Dans les mouvements de réforme soufie en Afrique les femmes ont joué un rôle important dans la diffusion des institutions éducatives et dans la consolidation de l’autorité religieuse masculine

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 10:03:05

La contribution des femmes musulmanes savantes est un aspect négligé de l’histoire africaine. Nous savons encore peu de choses à leur sujet, notamment parce que la recherche n’a commencé à s’en occuper que récemment et les sources disponibles sont rares. L’analyse des mouvements de réforme soufie du XVIIIe et du XIXe siècle montre cependant que les femmes ont joué un rôle important dans la diffusion des institutions éducatives islamiques ainsi que dans la consolidation de l’autorité religieuse masculine.

 

L’un des premiers aspects dont nous nous rendons compte en observant le phénomène du savoir islamique féminin en Afrique est que nous en savons très peu à ce sujet. Ceci est dû essentiellement à trois raisons. En premier lieu, l’histoire musulmane africaine est dominée par l’intérêt pour les puissantes et emblématiques figures masculines et cela explique pourquoi les femmes sont absentes de la plupart de l’historiographie sur l’Afrique islamique. En second lieu, la perception du rôle social des femmes en Afrique en général, et dans les sociétés musulmanes en particulier, a fait qu’une bonne partie de la recherche académique a ignoré l’existence des femmes musulmanes savantes, puisque cela aurait mis en question le stéréotype récurrent des femmes musulmanes subordonnées aux hommes musulmans[i].

 

Enfin, ni la recherche académique ni le savoir islamique traditionnel ne se sont jamais préoccupés de documenter les activités religieuses féminines et leurs résultats dans la même mesure que ce qui a été fait pour les hommes. En conséquence, les sources d’archives qui rapportent les activités des femmes savantes sont rares. Ce n’est que récemment que leur œuvre a commencé à constituer un objet d’intérêt[ii].

 

Un phénomène insaisissable

 

Même si nous savons peu de choses, il faut admettre que les femmes pieuses et cultivées sont souvent mentionnées dans certains types de sources, comme les notes biographiques et les comptes-rendus écrits par des savants à l’occasion de leurs voyages d’études (spirituelles). Par ailleurs, certains dictionnaires biographiques consacrent aux femmes savantes des entrées distinctes[iii]. Pourtant, nous nous apercevons immédiatement que les informations fournies sur ces femmes sont souvent brèves et que les femmes n’existent pas en tant que telles, mais qu’elles sont toujours liées aux hommes, qu’il s’agisse d’un fils, du père, du frère ou du mari.

 

Les femmes sont avant tout décrites comme des épouses, des filles ou des mères de personnalités religieuses ou de cheikhs, et c’est seulement en second lieu qu’est mentionné leur engagement dans le domaine de la spiritualité ou du savoir religieux. C’est cela qui, dans les dictionnaires biographiques, distingue de façon significative les entrées sur les femmes de celles qui sont consacrées à leurs compagnons masculins, dont les relations familiales ne sont souvent même pas mentionnées[iv].

 

Par conséquence, la recherche sur les femmes musulmanes savantes requiert une réflexion approfondie sur les conceptions relatives au genre et au statut social dans les sociétés de culture islamique et souligne la nécessité de remettre davantage en question le paradigme orientaliste selon lequel il existerait un Islam monolithique. Les opinions des savants musulmans quant à la participation des femmes au domaine de la production, de la transmission et de la conservation de la connaissance islamique sont diverses. En conséquence, les modalités d’implication des fidèles musulmanes dans ce domaine sont aussi assez différenciées.

 

Les femmes peuvent devenir des autorités religieuses grâce à leur expérience spirituelle dans les contextes soufis[v] et grâce à leur savoir islamique[vi] dans un contexte connoté par l’étude des textes. Elles jouent en outre un rôle important à l’intérieur des institutions de l’autorité musulmane comme les mosquées[vii] et les centres soufis, où elles occupent parfois des positions de prestige en raison de l’autorité religieuse qu’elles ont acquise, mais la plupart du temps elles ont beaucoup moins de visibilité que leurs contreparties masculines[viii]. Plus récemment avec le changement des sociétés, les institutions religieuses se sont également transformées, en s’adaptant aux nouvelles conditions de vie et aux nouvelles normes sociales, et ces activités cachées sont devenues plus visibles[ix].

 

En admettant que, n’étant pas régulièrement mentionnée dans les sources écrites, l’implication religieuse des femmes reste généralement peu observable, on en trouve cependant des traces dans certains genres littéraires, surtout dans les hagiographies et dans les récits de voyage, mais aussi dans les panégyriques pour les personnalités défuntes (madîh), dans lesquels sont souvent citées des femmes musulmanes savantes ou des femmes chefs spirituels. Outre les sources écrites, les édifices aussi peuvent fournir des informations sur des formes féminines de sainteté et de production du savoir islamique, par exemple les sanctuaires dédiés à la commémoration de saintes et de personnalités pieuses. On trouve des constructions de ce type dans les villes plus anciennes de l’Afrique islamique, dont certaines sont dédiées aux saintes. Ceci est particulièrement évident en Afrique du nord, par exemple avec la tombe de Lâlla Sittî (XIIe siècle) à Tlemcen, en Algérie, mais aussi dans d’autres villes africaines islamiques plus anciennes comme Harar en Éthiopie[x].

 

Un autre type de source, bien que très rare, est représenté par les textes rédigés par des femmes savantes et conservés surtout dans les collections privées de manuscrits présentes dans toute l’Afrique islamique. Ces textes sont très difficiles à retrouver, puisque la plupart d’entre eux ne semble pas avoir été beaucoup citée ni avoir fait l’objet d’éditions critiques. D’ailleurs, un grand nombre de ces manuscrits sont d’auteurs anonymes et, finalement, les textes qui peuvent être attribués à une personnalité spécifique sont peu nombreux. Très souvent, en outre, il s’agit d’autographes qui n’ont peut-être jamais été recopiés et donc jamais transmis aux générations futures, risquant ainsi de disparaître avec le temps. Par conséquent, les données recueillies dans les outils bio-bibliographiques demeurent souvent incomplètes lorsqu’ils énumèrent les œuvres d’une auteure[xi].

 

Les femmes savantes de Mauritanie

 

Depuis 2012, je m’intéresse aux femmes savantes en Mauritanie. Un aspect de mon travail concerne la mesure dans laquelle elles participent à la production de textes locaux. Dans l’ensemble, j’ai pu identifier quinze femmes musulmanes savantes et auteures de textes du XVIIIe siècle à ce jour. L’une d’elles est Fâtima Bint Muhammad Mahmûd Ibn ‘Abd al-Fattâh al-Abyayriyya (morte avant 1882, connue sous le nom de Tût Bint al-Tâh), femme lettrée importante appartenant à la communauté soufie du cheikh Sîdiyya, du XIXe siècle[xii]. Célèbre pour sa belle calligraphie, d’après une publication locale[xiii] Tût Bint al-Tâh est aussi l’auteure d’une quinzaine de textes, dont seulement deux sont cités dans la Maurische Literaturgeschichte[xiv], et deux autres dans la plus récente Arabic Literature of Africa V[xv]. J’ai réussi à trouver trois autres titres sous forme de manuscrits dans une collection privée à Nouakchott, mais les huit autres n’ont pas encore été retrouvés.

 

Les textes des femmes savantes n’étaient évidemment pas très diffusés, néanmoins ils ont souvent contribué aux débats intellectuels locaux. C’est le cas de ‘Â’isha Bint Ahmad Maylûd al-Hâjjiyya (morte vers la fin du XIXe siècle), qui a commenté un des textes de Hamâdan Ibn al-Amîn al-Bûhamdî al-Majlisî (1756/7-1848/9) sur la discipline de la sîra (biographie du Prophète et de ses compagnons). Toutefois les femmes ne se limitaient pas à commenter les textes des savants locaux, mais elles pouvaient aussi introduire leurs commentaires dans la tradition intellectuelle du lieu.

 

À cet égard, un cas significatif est celui de Khadîja Bint Muhammad al-‘Âqil al-Daymâniyya (m. 1835/6), qui a été parmi les savants qui introduisirent le mantiq (logique) dans les programmes de l’enseignement islamique supérieur local. Auteure de l’un des premiers commentaires écrits dans le Sahara occidental de al-Sullam al-murawniq fî ‘ilm al-mantiq de al-Akhdarî (m. 1575), elle a été la maîtresse de nombreux savants renommés de son époque, qui ont contribué au débat dans la discipline du mantiq (logique). L’un de ses élèves fut Mukhtâr Ibn Bûna, auteur de l’œuvre de logique la plus célèbre de cette époque, intitulée Tuhfat al-muhaqqiq fî hall mushkilât al-mantiq.

 

La plupart des femmes savantes que j’ai identifiées comme auteures de textes provenaient de familles de grande tradition intellectuelle, ayant des pères ou des frères connus. Beaucoup d’entre elles enseignaient activement à l’école islamique de leur famille. Il n’y a qu’une seule auteure, Fâtima Bint Muhammad Sîd Ahmad al-Habîb, sur la vie et sur la famille de laquelle je n’ai pas réussi à trouver d’informations. Il se peut que cette femme ne provienne pas d’une famille de savants dotée d’une tradition écrite, mais qu’elle a pu entrer dans l’une d’entre elles à travers le mariage. D’autre part, il est aussi possible que tous les écrits de sa famille aient été perdus.

 

La perte d’informations est un phénomène répandu dans la tradition manuscrite du Sahara occidental et, dans de nombreux cas, ce n’est que grâce à la connaissance du propriétaire de la collection de manuscrits que l’on peut découvrir davantage de détails. Ces résultats indiquent clairement que certaines femmes savantes ont rédigé des textes propres, mais nous sommes encore très loin de découvrir quelle a été leur contribution effective à la tradition manuscrite du Sahara occidental.

 

Si l’on veut réfléchir à l’influence du savoir féminin dans les traditions intellectuelles islamiques, ces exemples montrent qu’en considérant en particulier la tradition écrite, notre connaissance demeure lacunaire. Les textes écrits par des femmes savantes ne sont pas faciles à repérer et l’on ne trouve pas beaucoup d’informations à leur sujet dans d’autres sources écrites. C’est la raison pour laquelle il convient d’inclure également dans la recherche le domaine de l’oralité. C’est la conclusion à laquelle parviennent aussi Mack et d’autres collègues dans leurs études sur le savoir islamique féminin : le manque de documentation écrite suggère l’importance de la tradition orale qui, avec la mémorisation, est centrale dans la recherche du savoir islamique[xvi].

 

En ce sens, le savoir féminin demeure plus souvent dans le domaine oral, il peut disparaître au cours des générations ou se maintenir uniquement dans une localité spécifique, mais il appartient rarement à une mémoire transrégionale. Malgré cela, le fait, par exemple, qu’en Mauritanie les femmes savantes aient laissé plusieurs textes écrits montre que les femmes faisaient activement partie de la tradition intellectuelle islamique en Afrique. Les activités pouvaient aller de l’introduction d’un savoir novateur dans la tradition du lieu, comme ce fut le cas de Khadîja Bint Muhammad al-‘Âqil al-Daymâniyya avec son traité de logique, au commentaire de textes locaux, comme dans le cas du commentaire de ‘Â’isha Bint Ahmad Maylûd al-Hâjjiyya. D’ailleurs, il existe des preuves montrant que les femmes émettaient même des avis juridiques (fatwas).

 

Dans des communautés musulmanes africaines autres que la Mauritanie, les femmes jouaient souvent des rôles importants dans le domaine des institutions éducatives religieuses en tant qu’enseignantes, guides spirituelles féminines ou même comme fondatrices d’institutions destinées à la transmission du savoir islamique. Une fois encore, dans l’état actuel de la recherche, nos connaissances sont réduites et il est difficile d’évaluer l’impact du savoir islamique féminin. Les femmes que nous connaissons constituaient-elles une exception ou faisaient-elles partie de la vie intellectuelle ordinaire ? Leur travail a-t-il exercé quelque influence ou a-t-il eu une portée limitée en raison des rôles de genre ? Souvent ces questions ne trouvent pas de réponse ou bien elles sont traitées à l’intérieur d’un cadre hypothétique. On peut dire qu’à la question de savoir dans quelle mesure les femmes savantes ont influencé les traditions islamiques spirituelles et intellectuelles, il serait possible de répondre de façon différente selon les circonstances spécifiques du cas examiné.

 

Cela dit, nous pouvons constater que le phénomène des femmes musulmanes savantes ne peut être rapporté uniquement à certaines sociétés, ni à des périodes historiques déterminées ou à des traditions intellectuelles précises. Les femmes musulmanes savantes ont existé dans toutes les communautés musulmanes africaines, à des périodes historiques diverses et dans des traditions intellectuelles différentes. Dès l’arrivée de l’Islam sur le continent, il y a des informations éparses sur des cas de femmes pieuses. Leurs activités vont de l’enseignement au copiage de manuscrits, à l’écriture et, dans de rares cas, à l’émission de fatwas. Les modalités d’implication dans la tradition intellectuelle sont nombreuses et variées, et ne sont possibles qu’après une formation approfondie. Cela vaut pour la direction spirituelle, pour le copiage de textes religieux ainsi que pour l’enseignement des différentes disciplines des traditions intellectuelles islamiques, parfois destiné uniquement aux femmes, souvent aux hommes et aux femmes indistinctement.

 

La plupart des informations est liée aux mouvements soufis de réforme du XVIIIe et du XIXe siècle. Y compris dans les sources relatives aux débuts de l’histoire islamique africaine, le savoir islamique féminin se confond avec l’historiographie des femmes soufies et des saintes. D’un côté, la raison à cela pourrait être le fait que le soufisme a joué un rôle clé dans la diffusion de l’éducation islamique. De l’autre côté, puisque les femmes savantes n’ont pas contribué de manière significative et évidente à la production écrite au sujet de la doctrine islamique, la plupart des informations dont nous disposons concerne des femmes pieuses et la contribution qu’elles ont apportée à la société à travers la fondation d’institutions importantes, les œuvres de charité, le soin des malades et l’enseignement.

 

La matrice maghrébine et les mouvements soufis

 

La première femme à être passée à l’histoire en Afrique pour son enseignement pourrait être Sayyida Nafîsa Bint al-Hasan (762-824), probablement une arrière-petite-fille de ‘Alî Ibn Abî Tâlib (m. 661). Originaire de La Mecque, elle s’installa vers l’âge de quarante-cinq ans à Fustât, un établissement créé à proximité de la future ville du Caire pour gouverner l’Égypte du nord à l’époque du premier empire islamique. Vénérée encore aujourd’hui en Égypte et connue pour sa piété et pour plus d’une centaine de miracles, l’on dit que sa maison était un important lieu de rencontre de célèbres savants musulmans de l’époque. Selon la tradition populaire, Sayyida Nafîsa Bint al-Hasan aurait été l’enseignante de nombreux savants célèbres dans le domaine des hadîths, parmi lesquels les fondateurs des écoles juridiques shafi‘ite et hanbalite[xvii].

 

Une autre femme cultivée et pieuse de l’époque est Fâtima al-Fihrisiyya (m. 890), une femme arabe de Tunis dont la famille s’était établie à Fès, au Maroc, au début du IXe siècle. À la mort de son père, Fâtima investit l’héritage reçu pour fonder, en 859, la plus ancienne madrasa toujours en fonction, la Qarawiyyîn, qui accueille encore aujourd’hui la plus ancienne bibliothèque du Maroc et où sont conservés des manuscrits rares et précieux.

 

Les informations sur les contributions féminines au savoir islamique au Maghreb entre le Xe et le XVe siècle sont plutôt riches grâces aux études réalisées par Nelly Amri[xviii] à partir des années 1990 sur la conception hafside de la sainteté. Pendant la période hafside maghrébine, la sainteté n’était pas une prérogative exclusivement masculine, mais elle était accessible aux deux sexes et cela valait aussi pour parvenir à un certain état spirituel et pour la fonction de guide : les saintes pouvaient atteindre l’état spirituel le plus élevé (al-qutbiyya) et la position la plus élevée de guide spirituelle et de représentation (al-khilâfa)[xix]. Ces attributs (qutbat al-aqtâb ; khalîfat Allâh) se trouvent par exemple dans l’une des très rares hagiographies dédiées à une sainte de Tunis : ‘Â’isha al-Mannûbiyya (m. 1267)[xx].

 

Comme le rappellent certaines sources, toutefois, à cette époque les femmes cultivées pouvaient exercer leur autorité non seulement dans la sphère de la spiritualité et de la sainteté, mais aussi dans le domaine de la jurisprudence et de la prédication. C’est le cas, par exemple, de certaines femmes savantes marocaines comme ‘Azîza al-Saksâwiyya (fin du XIVe siècle), qui émettait des avis juridiques tenus en considération par ceux qui les demandaient[xxi], comme Sârâ Bint Ahmad b. ‘Uthmân al-Halabatiyya (XIIe siècle), qui enseignait le droit (fiqh) et la tradition prophétique (hadîth) à Fès autant à des étudiants hommes qu’à des femmes, ou encore Khadîja Bint al-Hawwât (XVe siècle), prédicatrice réputée de Chefchaouen (Maroc)[xxii].

 

Ce phénomène ne concerne pas seulement le Maghreb. En Égypte mamelouke aussi, les femmes savantes s’étaient taillé un rôle de premier plan, spécialement dans le domaine de la tradition prophétique (hadîth)[xxiii].

 

Par la suite, la tradition intellectuelle islamique maghrébine allait avoir une influence profonde sur la naissance d’une tradition intellectuelle islamique saharienne et d’Afrique occidentale. Les deux traditions partagent l’héritage andalou et le corpus de la littérature malikite (école juridique), ach‘arite (école théologique) et soufie. Nana Asma’u (1793-1865), fille du fondateur du califat de Sokoto (Nigéria du nord, XIXe siècle), est l’une des figures historiques les plus célèbres en Afrique. Une série de publications de Murray Last, Beverly Mack et Jean Boyd consacrées à sa vie, à ses activités éducatives et à ses œuvres, ont fait d’elle une figure emblématique de l’historiographie relative au savoir islamique féminin en Afrique[xxiv].

 

Sa vie est représentative du rôle des femmes savantes dans le monde intellectuel musulman de l’Afrique de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe. En tant que membre de la famille régnante du califat de Sokoto, Nana Asma’u a contribué par ses activités à consolider l’autorité politique et religieuse des hommes de sa famille. Avec ses compétences dans le domaine du savoir islamique, elle a joué la fonction de scribe et d’éducatrice. En qualité de fondatrice du mouvement yan taru, elle a formé les femmes à en former d’autres et a créé un réseau éducatif pour diffuser les valeurs et les normes sociales sur lesquelles se fondait le califat de Sokoto. La création de ce dernier est allée de pair avec les fortunes d’un mouvement soufi de réforme dans la région, la Qâdiriyya, présente dans la région saharienne et sahélienne de la fin du XVe et du début du XVIe siècle et qui a connu un renouveau populaire entre le XVIIIe et le XIXe siècle.

 

Les femmes ont joué un rôle important dans ce mouvement populaire de réforme soufie comme dans d’autres. La Tijâniyya aussi, fondée à la fin du XVIIIe siècle, comptait par exemple un nombre important de femmes cultivées. Certaines sont devenues des autorités à travers la direction spirituelle et d’autres à travers l’enseignement du savoir textuel. Des cas d’autorités féminines dans la Tijâniyya sont enregistrés dans la Mauritanie du XIXe et du XXe siècle[xxv], mais aussi dans l’État de Kano, dans le nord du Nigéria[xxvi], au XXe siècle, ou encore au Sénégal dans la moitié du XXe siècle et au XXIe siècle[xxvii]. Dans le Sénégal du début du XXe siècle, il existe aussi d’autres cas, par exemple dans le contexte de la Murîdiyya et du mouvement Laayeen, ou Layènne en français[xxviii]. Cela dit, la notoriété des autorités féminines soufies a franchi les frontières de l’Afrique de l’Ouest. En Afrique du Nord, par exemple, l’on trouve Zaynab dans l’Algérie coloniale[xxix] ; tandis qu’en Afrique de l’Est, une récente publication consacrée à Sittî ‘Alawiyya dans l’Érythrée coloniale fait la lumière sur le savoir féminin dans la région[xxx].

 

Toutes ces femmes appartenaient à des familles influentes de savants (par la naissance ou par acquisition à travers le mariage) et étaient engagées dans le projet de diffusion de l’Islam soufi et de ses pratiques dévotionnelles. Elles montrent que les mouvements de piété populaire requièrent la participation active des femmes et créent ainsi des espaces pour l’autorité féminine. En diffusant les pratiques soufies, ces femmes ne faisaient pas obstacle à l’autorité religieuse masculine, mais elles contribuaient aux mouvements populaires qui promouvaient une plus grande piété et pratique dévotionnelle en conformité avec les enseignements des Écritures islamiques.

 

Ces mouvements ont souvent contribué à l’arabisation du savoir islamique africain à travers la fondation de différentes institutions éducatives qui offraient une éducation islamique et l’enseignement de l’arabe à un public plus large. L’un de leurs objectifs était de contrer l’influence coloniale croissante dans le domaine de l’instruction, qui avait commencé à s’étendre sur tout le continent africain à travers l’invitation d’enseignants européens pour moderniser les plans de réforme (par exemple en Égypte au temps de Muhammad ‘Alî), mais aussi à travers le prosélytisme des organisations européennes qui fondaient des écoles missionnaires chrétiennes.

 

Ces premières rencontres dans le secteur éducatif ont été suivies par les écoles coloniales, crées pour former le personnel administratif nécessaire à la gouvernance des colonies. L’introduction des valeurs et de l’éducation « chrétiennes » a suscité des « réponses intellectuelles » à la fois parmi les savants musulmans qui avaient reçu une formation traditionnelle, et parmi ceux qui s’étaient formés avec les nouvelles méthodes[xxxi] et qui soulignaient souvent la nécessité d’intégrer davantage les femmes dans l’éducation islamique pour défendre les valeurs musulmanes et les visions du monde dans les communautés musulmanes.

 

Non seulement une question de genre

 

Après l’introduction de l’instruction moderne de masse, se sont développées de nouvelles formes d’éducation islamique, qui ont aussi produit des femmes savantes engagées dans l’enseignement, dans la prédication et parfois dans l’écriture. Ces tendances plus modernes n’ont pas été considérées dans cet article, parce que ce phénomène nécessiterait une réflexion plus approfondie sur les intersections entre les politiques modernes, le développement des institutions étatiques et les effets à long terme du colonialisme dans la transformation des valeurs et des sociétés au niveau mondial. L’objet de cet article est plutôt la dimension historique du savoir islamique féminin, un thème souvent négligé. C’est cet aveuglement qui a conduit à célébrer les « nouvelles » libertés conquises par les femmes musulmanes durant la modernité, mais qui pourraient ne pas être si nouvelles. En général, il faut admettre que le colonialisme a introduit ses propres modalités d’exclusion des femmes de l’éducation, différentes des modalités islamiques précoloniales. D’autre part, il serait irréaliste de penser que les communautés musulmanes précoloniales en général n’excluaient pas du tout les femmes de l’accès au savoir islamique et à l’autorité.

 

Abstraction faite de la réflexion sur le genre, la question de l’exclusion ou de l’inclusion des femmes dans le monde du savoir islamique doit aussi tenir compte du statut social. Comme le démontrent les exemples des femmes savantes musulmanes, auteures de textes en Mauritanie, ces femmes appartenaient à des familles cultivées. En examinant de plus près la question de l’autorité religieuse dans les cercles soufis en Mauritanie, nous voyons que, bien que la position de guide au sein d’une communauté soufie ait souvent été une prérogative masculine, les épouses jouaient des rôles importants et favorisaient la carrière de leur mari. Un homme qui, au sein des cercles intellectuels, briguait des positions de leadership pouvait les atteindre plus facilement avec une femme cultivée à ses côtés. En effet, elle pouvait l’assister en copiant les textes, en enseignant aux étudiants et en guidant les femmes de la communauté[xxxii].

 

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[i] Un bon aperçu des stéréotypes dans le débat universitaire sur les femmes musulmanes et leur influence sur les programmes de recherche se trouve dans Munira M. Charrad, Gender in the Middle East: Islam, State, Agency, « Annual Review of Sociology », vol. 37 (2011), pp. 417˗437.
[ii] Voir Muhammad al-Râdî Kanûn, Nisâ’ Tijâniyyât, Casablanca 2010.
[iii] L’un des travaux académiques pionniers qui fait la lumière sur la présence continue des femmes dans le domaine du savoir islamique est l’ouvrage de Ruth Roded, Women in Islamic Biographical Collections: From Ibn Sa‘d to Who is Who, Lynne Rienner Publishers, Boulder 1994.
[iv] Quelques réflexions sur les aspects de genre de l’autorité féminine au Maroc et ailleurs se trouvent dans Aziza Ouguir, Female Religious Agents in Morocco. Old Practices and New Perspectives, thèse de doctorat, ASCA, Amsterdam 2013, p. 81. Disponible sur http://hdl.handle.net/11245/1.400239 [dernier accès septembre 2019].
[v] Un article bref et intéressant sur la sainteté féminine est celui de Michel Chodkiewicz, Female Sainthood in Islam, « Sufi: A Journal of Sufism » n. 21 (1994), pp. 12-19.
[vi] Pour avoir une vue d’ensemble des activités intellectuelles féminines dans l’histoire, voir Asma Sayeed, Women and the Transmission of Knowledge in Islam, Cambridge University Press, New York 2013.
[vii] Marion Holmes Katz, Women in the Mosque: A History of Legal Thought and Social Practice, Columbia University Press, New York 2014.
[viii] J’ai traité la question du caractère caché des femmes musulmanes savantes dans Britta Frede, Following in the Steps of ‘Ā’isha. Hassāniyya-Speaking Tijānī Women as Spiritual Guides (Muqaddamāt) and Teaching Islamic Scholars (Limrābutāt) in Mauritania, « Islamic Africa », vol. 5, n. 2 (2014), pp. 225-273.
[ix] Les transformations en cours concernant la question de la visibilité des femmes musulmanes savantes sont traitées dans Joseph Hill, Wrapping Authority: Women Islamic Leaders in a Sufi Movement in Dakar, Senegal, Toronto University Press, Toronto-London 2018.
[x] Le seul compte-rendu sur la sainteté féminine à Harar se trouve dans Camilla Gibb, Negotiating Social and Spiritual Worlds: The Gender of Sanctity in a Muslim City in Africa, « Journal of Feminist Studies in Religion », vol. 16, n. 2 (2000), pp. 25-42.
[xi] Sur la difficulté à retrouver les textes de femmes musulmanes savantes, voir Britta Frede, Arabic Manuscripts of the Western Sahara: Trying to Frame an African Literary Tradition, « Journal of Islamic Manuscripts» n. 8 (2017), pp. 57-84.
[xii] Pour un approfondissement sur cheikh Sîdiyya, voir Charles Cameroon Stewart, Islam and Social Order in Mauritania: A Case Study from the Nineteenth Century, Oxford University Press, Oxford 1973.
[xiii] Sîdi Ahmad bin Ma‘lûm bin Ahmad Zarûq, Mashâhîr al-‘âlimât wa al-sâlihât min al-nisâ’ al-mûrîtâniyyât, Nouakchott 2006.
[xiv] Ulrich Rebstock, Maurische Literaturgeschichte, 3 voll., Ergon Verlag, Würzburg 2001.
[xv] Charles C. Stewart, Arabic Literature of Africa. Volume 5. The Writings of Mauritania and the Western Sahara, 2 voll., (Handbook of Oriental Studies: The Near and Middle East I/13), Brill, Leiden-Boston 2015.
[xvi] Michel Chodkiewicz, La sainteté féminine dans l’hagiographie islamique, in Denise Aigle (dir.), Saints orientaux, De Boccard, Paris 1993, pp. 99˗115 ; Beverly B. Mack, Muslim Women’s Educational Activities in the Maghreb. Investigating and Redefining Scholarship in Northern Nigeria and Morocco, «The Maghreb Review», vol. 29, nn. 1˗4 (2004), pp. 165˗185.
[xvii] Pour un approfondissement sur Sayidda Nafisa, voir Yûsûf Râghib, Al-Sayyida Nafisa, sa légende, son culte et son cimetière, « Studia Islamica » n. 44 (1976), pp. 61˗86 ; Valerie J. Hoffmann, Muslim Sainthood, Women, and the Legend of Sayidda Nafisa, in Arvind Sharma (dir.), Women Saints in World Religions, State University of New York Press, Albany 2000, pp. 107˗144.
[xviii] Son premier travail sur les saintes musulmanes est Les femmes soufies ou la passion de Dieu, Ed. Dungles, St-Jean de Braye 1992.
[xix] L’un des plus récents travaux sur les saintes et sur les femmes savantes du Mashreq et du Maghreb est Nelly Amri, Entre Orient et Occident musulmans. Retour sur la sainteté féminine (IIIe/IXe s. – fin du IXe/XVe siècle). Modèles, formes de l’ascèse et réception, 2016, p. 31. Disponible sur https://bit.ly/2N96vir [dernier accès septembre 2019].
[xx] La publication la plus importante sur ‘Âisha al-Mannûbiyya est Nelly Amri, La sainte de Tunis. Présentation et traduction de l’hagiographie de ‘Āisha al-Mannūbiyya (m. 665/1267), Sindbad Actes du Sud, Arles 2008, p. 165 et pp.169˗170.
[xxi] Quelques exemples de femmes savantes qui ont émis des fatwas se trouvent dans Ead., Entre Orient et Occident musulmans, p. 9. Disponible sur https://bit.ly/2N96vir [dernier accès septembre 2019].
[xxii] Voir Aziza Ouguir, Female Religious Agents in Morocco. Old Practices and New Perspectives, p. 81.
[xxiii] Un des premiers aperçus des femmes savantes en Égypte mamelouke se trouve dans Yossef Rapoport, Women and Gender in Mamluk Society: An Overview, « Mamlūk Studies Review », vol. 11, n. 2 (2007), pp. 1˗47.
[xxiv] On peut faire remonter la popularité de Nana Asma’u aux publications suivantes : Jean Boyd, Murray Last, The role of women as “agents religieux” in Sokoto, « Canadian Journal of African Studies », n. 19 (1985), pp. 283˗300 ; Jean Boyd, The Caliph’s Sister: Nana Asma’u (1793˗1865). Teacher, Poet, and Islamic Leader, Frank Cass, London 1989 ; Beverly B. Mack, Jean Boyd, One Women’s Jihad: Nana Asma’u, Scholar and Scribe, Indiana University Press, Bloomington 2000; Id., Educating Muslim Women: The West African Legacy of Nana Asma’u, 1793˗1864, Kube Publishing, Markham, Leics 2013.
[xxv] Sur le rôle des femmes dans la Tijâniyya en Mauritanie, voir Following in the Steps of ‘Ā’isha, pp. 225˗73, 231˗235.
[xxvi] Sur le rôle des femmes dans la Tijâniyya au Nigéria, voir Alaine Hutson, The Development of Women’s Authority in the Kano Tijaniyya, 1894˗1963, « Africa Today », vol. 46, n. 3 (1999) pp. 43˗64 ; Ead., Women, Men and Patriarchal Bargaining in an Islamic Sufi Order: The Tijaniyya in Kano, Nigeria 1937 to Present, « Gender & Society », vol. 15, n. 5 (2001), pp. 734˗753.
[xxvii] Sur le rôle des femmes dans la Tijâniyya au Sénégal, voir Joseph Hill, ‘All Women are Guides’: Sufi Leadership and Womenhood among Taalibe Baay in Senegal, « Journal of Religion in Africa », vol. 40, n. 4 (2010), pp. 375˗412. Id., Niasse, Mariama Ibrahim, in John Esposito (dir.), Oxford Islamic Studies online, Oxford University Press, Oxford 2013. Disponible sur https://bit.ly/2MGwa3l. Joseph Hill, Wrapping Authority: Women Islamic Leaders in a Sufi Movement in Dakar, Senegal, Toronto University Press, Toronto-London 2018.
[xxviii] Sur le rôle des femmes dans d’autres mouvements soufis de l’Afrique de l’Ouest, voir Christian Coulon, Women, Islam and Baraka, in Donal B. Cruise O’Brian, Christian Coulon (dir.), Charisma and Brotherhood in African Islam, Clarendon, Oxford 1988, pp. 113˗133 ; Christian Coulon, Odile Reveyrand, L’Islam au féminin: Sokhna Magat Diop, cheikh de la confrérie mouride, Sénégal, Centre d’Étude d’Afrique Noire, Institut d’Études Politiques de Bordeaux, Talence 1990 ; Amber Gemmeke, Marabout Women in Dakar. Creating Trust in a Rural Urban Space, Lit Verlag, Berlin 2008 ; Ead., Marabout Women in Dakar: Creating Authority in Islamic Knowledge, « Africa: Journal of the International Africa Institute », vol. 79, n. 1 (2009), pp. 128˗147.
[xxix] Pour l’Algérie, voir Julia Ann Clancy-Smith, The House of Zainab: Female Authority and Saintly Succession in Colonial Algeria, in Nikki R. Keddie, Beth Baron (dir.), Women in Middle Eastern History, Indiana University Press, Bloomington 1992, pp. 254˗274.
[xxx] Pour l’Érythrée voir Silvia Bruzzi, Islam and Gender in Colonial Northeast Africa: Sittī ‘Alawiyya, the Uncrowned Queen, Brill, Leiden 2018.
[xxxi] L’une des rares publications sur les discours et sur les transformations des savants musulmans pendant la période coloniale en Afrique est Muhammad Sani Umar, Islam and Colonialism: Intellectual Responses of Muslims of Northern Nigeria to British Colonial Rule, Brill, Leiden 2006, chap. 4 et 5.
[xxxii] Ceci est vrai pour la plupart des pères fondateurs de nouveaux mouvements soufis, par exemple la Qâdiriyya de Mukhtâr al-Kuntî, ou la Tijâniyya de Muhammad al-Hâfiz. Ces deux fondateurs avaient une femme très capable qui les aidait.
 
 

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Britta Frede, « Le savoir islamique féminin en Afrique. Une histoire oubliée », Oasis, année XV, n. 30, décembre 2019, pp. 25-36.

 

Référence électronique:

Britta Frede, « Le savoir islamique féminin en Afrique. Une histoire oubliée », Oasis [En ligne], mis en ligne le 13 janvier 2020, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/savoir-islamique-feminin-en-afrique

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