Pour que la réforme religieuse puisse se réaliser, elle doit prendre au sérieux la demande de liberté qui a affleuré en 2011. Après des années de violence djihadiste, de sectarismes, de dérives néo-autoritaires, c’est de là qu’il faut repartir. Sinon, on ne repart pas du tout

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:54:33

Le djihadisme, nous en entendrons parler encore longtemps. Mais ce numéro d’Oasis veut aller plus loin, vers un Moyen-Orient qui, après des lustres d’hégémonie culturelle islamiste, s’efforce d’opérer un tournant, s’il est vrai que même en Arabie Saoudite le prince hériter Muhammad Bin Salman annonce un nouveau cours, sur le plan économique et politique mais aussi culturel et religieux. Par-delà les jugements sur la viabilité de la proclamation saoudite, il est difficile toutefois que la réforme religieuse tant invoquée puisse se réaliser véritablement si elle ne prend pas au sérieux la demande qui a affleuré en 2011 : la liberté. Après des années de violence djihadiste, de sectarismes, de dérives néo-autoritaires, c’est de là qu’il faut repartir. Sinon, on ne repart pas du tout, et l’on s’enfonce dans la guerre totale.

 

Cette demande en réalité accompagne tout ce dernier siècle et demi de l’histoire arabe et islamique : depuis le moment où, vers la moitié du XIXe siècle, la pensée réformiste a inscrit au cœur de sa réflexion les limites à poser à l’arbitraire politique. Le texte le plus significatif de cette période, le livre-manifeste du syrien ‘Abd al-Rahmân al-Kawâkibî sur le despotisme, dont nous proposons un extrait dans la section des classiques, restera un point de référence pour les générations suivantes, nourrissant également la théorie politique d’une génération entière d’idéologues et d’intellectuels islamistes.

 

Mais l’antidote que ces derniers suggèrent contre la tyrannie, en l’occurrence un système lié à la loi divine considérée comme la garantie la plus sûre pour la liberté de l’homme, débouche sur l’impasse de la théocratie. Et ainsi, justement en réaction à la pression islamiste, la pensée sur la liberté cherche aujourd’hui de nouvelles voies. L’une d’elles mise sur la rupture épistémologique avec ce que l’intellectuel musulman français Omero Marongiu-Perria définit comme le paradigme de l’hégémonie : une vision du monde en termes de dominant et de dominé élaborée pendant la période médiévale, et qui conditionne encore le droit positif des pays islamiques contemporains. Une variante de cette formule de renouveau est proposée par Emran El-Badawi, directeur exécutif de l’IQSA (International Qur’anic Studies Association) : ouvrir les études coraniques et, de façon plus générale, la production scientifique islamique, aux instruments d’enquête critique modernes lesquels, devant l’hostilité des institutions officielles, se sont installés sur Internet, les réseaux sociaux et les chaines satellitaires.

 

Il y a aussi la solution « laïque », envisagée par ceux qui ne proposent pas nécessairement de nouvelles lectures de l’Islam, mais confient la défense des libertés civiles et politiques aux instruments qu’offre la tradition juridique moderne. C’est ce qu’a fait récemment le président tunisien Béji Caïd Essebsi, en modifiant les normes sur le droit matrimonial et en ouvrant la porte à la parité entre homme et femme dans le droit successoral : décision qui a pris de court, comme le raconte Rolla Scolari dans son reportage, le parti islamique Ennahda. Et c’est aussi la voie que suggère Mohamed-Chérif Ferjani pour une Tunisie qui, après une transition postrévolutionnaire dominée par la bataille culturelle entre islamistes et laïques, discute sur la manière d’appliquer une Constitution dans laquelle coexistent la défense du sacré et la protection de la liberté de conscience. Ce thème de la liberté tient particulièrement à cœur aux chrétiens du monde arabe, qui en ont fait depuis plus de deux siècles leur bannière. Et cela se comprend, puisqu’il y va de leur avenir. Par ailleurs, l’impératif de faire face au pseudo-califat a incité les institutions religieuses officielles, Égypte et Maroc en tête, à parler de nouveau – peut-être avec un surplus de conviction suscité par l’onde de choc de al-Baghdâdî et consorts – de citoyenneté et d’égalité des droits entre musulmans et non-musulmans : thème que Salim Daccache analyse à travers une lecture des documents élaborés dans ce domaine par l’Azhar.

 

Donc le débat existe, mais il a du mal à avancer : non seulement à cause du contexte économique et politique difficile, mais aussi parce qu’il manque toujours une perspective culturelle qui permette de résoudre en une nouvelle synthèse l’alternative aliénante entre tradition et modernité. Problème qu’avait compris, il y a plusieurs dizaines d’années, Muhammad Jâbir al-Ansârî, l’un des philosophes arabes contemporains les plus importants et en même temps l’un des moins connus en Occident. Dès les années 1970, Ansârî voyait dans la culture arabo-islamique une forte propension à surmonter les contradictions et les lacérations à travers un processus de conciliation entre les extrêmes. Si, à l’époque classique, cette tension vers l’unification harmonieuse avait permis l’assimilation de l’apport grec et en particulier de la logique aristotélicienne, la pensée islamique moderne n’est pas encore parvenue à se confronter à fond avec la révolution survenue dans la raison occidentale qui, ayant abandonné l’objectivisme aristotélicien, privilégie la dialectique des contraires.

 

Du reste, dans cette quête d’une nouvelle synthèse, les musulmans ne manquent pas d’instruments ni de ressources. Lors des premiers siècles de l’Islam, théologiens et philosophes se lancèrent dans une réflexion profonde sur le libre arbitre et le rapport entre liberté de l’homme et liberté de Dieu : réflexion que reconstitue en ce numéro l’article de Maria De Cillis. Les actes de l’homme sont-ils libres ou prédéterminés ? Existe-t-il une justice à laquelle Dieu lui-même soit tenu ou l’homme est-il fatalement soumis à une volonté insondable et arbitraire ? Fidèle à la tendance concordiste décelée par Ansârî, l’Islam sunnite élabora une solution de compromis qui visait à sauvegarder à la fois la liberté de l’homme et la toute-puissance de Dieu, mais qui finit par décréter la primauté de la seconde sur la première. Le débat a été rouvert à l’époque moderne, mais pour sauter directement aux conséquences pratiques : la récupération, contre un fatalisme paralysant, d’une libre initiative et d’un dynamisme capables de s’opposer à l’intérieur aux régimes despotiques, et à l’extérieur de résister à la pression coloniale. Et pourtant il n’est pas de véritable libération politique sans un fondement anthropologique adéquat, qui pense l’homme comme sujet libre en relation avec Dieu et avec le monde. Cela aussi, c’est une leçon, encore qu’essentiellement négative, que les printemps arabes nous livrent.

Avec une remarque finale, qui a un poids non indifférent : la réflexion sur la liberté dans l’Islam classique, dont l’épitre attribuée à Hasan al-Basrî et traduite dans la section des classiques est un exemple particulièrement heureux, est née et s’est développée en contact étroit avec la théologie chrétienne, laquelle en retour en a été influencée, comme le montre bien le bref traité Sur la liberté de l’évêque Théodore Abû Qurrah (IXe siècle). Cette conversation s’est ensuite épuisée pour laisser place à d’autres thèmes. Le moment semble venu aujourd’hui de reprendre cette « route brisée », et la meilleure manière de le faire est de débarrasser le terrain des malentendus réciproques. L’article de Mustafa Akyol, que nous avons voulu offrir en ouverture, montre combien cette intuition peut devenir décisive pour notre temps. C’est là un chemin qu’il vaut la peine de reprendre.

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