée à la fois ou alternativement, à l’establishment sunnite dominant le monde musulman et aux régimes despotiques du monde islamique. C’est dans ce contexte à la fois politique et religieux qu’il convient d’analyser les rapports entre l’Iran chiite, minoritaire et marginal, et les États ou communautés sunnites majoritaires. Les ambitions politiques de la nouvelle République Islamique iranienne ont ainsi mélangé Islam et République, dans un contexte international, lié au pétrole, et donc aux grandes puissances industrielles à commencer par les États-Unis.

 

Malgré les apparences, le chiisme est donc loin d’être la seule ou même la principale composante de la politique intérieure ou extérieure de la République Islamique d’Iran, si bien que par choix ou par contrainte, la place du facteur chiite a souvent changé depuis la prise du pouvoir à Téhéran par l’ayatollah Khomeyni et le clergé chiite. La politique étrangère de l’Iran s’exerce dans trois cercles national, islamique et international, qui peuvent se recouper mais qui ont aussi des dynamiques distinctes et parfois contradictoires. Tenter de comprendre la politique régionale de l’Iran en ne voyant que le cercle islamique risquerait d’occulter les facteurs nationalistes ou les demandes des nouvelles bourgeoisies moyennes mondialisées.

 

La chute du régime impérial en février 1979 fut une vraie révolution globale à la fois, politique, culturelle, économique et sociale, aux effets durables. Les dimensions politiques nationales et internationales (opposition à la politique américaine, idées républicaines) étaient classiques, mais la dimension chiite, mal connue, a perturbé les analyses. La plupart des États n’ont pas pris au sérieux ce nouveau facteur religieux en le considérant comme irrationnel, ou plutôt lui ont donné une place excessive. La quasi-totalité des grandes puissances ont ainsi cru que l’invasion de l’Iran par le gouvernement « laïque et rationnel » de Saddam Hussein en septembre 1980 allait faire tomber le nouveau régime chiite iranien en quelques semaines.

 

La volonté d’exporter la révolution islamique dans la région est bien connue. C’est là un phénomène banal dans toute révolution. En outre, le nouveau pouvoir chiite comprenait des groupes politiques islamistes dont les militants avaient longtemps fréquenté durant leur exil les organisations tiers-mondistes révolutionnaires. Le contrôle du pouvoir par le clergé a également favorisé le renforcement médiatique et politique de la dimension religieuse de la nouvelle république, avec la création de nombreuses institutions islamiques paraétatiques, de fondations, qui ont multiplié les relations culturelles, sociales puis politiques avec les communautés chiites hors d’Iran mais aussi avec les sunnites.

 

Les ambitions de l’Iran visaient prendre une place de premier plan sinon dominante dans l’oumma toute entière, dans toute la communauté des croyants. L’unité de l’Islam était alors un des leit-motiv des discours et ambitions iraniennes, mais cette perspective s’est vite heurtée à la double résistance des sunnites, mais aussi des communautés chiites arabes qui récusaient à la fois la domination iranienne et la doctrine du velayat-e faqih qui donnait le pouvoir au Guide iranien et non plus aux ayatollah locaux. Autant le soutien de l’Iran comme unique et ancien État chiite était accepté et apprécié par les chiites hors d’Iran, autant son ingérence trop directe dans la vie religieuse et politique des pays voisins était contestée. Les monarchies et autres régimes arabes souvient despotiques ont également vu un risque majeur dans l’instrumentalisation du chiisme et de l’Islam par l’État iranien alors triomphant. Le danger des réseaux radicaux sunnites qui ont donné plus tard al-Qaida était alors négligé ou utilisé comme contre-feu à l’influence iranienne.

 

 

Le réseau des « shirazi »

Comme l’a remarquablement montré Laurence Louër, les arabes chiites n’ont pas attendu l’ayatollah Khomeyni pour affirmer leur volonté de reconnaissance face à la majorité sunnite. Depuis les années 1920, les ulémas chiites irakiens de Najaf, et notamment Mohammad al-Shirazi (1926-2001), ont affirmé leurs idées novatrices et politiques, notamment contre l’occupation ou l’influence britannique, et ont eu un très large écho dans toutes les communautés chiites arabes du Golfe persique, en particulier à Koweït, Bahreïn ou Arabie du nord. Après 1979, les « shirazistes » ont apprécié le soutien iranien à leurs revendications, d’autant plus qu’avec la répression de Saddam Husseyn, de très nombreux ulémas chiites arabes avaient quitté Najaf pour Qom, mais la volonté hégémonique du grand frère iranien et les divergences théologiques sur le pouvoir du Guide ont vite eu raison sinon de l’influence iranienne, du moins de ses prétentions hégémoniques.

 

L’agitation et les revendications qui affectent de façon récurrente les chiites dans le monde arabe comme en Afghanistan (Hazaras) ou au Pakistan, ont donc d’abord des origines locales et sont soutenues ou organisées par le réseau ancien des « shirazis » bien plus que par les nombreux agents iraniens envoyés pour favoriser la victoire de l’Islam révolutionnaire sous l’égide de l’imam Khomeyni. La révolte des chiites de Bahreïn en 1981 est une des rares opérations iraniennes à l’étranger. Conduite par des militants radicaux ayant peu de liens avec les réseaux shirazistes, la révolte fut réprimée dans le sang. L’échec de cette révolte mal préparée et inutile à provoqué le rejet ferme et durable de toute intervention iranienne directe, par les chiites de cette île colonisée par l’Iran avant sa conquête par la tribu sunnite des Khalifa au XVIIIe siècle, et indépendante depuis 1971.

 

L’invasion du Liban par Israël en 1982 a donné une nouvelle dimension aux relations très anciennes de l’Iran avec les chiites libanais. Jusqu’à cette date, la République Islamique n’avait pas fait une priorité de la lutte contre le sionisme et du soutien aux palestiniens. Certes, Yasser Arafat fut le premier « chef d’État » à se rendre en Iran après la chute du Shah, mais il n’avait pas été invité et Khomeyni refusa de recevoir ce leader arabe laïque. La cause palestinienne et l’opposition à Israël furent malgré tout intégrées dans le corpus des slogans et des ambitions affichées de l’Iran révolutionnaire, mais sans vraie conséquences sur le terrain. Le conflit israélo-palestinien était surtout utilisé par l’Iran chiite comme un « passeport » pour être admis dans un monde musulman composé à 90% de sunnites et dont la cause palestinienne et l’hostilité à Israël étaient un symbole consensuel.

 

Au début de la révolution, les mouvements islamistes radicaux iraniens, soutenus pas l’ayatollah Husein Ali Montazeri alors successeur désigné de Khomeyni, étaient animés par Mohammad Montazeri le fils de l’ayatollah, puis par Mehdi Hashemi, en liaison avec le corps des Gardiens de la révolution (Pasdarans). Cette organisation de soutien à la révolution islamique dans le monde musulman qui n’avait qu’une action limitée de soutien aux mouvements shirazistes, jusqu’à ce que l’invasion du Liban leur donne l’occasion de tenter de prendre la tête de la lutte contre Israël alors que certains pays arabes sunnites entraient dans un processus de paix après les accords de Camp David (1978). Ce fut également le moyen d’ouvrir un second front dans la guerre Irak-Iran. Cette priorité militaire et idéologique contre Israël et de collaboration très étroite avec le nouveau parti Hezbollah, fut soutenue par Khomeyni, mais à la condition que « la route de Jérusalem passe par Kerbala », c’est à dire que la défense du territoire national contre l’agression irakienne ne passe pas au second plan. En 1986, les pragmatistes soutenus par Ali Akbar Rafsanjani qui était l’homme fort du régime islamique, mirent fin à l’action du groupe Hashemi qui prenait trop d’importance. Mehdi Hashemi fut exécuté en 1987 et l’ayatollah Montazeri éliminé peu après de la vie politique iranienne.

 

Ainsi, les intérêts nationaux et stratégiques de l’Iran ont pris le pas sur ses intérêts et sa stratégie islamistes, mais cette « realpolitik » ne signifie pas la République Islamique ait abandonné toutes ses ambitions dans ce domaine. L’Iran avait compris qu’il ne lui était pas possible, comme pays chiite, d’avoir une influence institutionnelle forte dans le monde musulman et encore moins une position dominante. Ce retour à la réalité et à une certaine modération a permis que Téhéran accueille en 1997 la conférence de l’Organisation de la Conférence Islamique, mais la méfiance restait totale entre l’État iranien chiite peuplé de 75 millions d’habitants (dont 10 à 15% de sunnites), et ses voisins. Les discours anti-israéliens de Mahmoud Ahmadinejad ont donné au président iranien une popularité incontestable dans la « rue arabe », mais cela ne compense pas le fait que l’Iran soit redevenu le simple protecteur des communautés chiites et non plus leur référence unique. Ce nouveau rapport de force a été consolidé depuis 2003 avec la chute de l’État irakien sunnite et l’émergence à Bagdad d’un nouvel État chiite, arabe. On a alors parlé d’un « arc chiite », ce qui correspond à la réalité, mais rien ne dit que l’Iran en soit l’animateur et encore moins le bénéficiaire.

 

Il est banal de dire que l’Iran est un pays émergent. C’est moins le résultat de la politique de la République Islamique qui a isolé le pays que le résultat d’une évolution historique globale qui concerne également les autres pays de la région qui ont gagné en indépendance depuis la fin de Guerre Froide. Ces sociétés du monde musulman ont vu également la montée en puissance d’une bourgeoisie moyenne et de nouvelles générations formées dans des universités nationales et ouvertes à la mondialisation. Dans ce contexte, les communautés chiites longtemps marginalisées ou dominées par les sunnites se sont renforcées et autonomisées. L’Iran a joué un rôle décisif dans l’affirmation de ces chiites en leur donnant l’exemple - parfois outrancier - de « l’opposition à l’oppression » politique ou culturelle et en donnant l’asile aux leaders chiites étrangers contraints à l’exil, mais il serait erroné de voir la seule « main de l’Iran » dans ces mouvements. Les militants islamistes soutenus par la force Qods des Gardiens de la révolution sont présents et ne manquent aucune occasion de se manifester, mais leur action s’inscrit également dans les priorités de l’intérêt national iranien.

 

 

Le seul vrai succès

Malgré ses ambitions et ses rêves révolutionnaires, l’Iran a échoué à prendre la tête du monde chiite. Paradoxalement, ce sont les États-Unis - ennemi officiel de la République Islamique - qui ont chassé les talebans sunnites d’Afghanistan en 2001 et ont donné le pouvoir à la majorité chiite d’Irak en 2003. Pour le monde sunnite, la création de ce nouvel État chiite ayant Bagdad pour capitale fut un choc ; le souverain de Jordanie parla d’un « arc chiite » allant du Liban à l’Indus. L’expression a fait florès mais en fait, elle traduit peut-être la fin ou du moins l’affaiblissement du magistère iranien sur le monde chiite.

 

La capitale du chiisme est à nouveau Najaf en Irak et non plus Qom qui avait dû son développement à partir des années 1930 à la répression anti-chiite dans l’Irak nouvellement indépendant, puis au soutien financier de la République Islamique après 1979. Les étudiants de théologie de tout le monde arabe et même d’Iran vont désormais étudier en nombre dans le berceau retrouvé du chiisme qui garde les traditions et notamment celle des marja‘, des guides spirituels que sont les divers ayatollahs, comme Ali Sistâni, qui refusent de reconnaître une quelconque supériorité au Guide élu à Téhéran par les iraniens. Cette opposition théologique et politique sur la marja‘iyya, place la République Islamique d’Iran en marge du monde chiite. Téhéran utilise tous les moyens pour garder son influence militaire, sociale, économique, religieuse et politique en Irak, mais désormais, la puissance montante du chiisme est l’Irak.

 

Le seul vrai succès de la politique islamiste de Téhéran a été de faire du Hezbollah un parti politique chiite libanais de première importance, s’appuyant sur une milice armée. Cette communauté chiite a été utilisée par Téhéran à la fois pour jouer un rôle actif dans le monde arabe avec le concours de la Syrie, et pour affirmer son hostilité à Israël et aux pays occidentaux, mais il serait exagéré de réduire le Hezbollah à une simple annexe de l’Iran. L’autonomisation du parti chiite, désormais partie-prenante du gouvernement libanais, semble se confirmer malgré le réarmement de sa milice, les discours de soutien et les voyages officiels. Les rapports de force ont changé. La Syrie renoue avec les États-Unis, Israël n’est pas un enjeu stratégique et la menace nucléaire suffit à maintenir - et même augmenter - contre Tel Aviv une pression politique et idéologique forte. Selon certaines sources, l’Iran aurait baissé de 40% son aide financière au Hezbollah qui restera en toute hypothèse un ami et allié de l’Iran.

 

Dans le Golfe persique, l’Iran fait face à l’autre puissance régionale, l’Arabie Saoudite entourée de nombreux émirats et royaumes sunnites qui en dépendant de facto. L’échec des invasions par l’Irak de l’Iran puis de Koweït et l’incapacité technique des forces armées iraniennes à se projeter hors de leurs frontières, confirment que toute tentative d’opération militaire ou d’occupation territoriale est impossible. Malgré une hostilité qui n’est pas nouvelle, un statu quo s’est imposé entre les États. Par contre, les mouvements populaires des sociétés arabes depuis le début de 2011 changent les données du problème et pourraient modifier les relations entre l’Iran et les communautés chiites arabes de la région. Ces mouvement sont spontanés, locaux, et sans rapport avec Téhéran qui les soutient par principe, mais craint leurs revendications politiques et sociales qui traduisent une émancipation et vont dans le même sens que la société iranienne nouvelle opposée au régime islamique en place depuis plus de trente ans. Le quiétisme, la real politik qui s’impose à la République Islamique face aux émeutes de Bahreïn ou à l’agitation chronique des chiites du Nord Ouest de l’Arabie, pourrait cependant trouver ses limites si l’Arabie Saoudite wahhabite intervenait trop directement, imposant alors à Téhéran de réagir, au risque de bouleverser le calme précaire de cette « Guerre Froide » entre les États sunnites et la République Islamique.

 

Dans l’équilibre très instable qui caractérise le Moyen Orient actuel, l’Iran est confronté aux sanctions de l’ONU sur le nucléaire, contraint par une grave crise économique (les premiers postes d’exportation hors pétrole restent les fruits sec et les tapis), par l’usure d’un personnel politique au pouvoir depuis plus trente ans, est confronté à l’intérieur comme au sein des communautés chiites étrangères dont il est le protecteur historique, aux revendications d’une nouvelle société émergente. Les oppositions entre sunnites et chiites, entre persans et arabes resteront des paramètres incontournables de la politique régionale, mais la dynamique nouvelle se trouve peut-être plus dans ces sociétés chiites nouvelles qui cherchent leur émancipation, que dans l’instrumentalisation par l’Iran de leur identité religieuse.

 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis
 

Bibliographie

Houchang Chehabi (dir.), Distant Relations. Iran and Lebanon in the last 500 Years, Tauris, Londres 2006.

Jean-Pierre Digard, Bernard Hourcade et Yann Richard. L’Iran au XXe siècle. Entre nationalisme, Islam et mondialisation, Fayard, Paris 2007.

Bernard Hourcade, Géopolitique de l’Iran. A. Colin, Paris 2010.

Laurence Louër, Chiisme et politique au Moyen-Orient, Iran, Irak et monarchies du Golfe, Autrement, Paris 2008.

Sabrina Mervin (dir.), Les mondes chiites et l’Iran, Karthala, Paris 2007.

Yann Richard, L’Iran de 1800 à nos jours, Flammarion, Paris 2009.

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Bernard Hourcade, « Trente ans d’ambitions (qui ne sont pas toujours réalisées) », Oasis, année VII, n. 13, juillet 2011, pp. 39-43.

 

Référence électronique:

Bernard Hourcade, « Trente ans d’ambitions (qui ne sont pas toujours réalisées) », Oasis [En ligne], mis en ligne le 1 juillet 2011, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/revolution-islamique-trente-ans-d-ambitions.

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