Quand les films anticipient le débat dans le monde islamique et en Occident

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:59:12

Ne jamais demander à un film ce qu’il ne peut donner. Si, récemment encore, pour comprendre quelque chose à l’Islam, nous nous adressions aux films occidentaux, dans l’espoir d’en recevoir quelque indication, même indirecte, aujourd’hui, quelque chose a changé. Le cinéma européen, par ces temps atroces, n’a qu’une question à explorer : notre identité, plutôt que celle de ceux que nous (n’) accueillons (pas). Le rapport avec les immigrés de religion islamique n’est qu’une conséquence. Et de fait, Aki Kaurismäki, qui a remporté à Berlin l’Ours d’argent avec The other side of hope (« L’autre côté de l’espoir »), a un rêve : « Convaincre ne serait-ce que trois personnes que nous sommes tous des êtres humains ». À première vue donc, Khaled, le réfugié syrien qui a fui la guerre, est le protagoniste du film. À Helsinki, où le jeune homme demande asile et cherche sa sœur Myriam, restée dans ce no man’s land que constitue la frontière hongroise, on le repousse. Lui, alors, se cache dans la cour du restaurant « La pinte d’or » que le propriétaire, qui a fui un commerce de cravates et une femme alcoolique, a gagné au poker. Les voilà, les vrais protagonistes : l’homme sans passé, sa gargote, l’embarrassant trio – un cuisinier et deux garçons – qui constitue sa compagnie. Inutile de dire que, après un premier moment de malaise, Khaled se trouvera très bien, exilé parmi les exilés, dans ce qui était naguère le « pays de l’accueil », la Finlande, et qui aujourd’hui n’est plus qu’une enfilade de stations de police, de sinistres bistrots et de rues qui font peur. En somme, ce que peut offrir l’humaniste Kaurismäki, ce sont ses questions d’européens en crise. Et elles sont très différentes de celles que le cinéma des pays islamiques se pose à lui-même.

 

Quelque chose est en train de changer. Et pas seulement à cause de ce qu’on a appelé les révolutions arabes de 2011. Si, hier encore, on estimait, normalement, évident qu’il était difficile, si ce n’est impossible, de se servir de l’expérience directe de l’auteur pour comprendre ce que pensait un Égyptien de l’Égypte ou un Iranien de l’Iran, aujourd’hui, la situation semble retournée. Deux réalisateurs danois mettent la caméra entre les mains d’un garçon du Mali, pour raconter vie, désirs et déceptions des migrants en Europe. Et le film Les sauteurs obtient à Berlin le prix du Jury œcuménique. Il se produit quelque chose d’analogue en Italie, où Il silenzio (« Le silence »), court métrage sur l’accueil que les migrants reçoivent dans les hôpitaux italiens, est confié par le producteur à deux metteurs en scène iraniens, Ali Asgari e Farnoosh Samadi. Peut-être alors, à la lumière notamment de ce retournement, que nous pouvons commencer à poser aux films des pays islamiques des questions fondamentales pour les européens, tenus en échec par la menace du terrorisme : par exemple, en quoi consiste l’autorité dans l’Islam, à qui le fidèle répond-il ? Et qui sait si l’on ne découvre pas que ce sont des questions importantes également pour les spectateurs musulmans, ceux qui, à la fin, comme dans tout le reste du monde, décrètent le succès d’un film, malgré l’imam du moment et ses protestations. Et nous pourrions aussi découvrir qu’aucun système n’est monolithique, que quelque chose peut toujours échapper aux mailles de la censure. Ce semble être le cas du film égyptien Notre maître (Mawlana), de Magdi Ahmed Ali, qui raconte le voyage d’un savant – des prières dans la mosquée à la célébrité télévisée – sous le régime de l’ancien-président Hosni Mubarak. Le film montre, en un langage explicite, la difficulté à renverser la rhétorique religieuse d’un monde marqué par l’amalgame avec le pouvoir séculier et par la tentation fondamentaliste. Cette réalité est décrite dans à travers le contraste entre deux zones : l’écran illuminé sur lequel le prédicateur récite ses réponses cinglantes aux questions du public, et l’espace sombre derrière, où se déroule la lutte véritable pour le pouvoir qui, petit à petit, enserre l’homme dans un étau suffoquant. « Je ne peux dire toute la vérité, mais je fais de mon mieux pour ne parler de rien » dit le cheikh Hatem, dans la tentative de briser le mur de peur et de fiction qu’il trouve devant lui.

 

C’est une technique bien connue de tant d’auteurs qui travaillent dans des régimes autoritaires : parler sans dire, taire les choses qui comptent vraiment par un silence qui souvent est plus assourdissant que les paroles hurlées. Le spécialiste de ce genre est l’iranien Asghar Farhadi dont le dernier film, Le client, a fait l’objet de polémiques et de recettes vertigineuses dans son pays ; et hors de son pays a reçu, avec l’Oscar, l’énième reconnaissance de l’Occident. Dans ce film c’est le silence qui domine. Paradoxal, vu que les protagonistes, acteurs dans une compagnie d’amateurs qui répète la Mort d’un commis voyageur d’Arthur Miller, ne font que parler, sur la scène et chez eux. Le silence de la femme qui a été agressée, on ne sait comment ni par qui, dans le nouvel appartement, le silence du mari humilié, qui se nourrit de soupçons et de vengeances, le silence des voisins qui font semblant de ne rien savoir. Quant à l’autorité, elle reste sur le fond, représentée par un État hostile, capable uniquement d’asséner des censures, et par une religion bizarre, réduite au pathétique imperméable rouge qui, endossé sur la scène, fait allusion à une nudité dont parle le texte américain et suscite uniquement des rires hystériques.

 

Ne sous-évaluons pas le rire, quoi qu’il en soit : parfois, on peut apprendre davantage d’une comédie que d’un séminaire de théologie. Hassan et Morkos (Hasan wa-Morqos), dirigé en 2008 par Ramy Imam, en est un bel exemple. Bien avant les différentes révolutions, le film égyptien affronte le thème du fondamentalisme à travers un jeu des équivoques où Omar Sharif est un musulman dévot et l’acteur Adel Imam un chrétien copte, tous deux menacés par des extrémistes. Contraints à entrer dans un programme de protection, ils échangent leurs identités : le musulman feint d’être chrétien, et inversement, avec des effets que l’on peut imaginer. Le prêtre orthodoxe Bûlus (Paul), devenu musulman en odeur de sagesse, est invité par l’imam du village où il se réfugie. La scène si drôle dans la mosquée, avec les questions des fidèles et ses réponses embarrassées, mérite de figurer dans une anthologie. Question : « Il y a un homme qui est marié à une femme féroce à laquelle il veut enseigner la discipline. Que peut-il faire ? » Réponse du (vrai) imam : « Qu’il l’avertisse ». « Elle n’écoute pas ». « Qu’il refuse de partager son lit ». « Elle n’en est que plus contente ». « Qu’il la batte ». « Elle est très forte, et elle lui donne des coups de pantoufle ». À ce point Bûlus, le faux imam, intervient : « Écoute, mon fils, il y a des femmes qui n’ont pas besoin d’une règle religieuse mais de la prison ». Exultation générale, tout le monde crie « Allahu Akbar ! », on le porte en triomphe. Certes, ce n’est pas une nouveauté que n’importe qui puisse se proclamer ou être proclamé imam. L’Islam ne prévoit pas une autorité unique. Mais le film met en évidence combien celui qui dirige la prière a un pouvoir réel sur la communauté qui se confie à lui, qu’il s’agisse de la barbe longue ou du jeûne, des relations extraconjugales ou de la politique, des enfants et même de se laver les dents. La morale ? Peut-être peut-on rire d’un imam, mais mieux vaut ne pas le mettre en colère.

 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Emma Neri, « Si une comédie explique mieux qu'un séminaire de théologie », Oasis, année XIII, n. 25, juillet 2017, pp. 140-142.

 

Référence électronique:

Emma Neri, « Si une comédie explique mieux qu'un séminaire de théologie», Oasis [En ligne], mis en ligne le 29 août 2018, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/si-une-comedie-explique-mieux-qu-un-seminaire-de-theologie.

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