Une analyse, ne serait-ce que quantitative, de la littérature arabe des années qui ont précédé les manifestations de 2011 aurait montré avec une certaine clarté l’effervescence des sociétés d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient.

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 10:05:37

Une analyse, ne serait-ce que quantitative, de la littérature arabe des années qui ont précédé les manifestations de 2011 aurait montré avec une certaine clarté l’effervescence des sociétés d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Dans la période successive, les écrivains ont surtout essayé de livrer à la postérité les actions et les émotions des soulèvements populaires. Aujourd’hui, si prévaut l’idée d’un avenir angoissant et inhumain, tout le monde ne s’avoue pas vaincu.

 

Pour assister de l’intérieur aux révolutions arabes de 2011, le lecteur européen dispose de deux romans qui, tout en étant extrêmement différents, sont finalement complémentaires : J’ai couru vers le Nil de l’Égyptien Alaa El Aswany[i] et La Syrie promise[ii] de la Syrienne Hala Kodmani.

 

Les différences entre les deux ouvrages sont multiples et aux registres variés ; elles concernent aussi bien leurs auteurs que leurs récits. Alaa El Aswany est probablement l’écrivain arabe le plus connu dans son pays et à l’étranger, Hala Kodmani est journaliste d’investigation pour la presse française. Aswany écrit en arabe, Kodmani en français. Aswany a vécu jusqu’en 2018 au Caire, Kodmani vit à Paris depuis son plus jeune âge. Aswany poursuit la forme du roman réaliste, donnant une voix et une épaisseur à ses protagonistes, qui doivent représenter les différentes âmes de la société au moment historique de la narration. Kodmani, qui en est à son premier et probablement seul roman, invente un genre littéraire hybride : sous la forme d’un échange épistolaire avec son père, décédé depuis quelques années, elle évoque ses propres réactions et celles des autres au fur et à mesure que les rues arabes se remplissent.

 

La complémentarité entre les deux romans réside dans le fait qu’ils s’approfondissent mutuellement. J’ai couru vers le Nil, sorte de fresque sociale photographiée dans l’ici et maintenant, raconte l’euphorie des « dix-huit jours » de la place Tahrir au Caire, et se termine sur les premières dérives et les signes annonciateurs de la contre-révolution à venir. La Syrie promise, en revanche, offre une reconstruction historico-politique plus marquée, suivant en direct depuis Paris la succession frénétique des soulèvements de la Tunisie, de l’Égypte racontée par Aswany, de Bahreïn, de l’Arabie Saoudite, de la Libye, du Yémen, et le 22 mars de la Syrie, pour s’arrêter brutalement le 20 février 2012, lorsqu’il est désormais clair que le régime de Bachar al-Assad ne tombera pas et que les autres régimes commencent à réagir. Dans les deux cas, on aperçoit la volonté d’arrêter l’analyse sur le moment même, comme une invitation à peine voilée à porter l’attention non plus sur les causes nationales, les guerres internes et inciviles qui suivront et l’enchevêtrement complexe des relations internationales en jeu, mais sur les personnes, les citoyens, les gens ordinaires.

 

Malgré leurs différences, les deux romans se rejoignent dans l’intention de leurs auteurs de raconter de l’intérieur des faits souvent mal interprétés par les commentateurs et, plus souvent encore, rejetés trop facilement. Ici, au contraire, ces événements sont présentés comme un jalon de l’histoire arabe dans son ensemble et laissent à penser, bien que discrètement, qu’ils sont destinés à se répercuter dans la longue – voire très longue – durée.

 

 

Le roman en tant que document historique

 

Aswany avait déjà abordé les mêmes sujets dans son précédent roman, Automobile Club d’Égypte[iii], en relatant la lutte de classes dans les années 1940 au sein d’un club prestigieux qui pouvait se vanter de compter le roi Farouk parmi sa clientèle. Mais dans J’ai couru vers le Nil, il choisit de raconter l’actualité. Cet acte de courage lui est reconnu y compris par la critique littéraire, généralement peu généreuse. En effet, Elias Khouri écrivait dans un éditorial publié dans le quotidien al-Quds al-‘Arabî le 9 août 2018 : « J’ai couru vers le Nil est, à mon avis, la seule documentation littéraire complète sur la révolution et sur le destin tragique qui a frappé les jeunes gens tués, emprisonnés et torturés par l’alliance diabolique entre l’armée égyptienne et les Frères musulmans. [...] Ce roman est remarquable pour sa capacité exceptionnelle à recueillir et à documenter les faits, à rendre hommage à la mémoire de la souffrance égyptienne en racontant l’histoire des jeunes de la révolution et la façon dont l’armée et les Frères ont usurpé leurs rêves de changement. [...] C’est un roman révélateur car il fournit une documentation importante sur la révolution de janvier 2011 et sur la nouvelle génération qui a “pris d’assaut le ciel”, alors qu’elle vivait dans un monde politique stagnant où, après de longues années de tyrannie, les seules forces organisées étaient la police secrète, l’armée et les Frères. [...] [Aujourd’hui], la contre-révolution semble avoir réussi à créer une nouvelle tyrannie pire encore que par le passé, enfreignant toutes les conventions humanitaires de façon plus flagrante. Le roman d’Aswany a eu le courage de rompre le silence. C’est pourquoi il mérite d’être lu comme un témoignage de notre temps et des rêves brisés du peuple égyptien ». Aswany met donc en scène les deux générations d’Égyptiens – d’origines et d’orientations différentes – ayant personnellement vécu la révolution au début de 2011, à travers des protagonistes fictifs mais en s’en tenant aux faits réels. La première génération, celle des pères, couvre un large éventail allant du chef des services secrets au chauffeur de la direction d’une usine, du directeur aux ouvriers de l’usine, d’un avocat prometteur ayant ruiné sa carrière en entrant en politique au personnage probablement le plus réussi : Ashraf, l’acteur raté, le bourgeois vivant de ses rentes et qui trouve sa rédemption en observant le déroulement de la révolution sous ses fenêtres. Les mères de cette génération, personnages généralement moins significatifs, tiennent surtout lieu de corollaires et de porte-parole de leurs maris. En revanche, la deuxième génération, celle de leurs fils et de leurs filles, ne connaît pas d’inégalités entre les sexes et tente de surmonter les différences d’origines sociales. La plupart d’entre eux sont instruits, informés et connectés, et s’ils ne le sont pas, ils ont quand même une conscience d’eux-mêmes qui contraste avec la rhétorique traditionaliste. C’est une jeunesse en rupture avec son passé, que ce soit pour désaccord idéologique avec ses parents, ou en raison de l’évolution des conditions matérielles du pays.

 

La Syrie promise, de son côté, retrace l’histoire familiale de l’auteure, en rendant compte de quatre générations. La première est celle de son grand-père paternel et de ceux qui ont traversé la première moitié du XXe siècle, c’est-à-dire les dernières décennies de soumission à l’Empire ottoman et le moment de sa dissolution. La deuxième génération, racontée à la première personne par le père de l’auteure, couvre les années de la lutte pour l’indépendance (obtenue en 1946), l’explosion du panarabisme, les différentes déclinaisons de la modernisation en cours dans le monde arabe, jusqu’à l’instauration d’un État policier ayant pour corollaire la répression de toute opposition. La troisième est la génération de Hala Kodmani et de ses pairs qui ont grandi, à l’intérieur ou à l’extérieur des frontières de la Syrie, dans une sorte de désaffection à l’égard de leur pays ; c’est une génération qui ne redécouvre ses origines que lors du déclenchement des révolutions en 2011 et qui retrouve un profond sentiment d’appartenance et la fierté d’être syrienne et arabe, avec tout le militantisme que cela implique. La quatrième – à laquelle est accordée une large place, comme chez Aswany – est la génération de la jeunesse révolutionnaire, dont on ne soupçonnait pas l’existence de l’extérieur, une jeunesse qui communique sur la toile, qui a trouvé dans Internet et les réseaux sociaux la seule alternative possible pour contourner les lois d’urgence et pour créer virtuellement un espace public de rassemblement, où se rencontrer et se compter. Cette génération s’exprime dans un langage différent de celui de ses prédécesseurs, notamment en ce qui concerne la disparité entre les genres. Dans les deux cas, donc, au moins un point central ressort : l’impact des jeunes générations, qui – ne l’oublions pas – représentent, selon les pays, entre 60 et 70 % de la population totale.

 

En bref, les deux romans donnent un visage et une voix à la situation que les démographes – tout d’abord Philippe Fargues dans Générations arabes[iv] – appellent « la crise de la transition démographique », phénomène qu’ils lient au degré d’alphabétisation de la population, plus précisément lorsque, « dans une société donnée, la moitié des hommes et des femmes âgés de 20 à 24 savent lire et écrire, moment décisif de basculement où la première génération majoritairement alphabétisée arriva à l’âge adulte »[v]. C’est un changement de rythme culturel qui ne peut pas être indolore car il déclenche un processus de déstabilisation des « relations d’autorité dans la famille. La diffusion du contrôle des naissances qui suit la hausse du niveau éducatif ébranle les relations traditionnelles entre hommes et femmes, l’autorité du mari sur son épouse. Combinées ou non, ces ruptures d’autorité produisent une désorientation générale de la société et, le plus souvent, des effondrements transitoires de l’autorité politique [...]. Autrement dit, l’âge de l’alphabétisation et de la contraception est aussi, très souvent, celui de la révolution »[vi].

 

Les jeunes arabes descendus dans la rue en 2011 font partie intégrante de ce processus et il est surprenant que les théories des démographes soient à peine mentionnées dans le débat général. De même que sont rarement mentionnées celles d’une autre catégorie, les chercheurs qui observent de près les mouvements et les changements dans la sphère culturelle[vii] ; depuis des années, dans leurs recherches, ils ont mis en évidence combien la jeunesse arabe paraissait frustrée dans son effervescence, naturellement tournée vers l’universalité, douloureusement en phase avec les temps modernes et les droits/devoirs qui devraient en résulter. En l’occurrence, les rapports sur le monde arabe du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) montraient clairement l’orientation que prenaient les populations.

 

 

Chroniques de la dissidence

 

Cependant, lors des révolutions de 2011 racontées dans J’ai couru vers le Nil et dans La Syrie promise, ce sont principalement les spécialistes de la littérature qui ont trouvé confirmation de leurs attentes. Une analyse, ne serait-ce que quantitative, de la production littéraire arabe au cours des dernières décennies montrait clairement que la réalité avait dépassé les stéréotypes d’alors. Pour démontrer que la dissidence politique a toujours été un fait répandu, il suffisait par exemple de regarder le vaste courant, aujourd’hui « canonique », des « récits de captivité » ; ceux-ci traitent de la détention de nombreux intellectuels arabes – musulmans, chrétiens ou laïcs, sans distinction – ayant passé des mois, parfois des années, entre les quatre murs d’une cellule, à cause de leur opposition explicite aux politiques des gouvernements en place, quand ce n’est pas pour leur simple affiliation aux partis d’opposition. À l’époque, preuve de la continuité du phénomène, le lecteur européen disposait, à titre d’exemple, des œuvres littéraires du Saoudien Abdul Rahman Mounif avec À l’Est de la Méditerranée[viii], du Marocain Abdellatif Laâbi avec Le chemin des ordalies[ix], du Syrien Ibrahim Samuel avec les histoires qui composent L’odeur des pas lourds[x], de l’Egyptienne Latifa Zayyat avec Perquisition ! Carnets intimes[xi] ; ou de celles des Marocains Fatna El Bouih, Aziz El Ouadie, Abdellatif Zrikem et Noureddine Saoudi rassemblées dans le recueil Sole nero. Anni di piombo in Marocco[xii] et de l’Irakien Sinan Antoon avec I’jaam. An iraqi rhapsody[xiii], qui seront suivies, ces dernières années et pour n’en citer que quelques-uns, de La coquille : Prisonnier politique en Syrie[xiv] du Syrien Moustafa Khalifé et Un oiseau bleu et rare vole avec moi[xv] du Marocain Youssef Fadel. En fin de compte, ces ouvrages témoignent que le même processus est en cours dans tous les pays arabes.

 

En outre, la même analyse quantitative montrait que deux autres idées reçues étaient infondées. Pour réfuter l’affirmation dépassée selon laquelle les femmes arabes n’ont pas voix au chapitre, il suffisait de voir comment en quelques années (1995-2000) les fictions écrites par des femmes étaient passées selon les pays de 5-15 % à 50 % des publications. Et pour contrer la certitude profondément ancrée selon laquelle les sociétés arabes étaient irrémédiablement divisées entre une élite aisée et « occidentalisée » et un peuple de petites gens incultes et traditionalistes, un coup d’œil sur les biographies des dernières générations d’écrivains suffisait à montrer qu’une grande partie de la population était composée de jeunes gens instruits et prolétaires, difficiles à cataloguer dans une classe moyenne mais prêts à en assumer le rôle propulseur.

 

Une analyse qualitative de cette production littéraire soulignait également que les femmes écrivains, exactement comme leurs collègues masculins, abordaient dans leurs ouvrages le thème de l’engagement sociopolitique, central dans la littérature arabe contemporaine, à travers une critique sociale serrée qui prenait parti contre la corruption endémique et les traditions sclérosées. Le thème de la sexualité, en particulier, était abordé sous un angle personnel, par la mise en scène de sujets relativement nouveaux comme, par exemple, la sexualité insatisfaite et la trahison des compagnons de lutte et de lit, tout en faisaient parfois des choix clairement individualistes et revendiquant, chacune à sa manière, une prise de distance avec les générations précédentes (une sorte de nouvelle révolte contre pères et mères). Les plus jeunes, en effet, avaient souvent nié toute référence à l’engagement ; elles se tournaient vers les « petits détails du quotidien », se rebellaient contre les canons traditionnels et parlaient explicitement de sexe, faisant place aux sensations et aux plaisirs du corps, aux relations sexuelles et, parfois, homosexuelles.

 

Ce qui a également été remis en question, c’est l’hypothèse selon laquelle l’orientation essentiellement religieuse de la jeunesse arabe serait un fait acquis. Pour le comprendre, il suffisait de jeter un coup d’œil aux registres convoqués par les jeunes écrivains dans leurs œuvres de fiction qui, dans bien des cas, ressemblaient de près aux exploits de la littérature « cannibale » italienne d’il y a quelques années. Du Maroc à l’Irak, de l’Égypte à l’Arabie Saoudite, les jeunes talents arabes étaient déçus de la politique, peu désireux de participer à la sphère sociale, repliés sur l’expérience de soi, inspirés par Internet et le nouveau cinéma et relégués aux marges de l’histoire ; toutefois ils n’avaient jamais cessé de produire des textes souvent de bonne qualité, offrant au lecteur l’occasion d’observer les changements existentiels de la société : considérée comme conservatrice et traditionaliste mais, en réalité, « mondialisée », elle était en proie à ces sursauts identitaires qui résultent – sous toutes les latitudes – d’un changement soudain. Dans ces textes, le lecteur trouve également la confirmation des répercussions sur la vie quotidienne de phénomènes sociaux, politiques, économiques et culturels qui « pré/occupent » l’opinion publique arabe depuis plus de vingt ans : la tendance à paraître plutôt qu’à être, l’acquisition de biens de consommation comme signes extérieurs de richesse, le tourisme de masse, la privatisation dominant le marché du travail, l’appauvrissement culturel, le déclin du sentiment d’appartenance à l’État, l’affaiblissement de l’éthique et de la morale, l’arrivisme exacerbé, la consommation effrénée, parfois même l’exigence d’une écologie salvatrice. En fin de compte, ce sont les sujets que l’opinion publique européenne est habituée à voir mentionnés et commentés dans les articles que la presse consacre régulièrement au cahier de doléances sur les problèmes inhérents à la société de consommation.

 

Ainsi, à la lumière de cette relecture de la production culturelle arabe au tournant du deuxième millénaire, la jeunesse évoquée dans J’ai couru vers le Nil et La Syrie promise, n’est plus un facteur imprévisible de l’histoire ; elle s’affirme comme le produit d’un processus, bien loin d’être apparu du jour au lendemain.

 

 

Un premier bilan

 

Mais s’il est assez facile de lire le passé à travers le prisme du présent, prévoir l’avenir est bien autre chose. Aujourd’hui, à l’occasion du dixième anniversaire des révolutions de 2011, il est possible de tenter un premier bilan de la décennie, malgré les difficultés dues aux longs temps requis par la production littéraire et à ceux, encore plus longs, de la traduction.

 

Dans la période 2011-2012, il est immédiatement apparu que le silence ne convient pas aux révolutions et que, par conséquent, ni le marché de l’édition des pays dans lesquels les révolutions avaient lieu ni celui des pays qui y assistaient de loin ne se tairaient. C’est par exemple le cas de l’Égypte, le pays le plus peuplé et traditionnellement le plus actif dans le domaine éditorial. Dans les nombreuses librairies du Caire (qui ont poussé comme des champignons ces dernières années, alors que la ville avait toujours manqué de commerces indépendants dédiés au livre et à la lecture), comme à la Foire du Livre annuelle (22 janvier / 7 février 2012, la Tunisie étant invitée d’honneur), il y a eu des succès de ventes inhabituels, grâce aux nombreux textes consacrés aux « dix-huit jours » de la place Tahrir. Ce sont des chroniques individuelles le plus souvent, racontées sous forme de journaux intimes, par des écrivains connus (tels que Ibrahim Abdel Meghid, Nawal El Saadawi ou Mekkawi Said) ou par de jeunes auteurs émergents. Si le désir de transmettre à la postérité les émotions et les actions qui avaient animé ces journées cruciales semble en être la caractéristique principale, cette production n’a pris que sporadiquement la forme accomplie d’une docufiction littéraire (Hisham al-Khishin, Ahmed Sabry Abul-Futuh) ou du roman graphique (Ahmad Salim/Rami Habib, Mohamed Hisham Obayah/Hananan al-Kararargi) ; en tout cas, elle s’est révélée si florissante qu’une maison d’édition appartenant au Ministère de la Culture a même consacré une collection entière à la « créativité de la révolution ».

 

Dans l’ensemble, bien qu’il ait payé le prix de son inévitable fragmentation, le marché européen de l’édition a offert au même moment un échantillon plutôt fidèle de ce qui était en train d’être publié en arabe et en anglais. De fait, en Europe comme dans le monde arabe, les textes les plus présents et les plus intéressants furent les chroniques et les journaux intimes quotidiens, les recueils de tribunes qui donnaient un éclairage sur les prodromes des révolutions, les reconstitutions a posteriori des événements, les compositions poétiques, les répertoires de témoignages recueillis en direct et les condensés des billets de blogueurs.

 

 

Entre désenchantement et attente

 

Quant à la littérature arabe dans sa forme la plus achevée – le roman – les dernières années semblent avoir surtout abandonné le thème de la révolution pour enquêter plutôt sur les causes et les effets de son échec. Le roman On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, de l’auteur tunisien Hassouna Mosbahi[xvi], en est un exemple frappant. Il souligne amplement le désordre engendré par la révolution de 2010-2011 et la montée de la violence, tant physique que morale, élevée au rang de paradigme de la fragilité de tout un peuple qui est décrit, avec pessimisme et presque sans rémission, comme faible et immature. Ailleurs, apparaissent des romans dystopiques, mettant en scène un avenir inhumain sans grand espoir de rédemption (c’est le cas, par exemple, en Égypte) et émergent des romans intemporels, décrivant un monde monstrueux, contaminé par des conflits violents et un vide idéologique (c’est le cas en Syrie). Si l’on perçoit un changement, c’est davantage dans la langue que dans les thèmes, davantage dans les langages (le graphisme, la vidéo, la musique) que dans la forme classique du récit.

 

Pourtant, ici et là, paraissent des ouvrages qui semblent poursuivre la tradition du roman historique ou de la reconstruction historique, à travers ce qui donne l’impression d’être un devoir de mémoire, une exhortation, parfois impérieuse, à ne pas oublier. Cela prend des aspects divers et se décline de façons différentes selon le style et la volonté de chaque auteur : mémoire d’un grand et glorieux passé oublié aujourd’hui, mémoire d’événements traumatisants qui pèsent encore sur l’actualité la plus pressante, mémoire des fondements historiques qui expliquent comment nous en sommes arrivés aux drames d’aujourd’hui, mémoire des abus subis à l’époque des protectorats et des mandats ; et surtout, mémoire d’un quotidien serein, laborieusement arraché aux aspérités de la vie mais, précisément pour cette raison, poursuivi avec une détermination obstinée à travers les personnes chères, les amours, les relations intergénérationnelles, à travers les passions et les rêves d’un avenir meilleur. En contrepoint du roman d’Hassouna Mosbahi, l’exemple d’Ali Bécheur, le grand monsieur de littérature tunisienne francophone, est suffisant : dans un roman bouleversant, Les lendemains d’hier, il met en garde : « Un jour on chante, le lendemain on déchante, sauf que le désenchantement dure plus longtemps que l’enchantement, infiniment […] Si la démocratie c’est pérorer sans fin, déblatérer, faire la roue, alors d’accord, pérorons, déblatérons, faisons la roue. C’est trop tôt. Les vaguelettes sont insignifiantes, seules les lames de fond impulsent les mouvements profonds. Attendons »[xvii].

 

Et tandis que nous attendions, nous avons assisté – en 2019 et au début de 2020, dix ans après le commencement des révolutions arabes – à de nouveaux mouvements de protestation de grande ampleur, notamment parmi les jeunes, en Algérie, au Soudan, au Liban, en Irak et ailleurs. De nouveau, nous avons vu les manifestations en bon ordre de garçons et de filles pour la plupart instruits, informés et connectés, porteurs d’une conscience d’eux-mêmes qui contraste avec la rhétorique traditionaliste. Une jeunesse en rupture avec son passé, en raison à la fois de dissensions idéologiques avec ses parents et de la dégradation des conditions matérielles de son pays. C’est une génération qui apparaît en continuité avec les manifestants de 2011, tout comme les manifestants de 2011 paraissaient en continuité avec les générations qui les avaient précédés au cours des nombreux combats pour la liberté.

 

Avec la propagation de la pandémie de Covid-19, la plupart de ces mouvements se sont nécessairement dissous. Cependant, en exacerbant les disparités socio-économiques et les inégalités, le coronavirus a donné lieu à de nouvelles manifestations de rue au Liban, en Irak et dans d’autres pays de la région à l’automne 2020. Timidement en Égypte aussi, et même en Libye.

 

S’agit-il d’une nouvelle vague ou des répercussions de la première ? Pour le savoir, il n’y a qu’à attendre de voir si son histoire sera écrite et comment.

 

 

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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité des auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

 

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Elisabetta Bartuli, « Les révolutions au prisme de la littérature », Oasis, année XVI, n. 31, décembre 2020, pp. 109-118.

 

Référence électronique:

Elisabetta Bartuli, « Les révolutions au prisme de la littérature », Oasis [En ligne], mis en ligne le 16 novembre 2021, URL: /fr/les-revolutions-au-prisme-de-la-litterature

 

 


[i] Édition originale Jumhûriyyat ka’ann, Dâr al-adâb li-l-nashr wa-l tawzî‘, Bayrût 2018. Trad. française de Gilles Gauthier, Actes sud, Arles 2018.
[ii] Actes Sud, Arles 2014.
[iii] Édition originale Nâdî al-sayyârât, Dâr al-shurûq, al-Qâhira 2013. Trad. française de Gilles Gauthier, Actes Sud, Arles 2014.
[iv] Générations arabes. L’alchimie du nombre, Fayard, Paris 2000.
[v] Youssef Courbage et Emmanuel Todd, Le rendez-vous des civilisations, Seuil, Paris 2007, p. 11.
[vi] Ibid., p. 32.
[vii] Voir, à titre d’exemple, Samia Mehrez, Egypt’s Culture Wars, Routledge, London 2008 ; Richard Jacquemond, Entre scribes et écrivains, Actes Sud, Arles 2003 ; Nicolas Puig et Franck Mermier (dir.), Itinéraires esthétiques et scènes culturelles au proche-orient, IFPO, Beyrouth 2007 ; Miriam Cooke, Dissident Syria. Making Oppositional Arts Official, Duke University Press, Durham 2007 ; The Lebanese Association of Women Researchers – Bahithat, Cultural Practices of Arab Youth, vol. XIV (2009-2010) ; Laurent Bonnefoy et Myriam Catusse (dir.), Jeunesses arabes. Du Maroc au Yémen : loisirs, cultures et politiques, La Découverte, Paris 2013.
[viii] Édition originale Sharq al-mutawassit, Dâr al-talî‘a, Bayrût 1975. Trad. française de Kadhim Jihad Hassan, Sindbad, Paris 1985.
[ix] Éditions Denoël, Paris 1982.
[x] Édition originale Râ’ihat al-khatw al-thaqîl, Dâr al-jundî li-l-nashr wa-l tawzî‘, al-Quds 1988. Trad. italienne de Mohammad Mansur et Raffaella Russo, Edizioni della Battaglia, Palermo 1997.
[xi] Édition originale Hamlat taftîsh : awrâq shakhsiyya, Dâr al-hilâl li-l tibâ‘a, al-Qâhira 1992. Trad. française de Richard Jacquemond, Actes Sud, Arles 1996.
[xii] Trad. italienne d’Elisabetta Bartuli, Paola Gandolfi, Letizia Osti et Maria Elena Paniconi, Edizioni Mesogea, Messina 2004.
[xiii] Édition originale I‘ğâm. Dâr al-adâb, Bayrût 2004. Trad. anglaise de Rebecca C. Johnson, City Lights Books, San Francisco 2007.
[xiv] Édition originale Al-Qawqa‘a, Dâr al-âdâb li-l-nashr wa-l tawzî‘, Bayrût 2008. Trad. française de Stéphanie Dujols, Actes Sud, Arles 2007.
[xv] Édition originale Tâ’ir azraq nâdir yuhalliq ma‘î, Dâr al-âdâb, Bayrût 2013. Trad. française de Philippe Vigreux, Actes sud, Arles 2017.
[xvi] Édition originale Lâ nasbah fî al-nahr marratayn, Dâr al-âdâb, Bayrût 2020, non traduit.
[xvii] Éditions Elyzad, Tunis 2017, p. 252, 266.

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